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Troublantes Usurpations

Abstract

This article examines the Shakespearean showrunner as imposter, taking us from Shakespeare’s theatre to Damon Lindelof’s television series, via the cinema of Orson Welles. In the case of the Elizabethan playwright William Shakespeare, a non-aristocrat and the son of a provincial glove-maker: through class prejudices, the author’s identity disappointed those who could not imagine that such extraordinary plays could have been written by a man of the people. When Kenneth Branagh, from a working-class background in Northern Ireland, dared to adapt Shakespeare’s plays for the screen in the late 1980s, the press asked if he could measure up to the actor-director Laurence Olivier. A few years later, the debate was reversed: Branagh had made a name for himself as a Shakespearean director, and disappointed those who did not expect to see him tackle Hollywood genre films. By invoking the themes and motifs of Shakespeare’s late romances in the series LOST (ABC, 2004-2010), showrunner Damon Lindelof ended up disappointing a large part of the public: LOST was seen as a deceptive work, with no pre-plan. In the end, we might ask ourselves whether the Shakespearean showrunner who handled the critical pressure best wasn’t Orson Welles. With his filmic essay F for Fake (1973), he acknowledged the imposture that is part and parcel of every artist and every art form, as soon as there is an art market.

Full text

1Cet article sur le showrunner shakespearien comme imposteur m’amènera du théâtre de Shakespeare jusqu’aux séries télévisées de Damon Lindelof, en passant par le cinéma d’Orson Welles. Comme la satire et la parodie sont souvent révélatrices des discours contemporains, il est fructueux de commencer la réflexion sur l’imposture en art à partir d’un sketch datant d’il y a trente ans – « L’artiste-peintre » des Inconnus.

VIDEO : Les Inconnus – La set (peinture - sculpture)

2À travers cette satire de l’art contemporain où un peintre-sculpteur (joué par Didier Bourdon) montre ses œuvres et parle de son processus créatif avec une très haute opinion de sa personne, les Inconnus mettaient déjà en lumière plusieurs éléments qui vont servir de guide à cette réflexion. L’imposteur est celui qui trompe le public, celui qui se fait passer pour le grand artiste qu’il n’est pas en déployant un discours pseudo-intellectuel : « destructureur d’intemporalité, modeleur de vide, animateur d’espace, osmose entre le tube, les poils, la toile et l’alchimie du corps ». Notons que le discours sur l’imposture artistique porte sur un homme étranger, doublement autre (roumain et argentin, au « double statut…intéressant »), présenté comme vénal (sa signature est une somme d’argent), entretenu sur fonds publics, paresseux, fou et sans conscience professionnelle (« Ah ben c’est parfait, ça ! » déclare-t-il, satisfait après avoir balancé de la peinture à l’aveugle sur une toile). Ses « toiles pour pigeons » sont symptomatiques d’une démarche artistique bâclée et littéralement merdique (puisque réalisées avec du guano), uniquement destinée à gruger des acheteurs naïfs. Lorsque le journaliste prend le peintre en bâtiment pour l’artiste-peintre (car ils ont la même coupe de cheveux), le sketch révèle que l’imposteur n’est ni artiste ni artisan : il est celui qui ne planifie rien, qui se laisse uniquement guider par des gestes spontanés, faits au hasard, sans penser au préalable leur signification ni leur portée.

3La notion d’imposture en art se jouerait donc à la fois autour d’un système (le marché de l’art contemporain, qui transfigurerait le banal à outrance), autour de la figure de l’auteur (qui se « foutrait de la gueule du monde mais avec une sorte de crédibilité ») et autour des œuvres elles-mêmes (qui seraient des œuvres « pour pigeons », des œuvres impensées, baladant un public captif et nigaud). Pour qu’il y ait sentiment d’imposture, il faut qu’il y ait eu promesse et attente liées à un nom ou à une œuvre, puis déception ou désillusion – ce qui peut révéler des biais idéologiques marqués. Dans le cas du dramaturge élisabéthain William Shakespeare, c’est une œuvre gigantesque, riche et complexe qui, à partir du XIXe siècle, a semblé ne pas être en adéquation avec son auteur, non-aristocrate et simple fils de gantier de province : à travers des préjugés de classe, l’identité de l’auteur déçoit celles et ceux qui ne peuvent imaginer que des pièces si extraordinaires puissent avoir été écrites par un homme du peuple. Quand Kenneth Branagh, issu d’un milieu ouvrier nord-irlandais, a osé adapter les pièces de Shakespeare au cinéma à la fin des années 1980, la presse s’est enflammée : peut-il être à la hauteur de l’acteur-réalisateur Laurence Olivier ?

  • 1 Nous proposons d’étendre métaphoriquement le...

4Quelques années plus tard, le discours s’est inversé : Branagh s’est fait un nom en tant que réalisateur shakespearien et déçoit alors celles et ceux qui ne s’attendent pas à le voir s’atteler à des films de genre hollywoodiens comme Dead Again (1991), Frankenstein (1994), Thor (2011) ou Cinderella (2015). L’auteur déçoit alors, ou plutôt fait ressentir un sentiment d’échec, parce qu’il ne semble plus à la hauteur de lui-même. En convoquant, dans la série LOST (ABC, 2004-2010), les thèmes et motifs des romances tardives de Shakespeare, le showrunner Damon Lindelof a fini par décevoir une grande partie du public qui suivait les aventures mystérieuses des rescapés sur l’île depuis six ans et souhaitaient une fin fondée sur des révélations ultimes au lieu d’un dénouement construit autour de l’harmonie, l’amour et les retrouvailles. LOST a été considérée comme une œuvre trompeuse, sans plan préalable, qui a fait perdre son temps à ses fans. Finalement, on pourra se demander si le showrunner shakespearien1 qui a le mieux géré la pression critique n’est pas Orson Welles. Avec son film-essai F for Fake (1973), il assume la part d’imposture qu’il y a en tout artiste et en tout art, dès qu’il y a marché de l’art.

5L’univers théâtral de Shakespeare fourmille d’histoires d’imposture. Macbeth et les tétralogies historiques sont fondées sur l’idée que le nouveau roi et sa lignée sont illégitimes et que le pouvoir a été usurpé, avec des conséquences sur les plans microcosmiques et macrocosmiques : avec un roi illégitime sur le trône, le monde sort de ses gonds. Puisque toutes les pièces font de très nombreuses références métathéâtrales au fait qu’elles sont jouées par des acteurs devant un public, elles révèlent que le monde est une scène, que les puissants sont tous des acteurs, voire des imposteurs, et que nous jouons tous un rôle influencé par des constructions sociales. Les ambivalences, les mystères et les ambiguïtés des pièces sont source d’innombrables interprétations par les critiques, metteurs en scène, acteurs et réalisateurs. Le caractère « indécidable » des textes shakespeariens a été amplement démontré : en matière politique, économique, sociale et religieuse, les positions varient d’une pièce à l’autre, au gré des intrigues et des personnages. Ces mystères et ces ambiguïtés se manifestent déjà dans nos connaissances sur Shakespeare, l’homme. Shakespeare, auteur célébré de son vivant et dont le succès a traversé les siècles, est loin d’avoir livré tous ses secrets. Sa jeunesse, sa personnalité, ses penchants amoureux, sa religion, même – tout cela reste encore insaisissable voire inconnu et sujet à conjecture. Mais personne du temps de Shakespeare n’émet le moindre doute sur la paternité de ses œuvres. Son nom figure sur les in-quartos imprimés de son vivant ; on trouve de nombreuses références contemporaines à ses œuvres, ainsi que des témoignages de ceux qui l’ont connu, dont aucun n’émet le moindre doute sur son identité. Les soupçons ont commencé au milieu du XIXe siècle, avec le « biographisme » qui tend à voir l’œuvre comme un reflet de la vie de son auteur. On s’interroge : où Shakespeare aurait-il appris les manières de la cour, les mécanismes du pouvoir, les raffinements du langage, la connaissance de l’âme humaine ?

6En 1857, l’américaine Delia Bacon publie The Philosophy of the Plays of Shakspere Unfolded où elle affirme que ces pièces ne peuvent en aucun cas être l’œuvre d’un petit bourgeois provincial sans éducation. L’auteur devait être au moins un universitaire ou bien un aristocrate. Pour elle le véritable auteur est à coup sûr son propre homonyme, l’avocat et homme d’État Sir Francis Bacon (1561-1626). Encouragée dans ses hypothèses par le philosophe Emerson, elle se rend en Angleterre, et passe une nuit dans la petite église de Stratford où elle espère arracher à la tombe de Shakespeare les preuves de son imposture ; mais elle recule in extremis, et sombre peu après dans la folie. Une soixantaine de candidats plus savants et plus nobles que Shakespeare sont ensuite proposés, dont Christopher Marlowe (dramaturge extrêmement doué, décédé dans une bagarre de taverne avant ses trente ans) ou encore Edward de Vere, 17e comte d’Oxford (1550-1604). Aux objections principales, comme le fait que le comte d’Oxford est mort en 1604, alors qu’il restait une dizaine de pièces à écrire, les convaincus répondent qu’on ignore leur date d’écriture... or, il se trouve que les pièces contiennent des allusions topiques postérieures au décès d’Oxford.

7Plus récemment, c’est la théorie de John Florio, linguiste, lexicographe et traducteur anglais d’ascendance italienne, qui a le vent en poupe. Encore une fois, c’est un préjudice de classe que cette théorie révèle. Daniel Bougnoux, dans son article du Monde du 19 août 2015, explique ainsi qu’avec l’hypothèse Florio, « Le ‘Barde’ n’en sort pas diminué, mais doté d’une éducation, d’une surface sociale, et d’un visage enfin digne de son œuvre. » Comme ses devanciers, Daniel Bougnoux avance l’absence de manuscrits signés « Shakespeare ». Qu’il n’en subsiste aucun signé Christopher Marlowe ou Thomas Kyd ne le fait pas douter. Le principal argument réside seulement dans une intime conviction. Pour les tenants de l’imposture, un individu nommé Shakespeare a certes bien existé, son certificat de baptême dans l’église de la petite ville de Stratford-upon-Avon l’atteste, mais il ne pouvait s’agir que d’un prête-nom. Ils le répètent à l’envi, le « lourdaud », le « médiocre » acteur et imprésario ignorant, aurait été incapable de composer une œuvre d’une telle envergure, qui fait l’admiration du monde entier. Présidente de la Société Française Shakespeare pendant six ans, de 2014 à 2020, j’ai dû maintes fois répondre, avec l’aide de plusieurs membres de la société, à des sollicitations de journalistes pensant que Shakespeare était un imposteur, qu’il n’était pas l’auteur des pièces présentées sous son nom. L’idée d’imposture produit, sans conteste, un véritable emballement médiatique.

8Pourquoi l’obsession concernant la question de l’auteur « Shakespeare » est-elle aussi tenace alors que tant de spécialistes de l’histoire et de la littérature élisabéthaine partout dans le monde ont examiné ces théories et montré qu’elles ne résistent pas à une étude rigoureuse des documents historiques et littéraires disponibles ? D’abord parce que, plus que tout autre dramaturge au monde, Shakespeare a bénéficié de la construction d’un mythe autour de sa personne et de son œuvre. Shakespeare donne l’impression d’être universel et de pouvoir s’adapter à toutes les cultures et à toutes les époques parce qu’il a été précisément adapté pour lui faire dire ce qu’on a voulu lui faire exprimer, parfois en modifiant profondément les textes des pièces. Auteur à l’immense capital culturel, Shakespeare a sans cesse été réinventé et réapproprié, notamment pour légitimer des structures de pouvoir en termes de classe sociale, d’ethnicité et de genre (Taylor). Comme le souligne Alan Sinfield, Shakespeare est une « marque culturelle » si puissante que tout discours aura plus d’autorité du moment que cela semble venir de lui (Sinfield 11). Chaque culture et chaque époque redéfinit ce qui est entendu par « Shakespeare », construction qui peut alors s’envisager comme un site de conflits culturels et de négociations idéologiques. « Shakespeare » est reconfiguré à l’image de ce qu’une société projette d’elle-même, souhaite dire et montrer d’elle-même (Bate). Terence Hawks le rappelle dans une perspective cette fois-ci constructiviste : « Shakespeare doesn’t mean: we mean by Shakespeare » (Hawkes 3). La création du mythe « Shakespeare » a donc des conséquences importantes dans une culture qui convoque, utilise et fait parler ce mythe. Proclamer qui a, en fait, écrit les pièces est un acte politique : on décide alors de qui peut et de qui doit prendre la responsabilité de l’œuvre. Adapter et mobiliser « Shakespeare » n’est pas non plus anodin, et les showrunners qui ont repris les textes ou les motifs shakespeariens s’exposent à de nombreuses attentes et critiques.

9« The Man who would be Olivier », « L’homme qui serait Olivier, ou l’homme qui voudrait être Olivier ». C’est le titre que le magazine Time a affiché en novembre 1989 pour décrire un jeune acteur de théâtre, né à Belfast, qui venait de réaliser son premier film – une nouvelle version d’Henry V, pièce qui avait déjà fait l’objet d’une célèbre adaptation par Laurence Olivier en 1944. Dès le début de sa carrière, en réadaptant Henry V, Kenneth Branagh a invité le public et la critique à le comparer à l’acteur-réalisateur britannique de légende, pour le meilleur et pour le pire. Il a d’ailleurs souvent reconnu en entretien qu’Olivier avait été une grande source d’inspiration pour lui. Branagh a joué le rôle d’Olivier dans le film My Week with Marilyn (réal. Simon Curtis, 2011), réalisé Le Limier (Sleuth, 2007), remake du film que Mankiewicz réalise en 1972 avec Olivier dans le rôle principal, et a interprété en 2016 le personnage d’Archie Rice dans une production théâtre londonienne de The Entertainer de John Osbourne, pièce qui avait fait le succès d’Olivier à la scène et à l’écran. Comme Olivier en 1957, Branagh a été anobli par la Reine en 2012. Cependant, le titre du Times révélait moins ce que Branagh lui-même souhaitait devenir que ce que la presse et le public souhaitent engendrer – un nouvel héritier dans la lignée des acteurs shakespeariens – une lignée avec ces rois légitimes et imposteurs. En Angleterre, Branagh est d’abord tellement critiqué pour avoir osé marcher sur les platebandes d’Olivier que cette critique prend un nom : le « Branagh bashing ». On se moque de ce qui est perçu comme de la mégalomanie et de l’arrogance : en jouant Henry V, en refaisant ce qui avait été si bien fait avant lui, Branagh ne serait tout simplement pas à sa place. On se moque aussi de sa manière de faire appel à ses proches pour faire ses films : Branagh confie en effet des rôles à son épouse d’alors, Emma Thompson, et à ses amis du monde du théâtre, John Sessions ou John Gielgud. Branagh, qui adopte au cinéma le fonctionnement de la troupe théâtrale, est perçu comme évoluant dans un entre-soi élitiste et vaniteux. Dans « At home with the Branaghs », sketch de l’émission satirique britannique Spitting Image diffusée au début des années 1990, Branagh et Thompson apparaissent dans leur costume respectif d’Henry V et de la princesse de France. Le sketch révèle tous les griefs faits au cinéaste à l’époque, avec quelques dialogues devenus cultes :

“I’m in the kitchen!” “Oh can I be in it too?”
“Have you made breakfast yet?” “No, I’ve remade it, starring me”.
“Fantastic, that makes me just like Lord Olivier!”

10De manière facétieuse, Branagh jouera sur ce narcissisme supposé en acceptant le rôle du très vaniteux Gilderoy Lockhart dans le film Harry Potter et la chambre des secrets de Chris Columbus en 2002. Il a fallu plus de deux décennies pour que le travail shakespearien de Branagh soit reconnu et apprécié à la fois par le public et par les universitaires shakespeariens. N’oublions pas qu’il a finalement réalisé plus de films shakespeariens que tout autre cinéaste avant lui. Cependant, il a aussi mis au défi ce qui était attendu d’un acteur- réalisateur shakespearien. Il a utilisé les codes et les genres du cinéma hollywoodien pour rendre les pièces accessibles à un public plus jeune et plus populaire. De plus, il n’a pas seulement adapté Shakespeare mais s’est risqué à la réalisation de blockbusters hollywoodiens dans lesquels il a introduit des motifs shakespeariens. Son goût pour des films grand public, sa trajectoire professionnelle audacieuse qui à la fois rejette et embrasse l’Establishment, et ses origines nord-irlandaises et ouvrières (son père était charpentier à Belfast, et était parti avec sa famille en Angleterre pendant les Troubles des années 1970) sont documentés à la fois dans l’autobiographie Beginning (qu’il écrit en 1988 pour financer sa première compagnie théâtrale alors qu’il n’a que 28 ans), dans les scripts qu’il publie et dans ses nombreux entretiens. Branagh a ainsi contribué à redéfinir les relations entre Shakespeare et Hollywood, entre le blockbuster et le cinéma d’auteur, entre le théâtre et le cinéma. Peut-il alors être encore considéré comme un artiste shakespearien ?

11Selon Jennifer Holl, « To be a Shakespearean celebrity is to be both star and fan, or rather, Shakespeare’s star fan […] reeling in Shakespeare from otherwise elitist heights and grounding him in the everyday, accessible forum of popular celebrity » (Holl 205). Branagh comme fan de Shakespeare transparaît dans Au beau milieu de l’hiver (In the Bleak Midwinter), film en noir et blanc qu’il écrit et réalise en 1995. Dans ce film, Joe Harper (Michael Maloney), acteur au chômage, met tout son cœur pour monter Hamlet dans l’église désaffectée d’un petit village et rejette l’offre très tentante de jouer dans un film de science-fiction hollywoodien à gros budget pour jouer Hamlet sur scène. Le discours du film est clair : le vrai artiste shakespearien est celui qui préférera toujours le théâtre, même amateur, aux sirènes d’Hollywood. Or, paradoxalement, Branagh n’a cessé d’osciller entre les deux, insufflant du cinéma hollywoodien dans ses aventures shakespeariennes et du Shakespeare dans ses incursions hollywoodiennes. Branagh est même allé jusqu’à jouer Shakespeare dans All is True (2018), film qu’il réalise d’après un scénario de Ben Elton. Dans son interprétation, Branagh trouve une manière subtile et mélancolique d’interpréter le dramaturge : il ne brise pas le mythe mais ne le glorifie pas non plus ; il incarne les contradictions d’un patriarche petit-bourgeois et ordinaire qui a pu quand même créer une œuvre extraordinaire. En cela, Branagh défend la cause des Stratfordiens pour qui Shakespeare est bien l’auteur des pièces qui portent son nom. Cependant, c’est précisément parce que Branagh s’est fait connaître tout d’abord comme acteur et réalisateur associé à Shakespeare, parce qu’il a été perçu comme une sorte de grand prêtre rendant Shakespeare vivant et attrayant pour une nouvelle génération, qu’il a pu ensuite être considéré comme un cinéaste vendu à Hollywood, traître à la cause du grand art. Cette forme de réception a notamment été exacerbée en France où Branagh a été perçu tantôt comme un auteur tantôt comme un cinéaste commercial, dans un pays où paradoxalement on a proclamé à la fois la mort de l’auteur en littérature et pensé le concept d’auteur en cinéma.

12Selon Roland Barthes, le concept d’auteur est à remettre en cause puisqu’un texte n’est qu’un collage d’intertextes, un tissu de citations culturelles : tout ne serait que réorganisation d’éléments déjà pensés, dits, écrits, filmés (Barthes). Le nom de l’auteur ne ferait que donner une valeur d’échange à des œuvres dans un système capitaliste, et l’idéologie de l’auteur exprimerait des structures dominantes de pouvoir à travers ses liens à l’autorité, à l’appartenance et à la paternité. Dans le même temps, Les Cahiers du cinéma ont insisté à partir des années 1950 sur le fait que certains cinéastes pouvaient être considérés comme de véritables auteurs – des créateurs qui créeraient du sens de manière relativement autonome et qui mobiliseraient consciemment certains angles de vue, la lumière, les décors, le son, la musique, le montage, pour construire une vision du monde personnelle et spécifique.

13Dans un article fondamental paru dans Les Cahiers en 1954, François Truffaut identifie le réalisateur – plutôt que le scénariste – comme l’auteur de l’œuvre filmique. Les réalisateurs-auteurs seraient capable de communiquer leur style et leur pensée dans des œuvres dont ils contrôleraient les moyens d’expression de manière omnipotente. En cela, le simple technicien ou artisan deviendrait artiste et serait peu affecté par la marchandisation capitaliste. Or, selon Reynold Humphries, le fait de considérer les réalisateurs comme des auteurs démiurges les transforme justement en marchandises et en marques à travers des actes de fétichisation. Les festivals de cinéma ou les magazines ont besoin de fabriquer des auteurs : ce sont les auteurs qui sont en effet interviewés, qui suscitent le débat, qui sont loués par les acteurs, etc. La théorie de l’auteur pensée par Truffaut ne prend pas assez en compte la nature hybride du film, qui résulte d’un processus de fabrication collective complexe, de la pré- à la post-production. Mais la théorie opposée, qui nie l’existence de l’auteur (et même annonce sa mort) encourage l’idée d’une œuvre comme produit sans sujet ni subjectivité, ce qui pourrait mener à une marchandisation encore plus grande. Des théoriciens comme Umberto Eco ont ainsi mis en avant le besoin de reconnaître une certaine forme de geste créatif, d’intention originale et de direction sensible.

14Les adaptations shakespeariennes de Kenneth Branagh ont été reçues en France beaucoup moins en termes de fidélité aux pièces d’origine ou à la tradition filmique lancée par Olivier, qu’en termes d’auctorialité. Paradoxalement, c’est en adaptant les œuvres d’un autre, que Branagh a été considéré comme un auteur inspiré. En réalisant des films shakespeariens, Branagh a d’abord été vu en France comme échappant au cinéma hollywoodien et commercial. Henry V ne sort pas en France comme dans le reste du monde : le festival de Cannes refuse de projeter le film car, en 1989, on célèbre le bicentenaire de la Révolution française et on ne veut pas voir à l’écran la déroute de l’armée française face à des soldats anglais beaucoup moins nombreux. Il faut attendre 1991 pour que le film soit finalement distribué. Gérard Depardieu l’avait vu par hasard à New York et, enthousiaste, a décidé de distribuer le film lui-même et même de doubler la voix de Branagh. Les Français ne connaissaient pas du tout Branagh, ne savaient rien de sa carrière au théâtre ou de son mariage avec Emma Thompson, et surtout ils ne connaissaient pas la pièce Henry V (dont la première représentation sur le sol français n’eut lieu qu’en 1999 à Avignon, avec Philippe Torreton dans le rôle-titre). La combinaison de ces facteurs a contribué à présenter le premier film de Branagh comme un film d’art-et-essai, comme un film entièrement construit autour de la vision et du rêve d’un jeune réalisateur inconnu. L’affiche est symptomatique : elle met l’accent sur Branagh comme figure d’autorité, chef d’une armée et auteur incontestable du film.

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Affiche française d’Henry V (réal. Kenneth Branagh, 1989)

15Dans le magazine Studio, un article insiste sur ce fait : « Vous prenez rapidement conscience que [Branagh] n’est pas seulement un acteur de grand talent, il a aussi l’autorité d’un véritable réalisateur et leader » (Lavoignat 98). Dans L’Express, le Henry V de Branagh est comparé aux œuvres d’un réalisateur qui incarne l’idée même de l’auctorialité au cinéma : Orson Welles (Grassin 1991). Télérama va même jusqu’à proclamer : « un nouveau Orson Welles est né ». Tout cela aura des conséquences cruciales sur la manière dont le reste de sa filmographie sera accueilli. Le contexte de distribution locale a créé un certain horizon d’attente. Les films hollywoodiens de Branagh, comme Dead Again (1991) ou Frankenstein (1994), seront perçus en France comme des projets purement mercantiles : Branagh devient un réalisateur-traître qui n’est plus à sa place, un réalisateur-imposteur qui aurait dû se consacrer à l’adaptation d’œuvres théâtrales et littérales, c’est-à-dire au partage du grand art avec le grand public.

16Lors de la sortie française de Dead Again en mars 1992, les journalistes ont répété que le film était une simple commande d’un studio hollywoodien et que Branagh avait surtout fait des emprunts aux films d’Hitchcock et De Palma. Cette fois-ci, les critiques ont fait référence à de célèbres réalisateurs-auteurs non pas pour louer Branagh mais pour l’accuser quasiment de plagiat. L’auteur Branagh est « mort » parce que l’œuvre est alors perçue comme un collage d’intertextes. Dead Again a été considéré moins comme une œuvre en elle-même que comme un hommage (au mieux) ou un patchwork (au pire) (Forestier 1992 ; Rouyer). Quant à Frankenstein, sorti en France en janvier 1995, la critique a insisté sur les excès du film tant dans son budget que dans ses mouvements de caméra virevoltants et ses dialogues peu subtils (Klifa ; Grassin 1995 ; Forestier 1994). Le Frankenstein de Branagh a vite été présenté comme le vrai monstre de l’histoire.

17Au contraire, aux États-Unis, où Henry V avait été présenté comme la combinaison d’un western et d’un film de guerre, sans que le nom de Shakespeare ne soit même évoqué dans la bande-annonce, les films de genre hollywoodiens de Branagh furent accueillis comme une suite logique dans sa carrière. La bande-annonce américaine transforme le roi joué par Branagh en « lone ranger » et en « common man ».

Bande-annonce américaine d’Henry V (réal. Kenneth Branagh, 1989)

Bande-annonce britannique (reprise en France) d’Henry V (réal. Kenneth Branagh, 1989)

18Branagh a donc été perçu comme un imposteur à plusieurs titres et à divers moments de sa carrière. Pour les Anglais, il a d’abord usurpé la place de Laurence Olivier avant de gagner péniblement ses galons. Pour les Français, il s’est trahi lui-même en n’étant pas à la hauteur de la carrière dans le cinéma d’art-et-essai qu’il semblait promettre. Aux États-Unis, la carrière hybride de Branagh a été beaucoup mieux accueillie, tout simplement parce que le poids de la tradition shakespearienne y est moins fort, et le mélange des genres peut-être mieux accepté.

19Si un cinéaste suscite des attentes de film en film, et donc éventuellement des déceptions, c’est encore plus le cas du showrunner de série : d’épisode en épisode, de saison en saison, le contrat implicite qu’il noue avec le public est renégocié. Dans la série LOST (ABC, 2004-10), la confiance que les spectateurs plaçaient dans les showrunners Damon Lindelof et Carlton Cuse a été thématisée dans la diégèse : tout comme les personnages à l’intérieur de LOST débattent de l’intérêt de pousser le bouton de l’ordinateur toutes les 108 minutes pour sauver l’île et le monde, chaque spectateur doit décider si appuyer sur le bouton « lecture » toutes les 42 minutes pour lancer un nouvel épisode vaut la peine ou non.

20Lors de la diffusion du dernier épisode de LOST, le 23 mai 2010, la moitié des spectateurs a pensé qu’il s’agissait d’un des plus grands chefs d’œuvre jamais écrits et réalisés, tandis que, pour l’autre moitié, c’était vraiment la pire fin de tous les temps : religieuse, sentimentale, difficile à comprendre (Hatchuel 2013). Après leur mort, les personnages qui avaient noué des liens indéfectibles sur l’île se retrouvaient dans un monde qu’ils avaient créé avant de passer dans l’au-delà. Les retrouvailles dans l’amour et l’amitié prenaient la place des mystères et des voyages dans le temps. La fin de LOST a ainsi été perçue par de très nombreux spectateurs comme une véritable trahison, et les showrunners comme des imposteurs qui écrivaient sans savoir où ils allaient. À l’image du personnage de John Locke (qui cherche désespérément un sens à sa vie, pense que l’île l’a « élu » dans un but précis et finit déçu et amer), des fans ont vu leurs espoirs de révélation finale partir en fumée lors du dernier épisode. Pour eux, la série était redevable de son public et se devait d’apporter des solutions ultimes. Or, LOST n’explique jamais ce qu’est l’île mystérieuse, ce qu’est la Source de lumière en son cœur, comment fonctionne le mécanisme de la roue qui permet de se propulser hors de l’île, ce que seraient les conséquences du départ de l’Homme Sans Nom, etc. À travers l’exigence de réponses, ces spectateurs choisissent de se remettre entre les mains d’une instance omnisciente supérieure, d’une figure auctoriale toute puissante. Cette demande insistante de réponses a d’ailleurs été la source de vidéos très créatives sur YouTube. Dans l’une d’elles (« LOST – Answers! »), les paroles détournées de « Downtown », chanson souvent mobilisée dans la série, révèlent la pression subie par les showrunners une saison avant la fin du programme : « LOST, we’re counting on you ».

LOST - Answers! (Song parody)

21Or, la série elle-même n’a cessé de montrer que les personnages qui prétendent détenir ces secrets (comme Jacob, Ben ou Eloïse) ne disposent que d’une perspective très limitée et biaisée sur une vérité qui ne sera jamais dévoilée. Les accusations lancées à l’encontre du showrunner vont donc ainsi à l’encontre de l’ethos même de la série.

22Dans sa sixième et dernière saison, LOST a intégré à sa diégèse les diverses réceptions qu’elle a pu susciter. Dans une mise en abyme remarquable, les spectateurs qui ont aimé la fin deviennent l’équivalent de Jacob, c’est-à-dire du nouveau gardien de l’île (et de la mémoire de la série) ; ceux qui la rejettent en se plaignant d’avoir été manipulés pendant des années par les scénaristes deviennent l’équivalent de l’Homme Sans Nom qui, lorsqu’il découvre la vérité sur sa mère adoptive, s’enfonce dans la colère et l’amertume. Certains peuvent, bien sûr, décider de n’avoir ni aimé ni détesté l’expérience de LOST, ce qui revient à quitter l’île sans se retourner, comme Sawyer, Kate ou Claire le font dans l’avion piloté par Frank Lapidus. Symboliquement, le gardiennage de l’île est confié en fin de compte à Hurley, qui représente le mieux le public féru de culture populaire et élevé devant la télévision. Hurley a souvent reflété les réactions du public dans ses méta-commentaires de l’intrigue : « No way! » (1.3), « I didn’t expect this! » (1.17, 2.9), « Now I want answers! » (1.18).

23L’anticipation (consciente ou inconsciente) des formes de réception à l’intérieur de la série n’a pas empêché Damon Lindelof de se sentir très blessé par tous les messages haineux qu’il a reçus sur Twitter après le dernier épisode. En voici un petit florilège2 :

Hey, douche! How about you give me six years of my life back?

My very first tweet. I started this account just to let you know how disappointed I am in you.

Has anyone accused you of being an emotional terrorist yet? And research these words: closure and actual explanations.

You’re a dirty liar. You never knew, you made it all up, you betrayed us all. You betrayed me and I hope you rot, motherfucker.

24Or, il se trouve que l’intrigue de LOST a beaucoup à voir avec Shakespeare (Hatchuel et Laist 2016 ; Bond Stockton ; Howe ; Barnes), et la déception finale du public est à mettre en lien avec les choix shakespeariens de Lindelof.

25LOST fait intervenir Shakespeare à un niveau macroscopique. Au début du récit, un avion s’écrase sur une île du Pacifique ; une quarantaine de passagers échappent de peu à la mort. Perdus dans une zone inconnue du globe, ils découvrent que l’île n’est pas inhabitée et que d’étranges phénomènes s’y produisent. Ils devront apprendre à vivre ensemble, déchiffrer (et finalement protéger) les mystères de l’île et conjurer leur propre perte de repères, ainsi que leur passé tourmenté, pour mieux envisager l’avenir, voire un autre monde. Il est possible de lire l’ensemble de la série à l’aune des quatre pièces dites « romances tardives » de Shakespeare, Pericles (1608), Cymbeline (1609), The Winter’s Tale (1610) et The Tempest (1611). Ces pièces incorporent des épisodes tragiques tout en se terminant dans l’harmonie. LOST inscrit un rappel à Shakespeare dans le nom de deux stations Dharma, « The Tempest » et « The Swan » (premier théâtre où Shakespeare a présenté ses pièces avant la construction du Globe).

26Pérégrinations géographiques, jeu avec le temps, naufrages, morts qui n’en sont pas, conflits passés qui ressurgissent dans le présent, enfants perdus, arnaques, déguisements, interventions magiques ou surnaturelles, rêves, coïncidences incroyables, retournements de situation, retrouvailles et rédemptions – ce qui est constitutif de LOST est aussi ce qui caractérise les romances shakespeariennes. LOST diffracte tout particulièrement La Tempête en échos variés. La série a multiplié les incarnations de Prospero, Caliban ou Ariel, tout en produisant des personnages dont les rôles fluctuent – l’un des protagonistes peut tour à tour évoquer Prospero ou Caliban. La pièce de Shakespeare a été comme démontée sur les plans narratif et thématique pour devenir un réseau de thèmes et de motifs circulant librement (Lanier). LOST serait, en quelque sorte, une Tempête dont on ne découvrirait le magicien démiurge qu’au dernier acte, en la personne du gardien Jacob. Si le théâtre a influencé la série, la série a également influencé la manière dont les metteurs en scène montent à présent La Tempête. En avril 2013, la compagnie théâtrale Patio Playhouse a, par exemple, présenté une version de La Tempête dont l’affiche reprend le visuel promotionnel de LOST. Ce n’est plus LOST qui semble être une adaptation de La Tempête, mais La Tempête qui paraît dériver de LOST et profiter du capital culturel de la série.

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L’affiche de la production théâtrale de la compagnie Patio Playhouse et ses influences LOSTiennes

27Dans les romances de Shakespeare, comme dans LOST, le temps semble toujours réversible : les « morts » ressuscitent ; il y a toujours une possibilité de se racheter, d’avoir une seconde chance, de prendre un nouveau départ. Dans La Tempête, Prospero pardonne à ses ennemis et évite la tragédie. Dans Le Conte d’hiver, Leontes, croyant sa femme morte et sa fille perdue, se morfond et finit par se repentir. Dans Cymbeline, le traître Iachimo, qui manipule les amoureux par de faux témoignages, fait finalement amende honorable. C’est le choix que fait Ben à la fin de LOST. La destruction laisse place à la restauration. Les romances shakespeariennes et LOST se terminent ainsi dans la rédemption, le pardon et l’amour plutôt que dans le meurtre, la vengeance et le carnage. Ces fins interrogent les attentes des spectateurs, mettent au défi ce que veut dire une conclusion « satisfaisante » et offrent une nouvelle vision du monde.

  • 3 Je traduis.

  • 4 Voir aussi l’intégralité de l’avant-propos r...

28C’est peut-être précisément parce que la fin de LOST ressemble aux fins si caractéristiques des romances shakespeariennes que le dernier épisode est devenu la cible de tant de critiques de la part des fans de la série. Les romances tardives sont, en fin de compte, les pièces de Shakespeare qui ont été les moins bien comprises et les plus critiquées parce que leur fin était trop sentimentale, pas assez spectaculaire et pas assez crédible. Par exemple, George Bernard Shaw considérait Cymbeline comme une bonne pièce qui « s’écroule dans le dernier acte3 » : « Cymbeline, though one of the finest of Shakespear’s (sic) later plays now on the stage, goes to pieces in the last act  » (Hart 170)4. Les scénaristes de LOST ont esquivé la fin comique ou tragique et ont préféré s’inspirer de l’esprit des romances. En ne suivant pas les conventions narratives qui voudraient que « tout le monde meurt » ou que « tous vécurent ensuite heureux », la fin de LOST a évité la facilité d’une conclusion qui aurait récompensé les attentes de la majorité des spectateurs. Les fans qui ont critiqué la fin choisie par les scénaristes, ou s’en sont moqués, ressemblent aux admirateurs de Shakespeare qui sont capables de citer par cœur Hamlet ou Macbeth mais avouent n’avoir qu’un penchant limité pour les œuvres tardives du dramaturge, comme si celui-ci, à la fin de sa carrière, n’était plus à la hauteur de ses anciens succès et était devenu un imposteur surestimé.

29Shakespeare a construit sa réputation sur du sang et de la violence extrême – colère, vengeance, trahisons, catastrophes et piles impressionnantes de cadavres. Ses romances renient ce modèle morbide pour le remplacer par une éthique du pardon et de la compréhension inspirée d’un christianisme teinté de paganisme. À l’instar des showrunners de LOST, Shakespeare semble s’être lassé de tuer ou de marier ses personnages et s’est alors évertué à mettre en scène leur rédemption. Même si plusieurs centaines d’années séparent Shakespeare de Lindelof et Cuse, le dramaturge élisabéthain a été confronté au même défi d’écriture : comment prolonger une série de scripts à succès tout en continuant à exprimer un processus de maturation artistique ?

30Quand certains écrivains préfèrent se rabattre sur la solution de facilité consistant à répéter des formules éprouvées, ceux qui ont des aspirations plus élevées tentent de faire prendre de nouvelles directions à leur élan créatif : ils expérimentent des formes artistiques nouvelles quitte à désorienter et décevoir les admirateurs de leurs œuvres passées. L’impression d’imposture ressentie par le public peut naître précisément de ces expérimentations créatives. En outre, la manière avec laquelle la phase d’« écriture tardive » de Lindelof et Cuse dans la dernière saison renvoie aux tropes de la fin de carrière de Shakespeare peut laisser penser que le dramaturge a mis à disposition des auteurs un modèle pour faire face à ce dilemme artistique : comment se renouveler après avoir écrit des heures et des heures de fiction ? LOST avait déjà emprunté tant d’éléments narratifs aux romances shakespeariennes que, lorsqu’il s’est agi de penser la fin de la série, une conclusion en écho à celle des pièces tardives a probablement dû s’imposer. Shakespeare a composé ses romances entre 1608 et 1611, c’est-à-dire à la fin de la première décennie d’un siècle. La dernière saison de LOST a été écrite presque exactement quatre cents ans plus tard, de 2009 à 2010, à un moment où les angoisses et les attentes quant à l’avenir de la techno-culture mondiale sont similaires. LOST n’a jamais caché son ambition de mettre en scène les points les plus saillants de l’existence au XXIe siècle, à travers son casting transculturel, ses motifs écologiques ou son iconographie post-11 septembre. En intégrant la sensibilité des romances tardives, le dernier épisode se réapproprie les valeurs morales des pièces pour proposer une manière de vivre dans un monde qui suscite confusion et inquiétude.

31Plus spécifiquement, la série abandonne l’atmosphère d’ironie et d’indétermination si caractéristique du XXe siècle qu’elle avait mise en place dans ses cinq premières saisons. À travers ce renversement, LOST suggère que les conclusions des romances pourraient fournir aux spectateurs contemporains des indices précieux sur la manière de répondre aux défis de notre période historique. Ce qui, dans ce dernier épisode, a irrité tant de spectateurs pourrait bien représenter les moments où les scénaristes ont dévié d’une sensibilité spécifique au XXe siècle sur laquelle la série s’est construite, pour faire finalement le choix de la rédemption, du pardon et de la transcendance qui doit s’imposer au XXIe si l’humanité souhaite survivre.

32L’idée selon laquelle le dernier épisode de LOST, comme les fins des quatre romances, serait décevant et trop volubile en dit long sur le désir d’un certain public de prolonger les antagonismes et les violences qui ont marqué le XXe siècle. La mise en exergue, dans LOST et dans les romances shakespeariennes, des valeurs de réconciliation et de transcendance, remettent directement en cause la vision du monde d’un public qui se targue d’être cynique, nihiliste et sceptique.

33Lindelof s’est remis de la campagne de haine contre lui en faisant semblant de disparaître. Le 14 octobre 2013, date de la « Disparition soudaine » dans la nouvelle série The Leftovers qu’il coécrivait, Lindelof a envoyé un dernier tweet qui s’arrête au milieu d’un mot : « After much thought and deliberation, I’ve decided t ». Puis il a clôturé son compte. Lindelof a donc fait comme s’il faisait partie des 2% de la population mondiale qui s’évapore sans raison au début de The Leftovers, série avec laquelle il retrouve le succès critique de 2014 à 2017. Pour contrer les attaques en imposture, rien de mieux peut-être que la pratique de la prestidigitation et de l’illusionnisme – rien de mieux que de se mettre dans la peau du magicien Prospero, celui qui créé des mondes mais sait aussi pardonner aux véritables usurpateurs à la fin de La Tempête. Orson Welles l’avait compris très tôt, lui qui a commencé sa carrière d’acteur professionnel grâce à une véritable imposture. Âgé de seize ans et déjà formé à l’illusionnisme par Houdini, il se rend grimé au Gate Theatre de Dublin : il s’y présente comme vedette déjà aguerrie de la scène new-yorkaise. Grâce à cette mystification, il est embauché et demeure un temps à Dublin, où il approfondit son expérience du théâtre shakespearien en jouant les rôles titres de Hamlet, Richard III, King John ou Timon of Athens, avant de réaliser trois films shakespeariens au cours de sa carrière, Macbeth (1948), Othello (1952) et Chimes at Midnight (1964). Tout au long de son existence, il oscille entre les chefs d’œuvre, les films alimentaires et les projets inachevés, et construit la légende de sa vie et sa posture d’artiste dans de nombreux entretiens. Welles est un Maestro qui joue au Maestro ; pour reprendre les propos des Inconnus, il « se fout un peu de la gueule du monde mais avec une sorte de crédibilité », notamment en faisant de ses impostures des sujets de films réflexifs. En 1973, il réalise un essai filmique sur le charlatanisme en art, F for Fake (1973), sorti en France sous le titre Vérités et mensonges.

Bande-annonce de F for Fake (réal. Orson Welles, 1973)

34Le film met l’accent sur un Orson prestidigitateur, enquêtant sur la vie du vrai peintre faussaire Elmyr de Hory dont la biographie dénonciatrice, Fake!, a été écrite par Clifford Irving. Sûrement inspiré par la carrière d’Elmyr, Irving a ensuite fait paraître une fausse biographie d’Howard Hughes, ce qui fit scandale, et inspira à Welles le sujet du film. F for Fake mêle ainsi le charlatanisme du peintre à celui du biographe, en passant par celui d’Orson Welles lui-même, qui rappelle sa propre imposture pour percer au théâtre, ainsi que sa mise en scène radiophonique de The War of the Worlds en 1938, où il fit croire aux Américains qu’une véritable invasion martienne était en cours. F for Fake devient une véritable réflexion sur l’authenticité et l’auctorialité en art, et sur la nature de l’art dès que le marché de l’art et des experts autoproclamés attribuent une valeur aux œuvres. Sa réflexion sur la construction des cathédrales mérite qu’on s’y attarde. Vers la fin du film (1h06), Welles décrit les cathédrales comme des œuvres collectives dont on ne se demande pas qui est leur auteur. Welles affirme, dans un monologue aux accents très shakespeariens, que toute œuvre, qu’elle soit attribuée à un auteur ou bien qu’elle soit anonyme, qu’elle soit « vraie » ou « fausse », disparaîtra un jour et que tout art est donc une forme de memento mori. Dans le même temps, Welles joue avec son public et avec les promesses de véracité liées au genre du documentaire. Il fait, par exemple, croire que des personnes sont réunies et discutent en même temps alors que leur dialogue a été créé par le montage cinématographique. Au milieu de tous ces tours de passe-passe, il s’évertue quand même à livrer un discours de vérité. Dès le début du film, il fait une promesse : « During the next hour, everything you’ll hear from us is really true ». Mais c’est sans compter le fait que le film dure 1h28. Welles en profite donc pour raconter, dans le dernier quart d’heure, une histoire totalement abracadabrante sur Picasso comme si elle était vraie, avant de la dénoncer comme fausse à la dernière minute du film : « For the past 17 minutes, I’ve been lying my head off ».

35D’une certaine façon, la démarche de F for Fake préfigure celle d’un Banksy, qui dénonce le marché de l’art à travers l’art, mais cette fois-ci sans qu’un « auteur » puisse être identifié et interviewé. Si, comme le dit Welles citant Picasso dans F for Fake, « l’art est un mensonge qui aide à comprendre la vérité », alors les discours sur l’imposture artistique révèlent des vérités sur la manière dont le public et la critique construisent des artistes et engendrent ensuite des attentes et des injonctions paradoxales. Shakespeare devait forcément être un aristocrate pour écrire aussi bien, mais il aurait dû se cantonner aux tragédies et aux comédies, et ne pas en venir à des romances absurdes. Branagh n’était pas digne d’Olivier, mais il aurait dû rester un réalisateur shakespearien. Lindelof nous a bouleversés pendant six ans avec LOST, mais a tout gâché en un seul épisode. Welles est, quant à lui, un imposteur auto-proclamé qui a pourtant réussi à être considéré comme un véritable artiste : ses difficultés financières et le temps qu’il a passé à réaliser chacun de ses films (certains demeurant pour toujours à l’état de projet) ont contribué au mythe de Welles comme parangon du cinéaste authentique et désintéressé. Tout créateur, toute créatrice, dès qu’il ou elle prend des risques artistiques et défie les catégories, s’expose au procès en imposture. Le tout est d’y être prêt (« The readiness is all » dirait Hamlet) et d’enrichir ses nouvelles créations à l’aide de ces faux procès, comme l’a notamment fait Lindelof avec The Leftovers. Nous, universitaires, qui souffrons si souvent du syndrome de l’imposteur, pouvons aussi un peu soulager nos angoisses en envisageant nos recherches comme des déclarations d’amour aux œuvres qui comptent pour nous, selon l’expression de Stanley Cavell dans La Projection du monde (30-35), et aux artistes qui ont contribué à nous façonner. Shakespeare, Branagh, Lindelof, Welles, mes chers imposteurs, je vous aime !

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Notes

1 Nous proposons d’étendre métaphoriquement le terme de « showrunner shakespearien » aux réalisateurs d’adaptations filmiques de Shakespeare, que ces adaptations aient ou non une forme sérielle ; en effet, relever ainsi la similitude des positions de Welles et de Lindelof sur le plan pragmatique, c’est révéler la pérennité du rapport problématique qui lie le réalisateur shakespearien au public comme à l’œuvre de Shakespeare.

2 https://thedishmaster.com/2010/08/damon-lindelof-good-sport-offers-angry-lost-tweets/

3 Je traduis.

4 Voir aussi l’intégralité de l’avant-propos rédigé en 1945 par G. B. Shaw à sa pièce de 1936, Cymbeline Refinished.

References

Sarah Hatchuel, «La figure du showrunner shakespearien comme imposteur : Shakespeare, Branagh, Lindelof, Welles», TIES [En ligne], TIES, Troublantes Usurpations, mis à jour le : 23/11/2023, URL : http://revueties.org/document/1223-la-figure-du-showrunner-shakespearien-comme-imposteur-shakespeare-branagh-lindelof-welles.

Quelques mots à propos de :  Sarah  Hatchuel

Sarah Hatchuel, Présidente d’honneur de la Société Française Shakespeare, est Professeure en études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Elle est l’auteure de livres sur Shakespeare au cinéma (Shakespeare and the Cleopatra/Caesar Intertext : Sequel, Conflation, Remake, Fairleigh Dickinson University Press, 2011 ; Shakespeare, from Stage to Screen, Cambridge University Press, 2004 ; A Companion to the Shakespearean Films of Kenneth Branagh, Blizzard Publishing, 2000) et sur les séries télévisées américaines (The Leftovers : le troisième côté du miroir, Playlist Society, 2019 ; Rêves et series américaines : La fabrique d’autres mondes, Rouge Profond, 2015 ; Lost : Fiction Vitale, PUF, 2013). Elle codirige (avec Nathalie Vienne-Guerrin) la collection Shakespeare on Screen (PURH/CUP) et codirige (avec Ariane Hudelet) la revue TV/Series (http://tvseries.revues.org).