Troublantes Usurpations
Quand littérature rime avec imposture
Abstract
Representing impostors has been a long literary tradition in the West, as Homer’s portrayal of Odysseus illustrates. Yet it is not until the late 19th century and the 20th century, a period of great ontological and hermeneutic uncertainty, that some texts became so deceptive as to become impostors in their own right: these fictions turned into textual snares that were designed to lure or fool the reader. Fiction is not synonymous with lies or with deception and yet, a reader can be the victim of textual imposture; I would like to lay bare the hermeneutics underpinning that kind of imposture by focusing on some texts by Henry James, E.A.Poe, Philip Roth and Nabokov (among others). Through the close study of these examples, I will explore how and why the portrayal of manipulative characters leads to the production of textual imposture, destabilizing the reader’s interpretation of the text or even putting the reader himself or herself in the position of an impostor.
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1L’imposture est une attitude qui consiste à tromper autrui au sujet de faits, de paroles, d’objets ou de sa propre personne. Elle suppose à la fois une dissimulation du vrai et une exhibition du faux. Cette conduite, moralement condamnable, a retenu très tôt l’attention de la littérature. Ulysse, le premier héros moderne, n’est-il pas un personnage qui travestit son identité, cache son nom et manipule la duperie avec brio ? Certainement. Mais l’Odyssée n’est pas pour autant un texte qui, en lui-même, leurre son lecteur. Si Barthes, cité par Jeandillou, affirmait que toute la littérature peut être vue « comme l’art de la déception » (Jeandillou 200), en se référant au sens étymologique du verbe latin decipere qui signifie « tromper », il convient toutefois de signaler que, à l’intérieur d’une fiction, les notions de faux et de mensonge sont fragiles. Assurément, l’apocryphe, la mystification ou tout ce qui s’apparente aux supercheries littéraires, peuvent donner le sentiment que la littérature est un terrain propice à l’imposture (Jeandillou 200). Mais la duperie, dans ce cas, recourt au texte pour s’effectuer aussi et surtout hors de lui. Il n’en va pas de même dans l’univers fictionnel où les assertions ne peuvent pas relever directement du mensonge et s’affilient plutôt à ce que Jean-Marie Schaeffer nomme une « feintise ludique partagée » (Schaeffer 146), dans laquelle le lecteur sait en toute connaissance de cause que les énoncés sont faux mais accepte de faire comme s’ils étaient vrais.
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1 Voir à ce propos les développements de Jean-...
2Il n’est ainsi pas inutile de préciser que l’imposture n’est pas une notion à proprement parler littéraire. On parle plus volontiers de mystification, de canular ou d’apocryphe. Ces pratiques sont indissociables de la manière dont elles affectent conjointement l’auteur et le texte1. Dès que le texte est un faux ou que sa signature est mensongère, la mystification opère à partir d’une convergence entre le nom, le statut du texte et la lecture qui en est faite. Elle ne fonctionne donc pas uniquement depuis le contenu du texte seul : elle s’enracine en premier lieu dans le réel, en falsifiant des données qui définissent l’œuvre et l’auteur. La stupéfaction qui résulte de tels dispositifs tend de la sorte à occulter celle qui peut naître lorsque l’imposture ne se déroule qu’au sein d’une fiction sans perturber le statut du texte et de l’auteur. Les mystifications laissent en effet de côté de très nombreux textes imposteurs, comme The Figure in the Carpet de James ou Despair de Nabokov. Ces œuvres ne sont pas des supercheries : elles n’en sont pas moins des fictions trompeuses. Leur force de sidération et leur faculté à nous berner n’est cependant pas minimisée parce que le lecteur sait pertinemment qu’il s’agit de fictions. Ne pas en passer par les mystifications permet dès lors de percevoir plus distinctement la façon dont une imposture uniquement textuelle peut malgré tout nous affecter. Car c’est lorsque littérature rime avec imposture que l’on discerne le mieux la manière dont la fiction recèle de redoutables pouvoirs d’imposture qui n’ont pas à être effectifs dans le réel pour conditionner nos relations aux textes et dérouter tout ce que nous tenions pour des assurances. Il importe donc d’envisager pour eux-mêmes les textes de fiction imposteurs, présentés comme des fictions, afin de se demander comment et pourquoi ils peuvent être le lieu d’une imposture.
3Il convient, au préalable, de préciser un peu mieux ce que l’on peut entendre par imposture. La première remarque sera peut-être déceptive : l’imposture, parce qu’elle est une conduite plurielle et louvoyante, ne peut être définie de manière trop stricte. On dira alors qu’elle revient généralement à faire prendre quelque chose ou quelqu’un pour ce qu’il n’est pas. Telle est la raison de l’incroyable diversité des visages de l’imposteur qui peut être un menteur, un faussaire, un criminel ou un tricheur. Mais l’imposture peut tout aussi bien affecter les représentants de l’ordre et du savoir, comme le montre l’exemple du détective dans le roman à énigme ou de certains psychanalystes dans des récits comme ceux de Nabokov ou dans La Coscienza di Zeno d’Italo Svevo. On comprend ainsi à quel point l’imposture est aussi une forme de contestation. Celui qui s’y livre veut prendre une place ou une identité qui ne lui appartiennent pas. Par ce geste, il n’est pas seulement la victime passive d’une maladie : il est le porteur d’une protestation contre l’ordre établi, contre le monde et ses hypocrisies, contre les assignations identitaires.
4Il est toutefois impossible de superposer strictement les impostures qui se déroulent dans notre monde et celles qui ont lieu dans les fictions. Deux écarts importants méritent d’être signalés sur-le-champ. Le premier est que, contrairement à ce qui se passe dans notre monde, l’imposture littéraire, pour exister aux yeux du lecteur, voire agir sur lui, doit être signalée d’une manière ou d’une autre. Le texte imposteur avance masqué en montrant son propre masque, comme le souligne Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture (Barthes 95). Il est confronté à la nécessité de dire ce qui ne peut pas être dit, de faire suspecter un secret sans le dévoiler. Le deuxième écart par rapport au monde réel est que les œuvres ne dénoncent pas systématiquement les imposteurs selon des exigences et des valeurs morales. Au contraire, elles font souvent de l’imposteur un personnage fascinant et qui, malgré certaines ambiguïtés, est valorisé en raison de son talent, de son audace et de sa force de contestation. En creux, se devine un éloge de l’imposture en raison de sa capacité à s’arracher aux prisons de l’être et du Moi, de son pouvoir à empêcher de figer les choses dans leur identité. Il y a là un potentiel de renouveau qui pourrait bien caractériser la littérature elle-même quand elle donne dans la tromperie.
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2 On se retrouve ainsi dans la situation appel...
5Assurément, on pourrait hasarder que, dans une certaine mesure, la fiction est toujours une forme d’imposture puisqu’elle n’est pas vraie. Mais ses mensonges, nous l’avons dit, relèvent d’une « feintise ludique partagée » selon la définition qu’en donne Jean-Marie Schaeffer (Schaeffer 146). Ils ne sont pas dissimulés mais avoués, et le lecteur consent à faire comme s’ils étaient vrais tout en sachant fort bien qu’ils ne le sont pas. C’est de cette situation que jouent des textes comme Le Bavard de Des Forêts ou Despair de Nabokov en posant l’existence de vérités fictionnelles qu’ils finissent par contester. Le mensonge est sans cesse dévoilé mais avec une telle exubérance qu’on en arrive à une négation de la « feintise ludique partagée ». En effet, le lecteur n’est plus en mesure de savoir ce qui est vrai ou faux, ce qui est un mensonge, une vérité ou la négation d’un mensonge. Quand les personnages lui confient qu’ils ont menti, rien n’assure qu’ils ne mentent pas encore2. La lecture est alors une lecture inquiète et sur le qui-vive, une lecture où vous perdez le contrôle sur le texte et le savoir, où les notions mêmes de vérité et de mensonge perdent de leur pertinence.
6C’est donc en reprenant et déplaçant certaines interrogations qui étaient au cœur d’une trilogie (En toute mauvaise foi en 2015, Qui a peur de l’imitation ? en 2017 et Pouvoirs de l’imposture en 2018) que je voudrais envisager ici la manière dont la littérature est passée d’une mise en scène de l’imposture, notamment à travers ses différents représentants que sont les menteurs, les faussaires, les joueurs, les criminels et les psychanalystes, à l’imposture du texte, afin d’en démêler les raisons et les effets.
Imposture et crise de l’identité
7Pour commencer, il est indispensable de stipuler que l’imposture a une histoire. Si elle est une conduite qui, de tout temps, a existé, avec des variations liées aux différents cadres de pensée et contextes socio-historiques, sa place dans la littérature n’a pas toujours été la même. Très tôt, les œuvres se sont penchées avec intérêt sur son cas. Souvenez-vous qu’Ulysse n’est pas en reste lorsqu’il s’agit de déformer la vérité, de berner ses adversaires et de dissimuler son identité. Quand le cyclope lui demande son nom, il lui rétorque qu’il s’appelle « Personne ». Cette proclamation vaut comme l’affirmation d’une nouveauté radicale d’un personnage désormais apte à maquiller son intériorité, à troquer son nom et son identité, voire à s’en délester. Être personne, c’est être rien mais c’est surtout la promesse de pouvoir être n’importe qui, de pouvoir changer d’identité au gré des envies, des besoins et des circonstances. Rien à voir donc entre Ulysse et Achille par exemple qui, plus enfermé dans le statut traditionnel du personnage, est incapable de mentir et le fait savoir haut et fort. Malgré cela, Homère n’ira pas plus loin : l’homme aux mille ruses pratique une imposture moralement légitime, justifiée par ses objectifs. Au surplus, quand Ulysse se fait l’aède de ses propres aventures, il est un poète sincère dont la parole se déploie en toute transparence sans leurrer personne. Littérature ne rime donc pas encore avec imposture. Giono en a pris acte dans sa réécriture des aventures d’Ulysse, Naissance de l’Odyssée, où il interroge une zone restée dans l’ombre chez Homère : Ulysse ne serait-il pas lui-même à l’origine du récit qui raconte sa vie ? Si tel est le cas, son récit peut-il être considéré comme une version objective des événements, un témoignage honnête ? Giono n’y croit pas une seconde puisque ce texte provient de celui qu’on appelle l’homme aux mille ruses. La plus fourbe d’entre elles est celle-ci : inventer l’Odyssée pour justifier, auprès de son épouse et des habitants d’Ithaque, son absence de vingt longues années durant lesquelles il n’a fait que prendre du bon temps. Ulysse invente ainsi toute la littérature occidentale en la fondant sur le mensonge et l’imposture.
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3 Sur la notion de narrateur non fiable, voir ...
8Reste toutefois que le récit de Giono prétend mettre à nu une imposture et n’entend nullement la réverbérer dans sa structure. Son personnage d’Ulysse annonce le narrateur non fiable sans que Naissance de l’Odyssée applique ce principe dans son mode de narration3. Mais entre ces deux Ulysse se devine quand même le parcours qu’a connu la littérature qui a progressivement mobilisé des dispositifs de plus en plus élaborés pour prendre les lecteurs au piège. Après les mystifications et les antiromans des XVIIe et XVIIIe siècles, c’est entre le XIXe et le XXe siècle qu’une étape essentielle est franchie. Cette période s’accompagne d’une crise du sens, des certitudes, de la lisibilité du monde, à laquelle répond une « fièvre enquêtrice » (Kalifa 4) ainsi que le développement du « paradigme de l’indice » (Ginzburg 3), dans les sciences humaines. L’herméneutique est plus que jamais centrale mais plus que jamais fragile, et c’est dans ces conditions que le texte se fait de plus en plus volontiers imposteur. Le pouvoir des œuvres à donner du sens au monde et du lecteur à déchiffrer les textes n’est plus une évidence face aux impostures, de sorte qu’une forme très singulière de lecture se développe : l’enquête. Ces deux aspects sont intimement liés puisque la moindre imposture engendre des soupçons et commande une forme d’investigation qui est aussi celle d’un lecteur qui revêt le costume de l’enquêteur. C’est de la sorte que l’imposture transforme radicalement non seulement notre rapport au monde mais aussi notre rapport aux œuvres et notre manière de lire, en défiant nos facultés de déchiffrement.
9On observe ainsi comment l’entrée en scène de l’imposture textuelle ne se place pas d’abord sur un plan éthique mais sur un plan herméneutique, alors qu’une évaluation morale de l’imposture prédominait généralement jusque-là. Ce phénomène est renforcé par la naissance d’un genre nouveau qui associe résolument imposture et enquête : le roman policier. Son essor est très certainement le signe d’une nécessité de l’investigation dans un monde où les assurances se lézardent, où les identités vacillent, où l’imposture gagne.
Contre l’herméneutique du lecteur
10Placer l’imposture textuelle sur le terrain de l’herméneutique semble d’ailleurs encouragé par la naissance d’une sorte de mythe qui accompagne le polar : la fiction s’arroge des pouvoirs d’élucidation dont la pertinence ne se limiterait pas à la seule littérature. Face au détective génial, qui triomphe là où la police échoue, le lecteur est invité à croire que la méthode mise en œuvre pourrait s’appliquait au monde dans lequel il vit. Le savoir s’affiche comme éclairant et univoque, imposant une unique vérité contre les impostures. En témoigne « The Mystery of Marie Rogêt » de E. A. Poe (1842) où le détective fictif qu’est Dupin aurait résolu une affaire réelle que la police, elle, n’avait pas réussi à démêler. La situation est hautement révélatrice : à la rivalité mise en place entre le détective et la police officielle, s’ajoute désormais une concurrence fascinante entre le réel et la fiction.
11Mais la conception du récit policier chez Poe est plus complexe que cela. On le devine notamment quand on prend garde que l’écrivain propose ailleurs un magnifique éloge de l’escroquerie, qu’il érige en fondement même de la nature humaine. On s’en assure plus encore en observant qu’il ouvre sa célèbre nouvelle « The Purloined Letter » (1844) par une épigraphe frauduleusement attribuée à Sénèque. La voici : « Nil sapientiae odiosius acumine nimio », ce qui signifie « Rien n’est plus haïssable à la sagesse que d’excessives subtilités ». Il est d’abord possible de lire cette citation en accord avec l’intrigue, fustigeant donc la subtilité excessive des policiers et des lecteurs qui leur fait chercher la lettre volée ailleurs que là où elle se trouve, à savoir bien en évidence sous leur nez. Cette cohérence serait d’ailleurs renforcée par le fait que l’épigraphe reproduit elle-même le mécanisme de l’aveuglement issu de l’extrême visibilité, non pas cette fois d’une missive, comme dans la nouvelle, mais de la citation elle-même dont le lecteur ne s’avise pas qu’elle est fausse parce qu’elle est sous ses yeux et présentée comme vraie par l’œuvre. Il est toutefois possible de se demander si les « excessives subtilités » ne sont pas aussi et surtout celles de Dupin et de son raisonnement. Dans ce cas, le texte désignerait son propre masque : il jetterait le doute sur la pensée de Dupin et laisserait entendre que celle-ci n’est qu’une construction fictionnelle qui n’aurait pas de validité hors de la sphère de la littérature. Impossible alors de prêter une foi aveugle à la résolution proposée par Dupin. Le texte doit aussi être l’objet de soupçons, être lu avec distance, car il est, si ce n’est effectivement mais au moins potentiellement, le lieu d’une imposture minimale où l’on fait croire que l’enquête fictionnelle pourrait tout à fait s’appliquer à la réalité.
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4 Plus largement, sur le roman policier, nous ...
12Un regard attentif sur les récits d’Agatha Christie et de Conan Doyle montre d’ailleurs que, contrairement à une idée reçue, en particulier dans certaines déclarations d’Alain Robbe-Grillet (Robbe-Grillet 16), il ne s’agit pas uniquement de textes fermés, qui feraient triompher un sens unique et qui penseraient notre rapport au savoir et à la vérité comme monolithique4. Poirot dans Murder on the Orient Express, au lieu de nous fournir la traditionnelle solution à l’enquête, émet deux hypothèses sans trancher entre elles. La conséquence n’est pas négligeable : cette ambiguïté signale aussi que la révélation finale est une construction intellectuelle qui s’apparente à un récit inventé par le détective et qui pourrait bien être une fiction (Eco 264, 274-285). Ten Little Niggers va peut-être plus loin encore puisqu’il fait disparaître de son intrigue ce qui définit le genre du roman à énigme : l’enquête. De sorte que le dénouement ne repose plus que sur les aveux du meurtrier. Pouvez-vous lui prêter foi ? Vous savez qu’il est un imposteur qui a trompé les autres personnages pour les tuer et qui vous a menti pour vous leurrer. Dans The Murder of Roger Ackroyd, c’est le narrateur qui se révèle être le coupable. Au-delà d’un dispositif destiné à ménager un puissant effet de surprise, il semble que cette incrimination introduise surtout la tromperie à l’intérieur même de la parole littéraire, qu’elle ouvre une faille dans la relation au lecteur qui ne peut plus se baser sur la confiance. Le texte lui-même peut désormais se faire imposteur.
13Ten Little Niggers et The Murder of Roger Ackroyd apparaissent ainsi comme des formes extrêmes d’un état que le polar s’évertue à maquiller : il est le genre par excellence de la mauvaise foi, voire de l’imposture. Il ne fonctionne qu’en dissimulant la vérité et les indices essentiels pour vous tromper. Une fois cela admis, la confiance avec le texte est irrémédiablement ébranlée. La lecture ne se fait que dans la suspicion et la rivalité du lecteur avec le texte, le détective et l’auteur. Ce dispositif est au cœur de tous les récits imposteurs qui sapent le contrôle du lecteur sur le sens, défont son autorité, se gardent le monopole du savoir et rêvent de mainmise sur le lecteur.
14Pour y parvenir, un nombre considérable de textes du XXe siècle s’attelle à faire dérailler l’enquête en la confrontant à des phénomènes d’imposture démultipliés. Ils s’attaquent de la sorte résolument à l’idée qu’une investigation puisse être un mécanisme assuré de révélation d’une vérité et d’un savoir. Au vu de toutes les incertitudes et ambiguïtés qui y prévalent, le lecteur a le sentiment que l’enquête n’est plus qu’une sorte d’attitude factice destinée à se rassurer en donnant un sens au monde et aux événements alors qu’ils en sont dépourvus. En lisant ces œuvres, vous vous engouffrez dans des dédales où les indices grouillent, où les hypothèses naissent sans s’imposer et où, parfois, aucune vérité ne triomphe, comme dans The Crying of Lot 49 de Thomas Pynchon où on ne connaîtra pas le fin mot de l’histoire.
15Despair de Nabokov constitue à ce titre presque un cas d’école : l’histoire raconte comment Hermann, rencontrant un vagabond nommé Felix, est persuadé qu’il s’agit de son double. Il se met en tête de l’éliminer, afin de simuler son propre assassinat et de recevoir l’argent d’une assurance. Mais un coup de théâtre vous attend : Felix, en réalité, ne lui ressemble pas le moins du monde. Or, si l’imposteur s’est trompé, cela n’est possible qu’à la faveur d’une autre méprise : la vôtre. Celle-ci est certes symétrique à l’erreur d’Hermann. Mais elle ne repose pas sur les mêmes causes : elle ne provient pas d’une sorte d’hallucination de votre conscience mais d’une machination programmée par le texte lui-même. Le plus fourbe dans l’affaire est que c’est le goût pour l’imposture et le mensonge d’Hermann qui permet l’entourloupe. Celui-ci ne cesse de dénoncer ses propres boniments et les ficelles mensongères de tous les récits, y compris du sien. C’est de la sorte qu’il en vient à camoufler la ficelle principale du roman : sa propre erreur, soigneusement dissimulée pendant tout le texte. La conséquence est donc bien que l’imposture et le mensonge dont il est question dans le monologue fonctionnent comme un écran de fumée qui cache à merveille l’imposture et le mensonge du texte. Notre méprise ne porte pas seulement sur l’identité du coupable et de la victime : elle porte sur l’identité de la voix narrative et du texte, comme dans The Murder of Roger Ackroyd.
16Certains indices avaient pourtant été éventés. Le monologue obsessionnel d’Hermann se caractérise en effet par l’abondance des déclarations où le personnage entend réaliser un chef-d’œuvre de l’imposture. Il ne cesse de se poser en artiste qui compose une œuvre, associant de manière répétée et insidieuse, l’art, le crime et l’imposture. Il repère par exemple ces trois tendances dès sa jeunesse qui contenait, selon lui, la possibilité de produire un « malfaiteur de génie » : « the possibility of producing a lawbreaker of genius » (Nabokov 1934/1965, 48) Plus encore, après la réalisation de son forfait, Hermann entreprend enfin ce qui lui tient à cœur depuis le début : sa mue en écrivain. Il décide de coucher par écrit le récit que nous lisons qui sera le prolongement textuel de l’imposture qu’il a réalisée dans son existence. Toute la fin du texte est ainsi consacrée au travail de relecture et de correction du manuscrit par Hermann. Mais nous ne nous doutons pas un instant que, pour être effectif, ce chef-d’œuvre a besoin d’une dernière victime : le lecteur. Si ce n’est qu’un ultime doute est possible. Au vu de tous les mensonges du narrateur, vous n’êtes pas infondés à vous demander si la solution proposée, à savoir la méprise d’Hermann, est tout à fait assurée. Pouvez-vous faire confiance au narrateur imposteur ? Le dénouement ne pourrait-il pas être une nouvelle fraude, uniquement destinée à changer son manuscrit en chef-d’œuvre de l’imposture ? Le lecteur a l’impression qu’il doit bien contresigner cette pétition de principe d’Hermann qui avait assuré que toute œuvre d’art est une tromperie : « every work of art is a deception » (Nabokov 1934/1965, 178). Il n’aurait d’ailleurs pas tout à fait tort de suspecter le romancier lui-même s’il prend la peine de comparer certaines déclarations de l’imposteur avec certains propos de Nabokov dans ses préfaces. Dans Despair, Hermann met en place une conjonction de trois terrains particulièrement propices à l’imposture : le crime, l’art et le jeu. Il déclare : « My accomplishment resembles a game of patience, arranged beforehand; first I put down the open cards in such a manner as to make its success a dead certainty; then I gathered them up in the opposite order and gave the prepared pack to others with the perfect assurance it would come out » (Nabokov 1934/1965, 122). Qu’est-ce à dire ? Qu’Hermann, rêvant d’une œuvre en forme paquet de cartes, manipulable et manipulatrice, adopte ici la posture de Nabokov qui est notamment la sienne dans les avant-propos de The Defense (Nabokov 1964, 7-11) et King, Queen, Knave (Nabokov 1968, x-xi) où le romancier pense ses récits comme des parties de cartes ou d’échecs qu’il joue contre certains de ses lecteurs, en particulier ceux de la délégation viennoise à qui il tend des pièges. Hermann, pour sa part, comparera les journalistes, qui se sont leurrés sur son plan, qui n’ont pas su reconnaître son génie, à des critiques littéraires : « In getting into their heads that it was not my corpse, they behaved just as a literary critic does, who at the mere sight of a book by an author whom he does not favor, makes up his mind that the book is worthless » (Nabokov 1934/1965, 191). Avec l’imposture, la lecture n’est plus accueil et bienveillance. Elle est avant tout ruse et rapport de force.
La textualisation de l’enquête
17Les fictions de l’imposture sont donc bien des textes de lutte et de rivalité où vos efforts ne portent pas seulement sur l’intrigue mais sur les propriétés du texte lui-même. C’est la lecture elle-même qui se fait épreuve si bien que de nombreuses œuvres se sont engagées dans une textualisation de l’enquête où les personnages s’évertuent à décrypter les mystères d’une œuvre. Cette mise en abyme extrêmement fréquente, où vous contemplez les raisonnements impuissants de lecteurs-enquêteurs face à des textes obscurs, est révélatrice du rapport que l’imposture établit au XXe siècle avec vous.
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5 Sur cette question, voir en particulier Le R...
18Ce que j’ai appelé dans Pouvoirs de l’imposture un virage textualiste se prépare en réalité avec le roman à énigme qui recourt volontiers à des mises en abyme de son lecteur pour susciter sa démarche d’investigation, la mettre en tension avec celle du détective et la faire échouer (Decout 2018, 149-155). Dupin, Poirot et Holmes, grands lecteurs devant l’éternel, dénouent parfois certaines énigmes à l’aide de textes. Mais il y a plus symptomatique encore : ils font volontiers des affaires sur lesquelles ils enquêtent de simples problèmes textuels. Exemplaire en est encore une fois « The Mystery of Marie Rogêt » où Dupin adopte une attitude qui suscitera bien des imitateurs par la suite : il reste cloîtré chez lui et ne se rend pas sur place pour enquêter. À la place, il lit. Quoi ? Des coupures de presse qui détaillent l’affaire. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut tout simplement dire que l’enquête n’a pas besoin d’être une investigation de terrain, l’enquête est avant tout une lecture. Cette synonymie surprenante entre lire et enquêter ne peut manquer d’impliquer aussi l’attitude du lecteur confortablement installé dans son fauteuil5. Car avec « The Mystery of Marie Rogêt », le lecteur est plus que jamais placé sur un pied d’égalité avec l’inspecteur : il lui suffit, comme Dupin, de lire les textes qui sont reproduits dans le récit. À partir de là, l’enquête se textualise, aussi bien pour le détective que pour le lecteur, et elle donne toute licence à l’imposture pour être une imposture purement textuelle. C’est ce qui arrivera à l’un des descendants de Dupin, Lönnrot, dans « La muerte y la brújula » de Borges. Se réclamant explicitement de l’inspecteur de Poe, il reproduit sans le dire l’attitude qui est la sienne dans « The Mystery of Marie Rogêt » : il délaisse l’affaire réelle au profit de textes de la mystique juive au motif qu’un rabbin fait partie des victimes. Mais, contrairement à son illustre prédécesseur, un mauvais tour l’attend : l’énigme était un coup monté qui s’appuyait sur la passion pour la lecture de Lönnrot et qui le conduit à être assassiné. Le lecteur est prévenu : lire le texte, enquêter sur lui, lui faire confiance, sont le plus sûr moyen d’être le jouet d’une sournoise imposture.
19Le véritable précurseur de cette insistante textualisation de l’enquête et de l’imposture me semble être Henry James avec The Figure in the Carpet (1896). Dans ce récit, le grand écrivain Hugh Vereker certifie au narrateur que, comme tous ses lecteurs, il n’a pas épinglé ce qui donne toute sa profondeur à son œuvre : un secret, caché de textes en textes, aussi dissimulé et inextricable qu’un motif dans un tapis persan. Sur le champ, le narrateur, son ami Corvick et sa fiancée, se lancent dans une inlassable traque de ce motif. Au terme du récit, nous ne saurons pas quelle était la clef de l’énigme. Plusieurs enseignements me semblent pouvoir être tirés de ce texte.
20Le premier est la manière dont il adopte la forme du récit de détection mais en déplaçant cette fois explicitement le mystère à l’intérieur d’une œuvre qui est devenue l’enjeu exclusif de l’investigation. On voit ainsi comment le récit a pris acte du fait que le roman policier était avant tout un défi interprétatif lancé au lecteur, une mise à l’épreuve extrême de ses capacités à déchiffrer, à lire et à donner du sens.
21Le second enseignement tient au statut de l’auteur. La particularité de The Figure in the Carpet est qu’aucune supercherie n’y est révélée. Seulement, un doute inévitable vous harponne : y avait-il réellement un motif camouflé dans les œuvres de Vereker ? Comment le savoir puisque l’allégation provient de l’auteur lui-même et que l’enquête n’a pas abouti ? De sorte que The Figure in the Carpet fait un pas de plus vers l’imposture par rapport au Murder of Roger Ackroyd : ce n’est plus le narrateur qui est un imposteur mais l’auteur qui pourrait bien en être un. Par ailleurs, il faut noter que c’est l’écrivain lui-même qui incite ses lecteurs à se livrer à une investigation policière sur ses œuvres. Il pourrait bien désirer l’imposture pour établir une relation de tromperie avec ses lecteurs.
22Le troisième élément remarquable est que le texte pourrait être le lieu d’une double imposture. Car à l’imposture possible de Vereker et de ses textes face aux personnages que sont ses lecteurs, pourrait s’ajouter l’imposture du récit lui-même face à nous. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas pu lire et enquêter. Les œuvres de Vereker sont en effet au cœur du récit mais sans y être citées. On en parle sans cesse mais vous ne pouvez pas les lire, même pas les entrapercevoir, contrairement aux articles de presse dans « The Mystery of Marie Rogêt ». Les allusions à leur contenu, à leur forme, à leurs personnages sont tellement vagues qu’il est impossible de s’en faire la moindre idée. Nous sommes tenus de nous fier à la parole du narrateur, aux déclarations des personnages enquêteurs et de Vereker. C’est donc cette fois le texte de James en lui-même qui pourrait bien nous avoir bernés.
23À partir de là, les expériences autoréflexives de la modernité vont raffiner à l’extrême toute une veine de récits sur des lecteurs-enquêteurs, subjugués par des textes et victimes d’impostures, comme dans de nombreux textes de Borges, dans Lolita de Nabokov, L’Emploi du temps de Butor ou « 53 jours » de Perec. Systématiquement, le texte résiste au déchiffrement du lecteur et entête. Tous ces personnages sont tenus par une peur obsessionnelle : mal lire. Ne pas réussir à faire du texte la clef du réel dans lequel ils luttent contre des doutes et des mystères. Et une deuxième crainte s’ajoute à la première : que le texte ne soit que lui-même, qu’il ne recèle pas de double-sens et qu’il ne permette pas d’éclairer le monde. Bref que le texte ne contienne aucune imposture. Cette relation troublée aux œuvres prend donc la forme d’un paradoxe : pour combattre les impostures du réel, les personnages ont besoin des impostures du texte. Il pourrait aussi bien exister en nous, en chaque lecteur, un puissant désir de l’imposture que la littérature parvient à mettre au jour en nous le faisant éprouver grâce aux textes imposteurs.
Le lecteur imposteur ?
24C’est pourquoi il est assez évident que, la littérature n’étant jamais en reste en matière de fourberie, si on vous a fait trembler à plusieurs reprises en vous prenant au piège, on ne vous fera pas le plaisir de vous laisser croire que vous êtes malgré tout préservé des séductions de l’imposture. Car le dernier stade de l’invasion de la littérature par l’imposture est certainement celui où le lecteur lui-même se fait imposteur. Après avoir incriminé le narrateur, le texte et l’auteur, voilà donc une dernière possibilité pour la littérature qui redessine ainsi radicalement notre relation aux œuvres, non plus à partir du texte ou de l’auteur, mais à partir de nos propres pulsions lectrices.
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6 Pour une étude de ce phénomène et ces œuvres...
25Les impostures des personnages-lecteurs sont le plus souvent animées par deux passions tenaces : un amour sans borne pour l’auteur et son œuvre et une rivalité avec eux. La métamorphose du lecteur en imposteur a alors très souvent un objectif unique qui est de prendre la place de l’auteur, de s’approprier la paternité de son œuvre. Deux cas de figure sont discernables au sein de cette configuration particulière : le désir du lecteur-imposteur peut viser à rectifier l’œuvre passée d’un auteur ou à influencer son œuvre à venir. Deux exemples particulièrement retors permettront d’observer ces phénomènes : Pale Fire de Nabokov et Operation Shylock de Philip Roth6.
26Pale Fire de Nabokov se présente comme le commentaire fictif, par un certain Kinbote, d’un poème imaginaire, « Pale Fire », de John Shade. Le récit s’organise autour de la confrontation entre la parole de l’auteur et celle de son lecteur. L’étude proposée par Kinbote dévoile les dessous d’une imposture valorisée : Kinbote y laisse entendre qu’il pourrait être le monarque en exil de Zembla, vivant sous une fausse identité pour échapper à un tueur à gage appelé Gradus. Tel est le cœur de son analyse qui le conduit à dénaturer progressivement le poème de Shade en y révélant tout un ensemble d’allusions à sa propre situation. Une fois n’est pas coutume, ce n’est donc pas le texte de Shade qui manipule son lecteur mais le lecteur qui manipule le poème et, partant, son propre lecteur.
27La première chose à observer dans le commentaire de Kinbote est qu’il délaisse assez rapidement les codes en usage dans ce genre d’ouvrages savants. Ses notes sont plus volumineuses que le poème et nombre d’entre d’elles ne l’étudient que de loin, se contentant de raconter les aventures de Kinbote lui-même et ses relations avec Shade. La démonstration du lecteur a ainsi un objectif souterrain qu’on devine peu à peu : prouver que « Pale Fire » n’a qu’un seul sujet, l’existence de Kinbote lui-même. Kinbote s’érige alors progressivement en inspirateur, voire en auteur, du texte. Mais le constat saute aux yeux : Kinbote lit et déchiffre le poème à partir d’une véritable jalousie à l’encontre de Shade. C’est le désir de faire coïncider l’œuvre avec ses fantasmes qui conduit le lecteur à pratiquer une lecture fondée sur l’imposture.
28Le caractère frauduleux de l’interprétation proposée par Kinbote s’exacerbe peu à peu puisqu’il relate des événements dont on peut suspecter qu’ils ne se sont pas déroulés comme il les raconte. C’est notamment le cas de la tentative d’assassinat de Kinbote par Gradus où Shade aurait trouvé la mort par erreur. Car on a surtout le pressentiment que ce Gradus, dont certains pensent qu’il s’agit d’un malade mental échappé d’un asile des environs, pourrait bien n’être qu’un masque de Kinbote lui-même, d’autant mieux que son nom, en zemblien, se traduirait par « regicide » (Nabokov 1962, 632). La conséquence est de première importance : le lecteur-imposteur a bien tenté de tuer métaphoriquement le roi qu’est l’auteur, en prenant sa place grâce à sa lecture tendancieuse du poème, et il aurait pu, en dissimulant son identité, l’assassiner réellement. La mort de Shade, en raison de la concurrence avec son lecteur, est aussi une mort symbolique qui désigne la mort du texte sous les déformations que lui inflige son lecteur quand il ruse avec l’œuvre et se fait imposteur pour créer ses propres fictions. C’est bien, cette fois, non pas dans la parole de l’auteur mais dans celle du lecteur que l’imposture a élu domicile. Vous devez l’admettre : lire n’est pas toujours coopérer sincèrement avec un texte. À partir du moment où vous donnez carte blanche à vos passions et fantasmes, votre lecture peut biaiser avec le texte, le malmener et le falsifier sans vergogne.
29Operation Shylock de Philip Roth déplace lui aussi la question de l’imposture du côté du lecteur, mais s’oriente cette fois vers les œuvres futures du romancier. Le récit narre d’abord une imposture plutôt traditionnelle où le personnage du romancier Philip Roth découvre avec stupéfaction qu’un homme usurpe son identité. Celui-ci est le fondateur de l’ASA, les Anti-Sémites Anonymes, et il prône le « diasporisme », à savoir le départ des Juifs d’Israël, afin d’échapper à un second Holocauste. Ce roman fait ainsi du Juif antisémite une sorte de virtualité plus ou moins inconsciente du Philip Roth romancier, matérialisant une part de lui-même refoulée en raison de sa relation complexe avec Israël et avec sa propre judéité. Un personnage lui signalera à cet égard que l’usurpateur serait en réalité sa seule chance de salut : « This man, your monster, is, in fact, your salvation–the impostor is your innocence. » (Roth 351). Le personnage du vrai Philip Roth a alors le sentiment que son « instinct pour l’imposture » (« his instinct for impersonation » (Roth 358)), qui est à l’origine de son écriture, a trouvé dans cette histoire un prolongement inattendu. L’ensemble de l’intrigue explore ainsi au premier abord la dimension politique, idéologique et existentielle de l’imposture, qu’elle associe finement avec le trouble d’identité dont est affecté Philip Roth.
30Mais le récit dénude aussi par touches de tout autres raisons à cette usurpation qui, contre toute attente, ne sont pas seulement idéologiques, mais littéraires. Car le double de Philip Roth se pose surtout en lecteur de son œuvre et agit au nom d’une véritable « pulsion esthétique » : « It would be comforting for him to believe that his impersonation of his impersonator springs from an aesthetic impulse to intensify the being of this hollow antagonist and apprehend him imaginatively » (Roth 246). En effet, il avoue au romancier sa passion pour ses textes. Mais, dans le même temps, il lui confie ses griefs à l’encontre de la manière dont il peint ses personnages juifs ; le lecteur reproche aussi au romancier l’ensemble de son positionnement vis-à-vis de la fiction : « one, the world is real, two, the stakes are high, and, three, nobody is pretending anymore except you. » (Roth 200). C’est donc, dans un surprenant renversement de situation, le lecteur imposteur qui taxe l’écrivain d’être un imposteur et ses textes de tromper ses lecteurs en leur faisant croire que tout est fiction.
31Or le point de bascule de cette histoire, sur fond d’espionnage et de complot en Israël, est l’enlèvement du vrai Philip Roth. Le romancier, qui pour une fois a perdu toute maîtrise sur les impostures, acquiert alors la certitude que tout ceci est une machination pour le contraindre à écrire un livre. Tout se passe comme si l’imposture du lecteur qu’est le faux Philip Roth était devenue un moyen infaillible pour guider la plume de l’écrivain, pour le contraindre à écrire ce que le lecteur lui dicte, pour rectifier à l’avance le contenu de ses futures fictions. Philip Roth (l’auteur réel) écrit de la sorte une fiction sur le personnage de Philip Roth confronté à un lecteur-usurpateur qui lui échappe, qui s’impose à son auteur, qui voudrait le diriger, et qui, de la sorte, devient un de ses personnages en rompant la frontière qui le cantonne dans la réalité. C’est en usurpant le statut du romancier que le lecteur parvient, par son imposture, à se hisser à la fois au rang de personnage et d’auteur.
32Au moins deux leçons peuvent être tirées de ces exemples.
33La première est que, au lieu de vous faire croire que vous êtes invariablement une victime de l’imposture textuelle, ce qui est à la fois jouissif et finalement rassurant, ces textes vous certifient que vous n’êtes pas toujours innocent et que vous avez votre part dans les phénomènes d’imposture. Vous pouvez entretenir une relation trompeuse, rusée, agressive, interventionniste avec des textes parce que vous les lisez depuis vos désirs, vos préjugés, parce que vous pratiquez des modalités de lecture délictueuses que ces œuvres valident d’une manière ou d’une autre.
34La seconde leçon revêt la forme d’un paradoxe. Certes, ces impostures du lecteur peuvent être considérées comme l’expression d’une terreur des romanciers face à des lecteurs imposteurs qui pourraient s’emparer de leurs textes. Mais on peut aussi y discerner un rêve secret : étendre la sphère de l’imposture grâce à la toute-puissance de leur œuvre. Être assassiné par son lecteur ou enlevé par lui est assurément regrettable d’un point de vue pratique, mais tout à fait appréciable en tant qu’hommage aux pouvoirs de la fiction et de ses impostures. Incriminer le lecteur est en effet le meilleur moyen pour concrétiser l’empire de l’imposture auquel pas une seule dimension de la littérature, qu’il s’agisse du texte, du narrateur, de l’auteur ou du lecteur, ne semble en mesure d’échapper.
35Il y a donc, c’est évident, un plaisir tangible à être dupé par un texte. Au terme de ce parcours, deux principales raisons peuvent être avancées. La première tient au fait que la tromperie qui se réalise à vos dépens n’a pas du tout les mêmes conséquences que dans le monde réel. Lorsqu’une personne vous trompe, les dommages sont nombreux et concrets, qu’ils soient affectifs, professionnels ou financiers. Il devient, dans ces conditions, assez difficile de savourer la virtuosité de l’escroquerie. Rien de tel, cela va de soi, lorsque vous êtes leurré par une œuvre. Il y a une rassurante et jubilatoire immunité à être embobiné par la littérature. La fraude peut s’y exercer de manière magistrale en dehors de toute répercussion effective. La deuxième raison au plaisir d’être floué par une fiction vient des singularités de l’imposture littéraire qui n’appelle pas mais suspend le jugement moral. Seule la littérature, et plus largement l’art, permet de vivre de telles expériences. Vous êtes alors entièrement disponible pour jouir de la ruse, questionner vos erreurs interprétatives et accepter l’effondrement des valeurs morales et des notions de vrai et de faux. Une implosion qui, de toute évidence, ne laisse rien indemne. Retracer une histoire des relations entre imposture et littérature est, dans cette perspective, révélateur : on observe à quel point l’imposture, d’abord pensée comme un thème, un objet de réflexion, un moteur de l’intrigue, un moyen pour caractériser les personnages, a progressivement affecté le narrateur, le texte, l’auteur et le lecteur. Elle est devenue une manière d’écrire et de construire une autre relation avec vous qui vous invite à ne jamais vous contenter des identités données, jusqu’à celles qu’on peut attribuer à un texte.
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Notes
1 Voir à ce propos les développements de Jean-François Jeandillou dans Esthétique de la mystification, op. cit., 1994.
2 On se retrouve ainsi dans la situation appelée « paradoxe du menteur ». Sur cette notion, voir Pierre Bayard, Le Paradoxe du menteur. Sur Laclos, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1993, ainsi que Maxime Decout dans En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2015.
3 Sur la notion de narrateur non fiable, voir notamment Booth (158-159) et Wagner (3-20).
4 Plus largement, sur le roman policier, nous renvoyons aux analyses de Boileau-Narcejac, Uri Eisenzweig et Jacques Dubois.
5 Sur cette question, voir en particulier Le Récit impossible (Uri Eisenzweig 145).
6 Pour une étude de ce phénomène et ces œuvres sous un autre angle, voir Éloge du mauvais lecteur (Decout 2021).
References
Quelques mots à propos de : Maxime Decout
Maxime Decout est professeur à Aix-Marseille université et membre junior de l’IUF. Il est l’auteur de plusieurs essais dont Albert Cohen : les fictions de la judéité (Classiques-Garnier, 2011), Écrire la judéité (Champ Vallon, 2015) et l’Album Romain Gary (Bibliothèque de la Pléiade, 2019). Il a été en charge de l’édition de La Disparition, des Revenentes et du Voyage d’hiver pour la publication des œuvres de Perec dans la Bibliothèque de la Pléiade (2017). Il a par ailleurs publié, aux Éditions de Minuit, un ensemble de quatre essais qui interrogent les relations entre authenticité, mensonge, écriture et lecture : En toute mauvaise foi (2015), Qui a peur de l’imitation ? (2017), Pouvoirs de l’imposture (2018) et Éloge du mauvais lecteur (2021).