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Musique et Polar
Meurtre en la majeur : Enquête sur les époux Schumann, potentiels assassins
Abstract
Murder in A-major (2008) is the first novel to feature Inspector Hermann Preiss in a series of historical detective stories by English-speaking Canadian Morley Torgov (1927-). Summoned by composer Robert Schumann, who is convinced that his enemies have triggered a tinnitus in A that is driving him mad, Priess is soon to investigate the murder of Schumann’s gossip-mongering biographer. Preiss’s two-pronged inquiry leads Torgov to muster works and facts of Schumann’s life so as to reconstruct the composer’s bipolar personality, a duality that affects the narrative at several levels. The narrative also allows Torgov to sketch the developments of psychiatry and of nascent psychoanalysis in the late 1890’s through the character of Paul Möbius and to evoke the debate about artistic genius and criminal madness opened by Cesare Lombroso’s Man of Genius (1877) and Max Nordau’s Degeneration (1892), leaving the mystery of artistic creation yet unfathomed.
Plan
Texte intégral
Préambule
1Meurtre en la majeur (2008) est le premier roman policier historique du Canadien anglophone Morley Torgov (1927-), docteur ès lettres, avocat de formation et romancier, dont l’humour s’exprime dans ses Abramsky Variations, roman d’une idée fixe. Il s’agit ici du premier d’une série de récits où l’inspecteur Hermann Preiss1, pitoyable pianiste mais grand mélomane, est confronté à des génies de la musique comme Robert Schumann, Johannes Brahms, Richard Wagner, Franz Liszt, Piotr Ilitch Tchaïkovski ou Gustav Mahler. Torgov fonde son roman sur le mystérieux acouphène en la qui torture Schumann à la fin de sa vie. Il restitue la personnalité bipolaire du compositeur dont il donne à entendre la musique et le dépeint à Düsseldorf entre 1850 et son internement à l’asile psychiatrique d’Endenich en 1854. L’enquête policière commence dans les semaines précédant sa tentative de noyade dans le Rhin, lorsque Schumann demande à Preiss d’arrêter ceux qui cherchent à le rendre fou avec ce la qui sonne dans sa tête, au grand déplaisir de sa femme Clara, qui considère que son mari relève de la médecine plutôt que d’une enquête de police. Les premiers chapitres conduisent Preiss et sa maîtresse, la violoncelliste Helena Becker, dans l’entourage des Schumann et chez un psychiatre, le docteur Paul Möbius. Les soupçons de Preiss se portent sur l’accordeur de piano des Schumann, Wilhelm Hupfer, qui a trafiqué le piano Klems de Clara sur ordre de son père, Friedrich Wieck, ennemi juré de Robert. Il faut attendre le chapitre 23 pour qu’intervienne le meurtre du titre, celui de Georg Adelmann, biographe de Robert. D’une curiosité malsaine, celui-ci s’apprête à révéler des abominations sur la vie sexuelle de Schumann et meurt victime d’un coup de diapason. Parmi les suspects figurent Johannes Brahms et Franz Liszt, mais les auteurs du meurtre se révèlent être Clara et/ou Robert, partenaires en musique comme dans le crime. Vérité historique oblige, l’enquête n’aboutit pas. Preiss jette les pièces à conviction dans le Rhin – geste qui ravira les wagnériens2 – et laisse les Schumann au destin qui nous est connu.
2Après les biographes, les musicologues, les romanciers et les psychiatres, Torgov s’empare du « cas Schumann » et s’attache à dessiner sa personnalité complexe dans le cadre limité d’un polar dont la double enquête sert de prétexte pour évoquer le compositeur. S’il n’hésite pas à manipuler à son avantage la chronologie des événements marquants de la vie de Schumann, ou même de la littérature, Torgov les utilise toujours à bon escient, et sa reconstitution va au-delà d’un roman historique à la Dumas puisqu’il prend soin de donner ses sources dans une bibliographie en fin de volume, et il conviendra d’éclairer l’usage qu’il en fait. Comme le suggèrent les deux branches du diapason, j’aimerais d’abord examiner la manière dont Torgov restitue la personnalité double du compositeur en évoquant des faits véridiques de sa vie et ses œuvres, et comment cette dualité contamine tout son récit. Ce dernier donne à Torgov l’occasion d’évoquer comment la psychiatrie et la psychanalyse balbutiante s’emparent du cas Schumann par le biais du personnage de Paul Möbius et de rendre compte du débat entre génie artistique et folie criminelle ouvert à la fin du xixe siècle par Cesare Lombroso dans L’Homme de génie (1877) et par Max Nordau dans Dégénérescence (1892), sans pour autant percer le mystère de la création artistique.
Le compositeur et ses doubles
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3 Dans le Carnaval, n° 5. Eusébius (mi bémol m...
3La dualité fondatrice de la personnalité de Schumann, qui hésite longtemps entre poésie et musique, s’exprime dans les personnages antithétiques de Florestan et Eusébius avec lesquels il s’identifie totalement : « Florestan et Eusébius sont ma double nature et Raro l’homme en qui j’aimerais les voir fusionner », écrit-il en 1836 dans un autodiagnostic bouleversant (François-Sappey 186). Ils apparaissent très tôt dans son œuvre, comme critiques musicaux dans l’Allgemeine musikalische Zeitung en décembre 1831, figurent dans ses compositions, dont le Carnaval, op. 9 (1837)3, et en deviennent même les auteurs, comme la Sonate en fa dièse mineur, op. 11 (1836) « dédiée à Clara [sa future épouse] par Eusébius et Florestan » (François-Sappey 183-185). Chez Torgov, ils font leur entrée au chapitre 8 lorsqu’Adelmann dresse pour Preiss un tableau de la double personnalité de Schumann, bipolarité qu’accentue le suicide de sa sœur aînée Émilie et la mort subite et précoce de son père en 1826 (Torgov 2008, 39-40). Pour Brigitte François-Sappey (185-186), Florestan, personnalité exubérante et dionysiaque, homme d’action calqué sur le héros de l’opéra de Beethoven, Fidelio, impatient, violent, imprudent et sujet aux foucades, représente la part masculine de Schumann. Eusébius, sa part de féminité, est modelé sur le théologien-exégète biblique, Eusebius Pamphili dit Eusèbe de Césarée. Doux et mystique, adepte de l’introspection et sujet aux angoisses, il parle chez Torgov de « inner truths » (Torgov 2008, 132). Avant de partir pour Endenich, Schumann, sous l’aspect d’Eusébius, déclare à Preiss : « Believe me, music comes closest to the unknowable, and I, Robert Schumann, have seen the unknowable, heard it, even touched it in my way » (Torgov 2008, 180). C’est à Florestan l’homme d’action que Schumann fait appel lorsqu’il refuse d’infirmer les accusations d’homosexualité d’Adelmann, juste avant le meurtre : « I refuse to be intimidated. From that point onward, Florestan takes over my case » (Torgov 2008, 132-133). Schumann sous l’aspect Florestan en serait-il l’auteur ? C’est ce que semble indiquer Clara à Preiss :
What I begin to understand […] is that you’ve succeeded only in inflaming my husband by your tactlessness. And now, having been responsible for driving poor Robert into the guise of Florestan, you want me to perform what might amount to a miracle…to restore my husband to the passive role of Eusebius […] (Torgov 2008, 136).
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4 Schumann cite le thème de valse des Papillon...
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5 « Leipzigerisch ». Lettre de Liszt à Schuman...
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6 Voir le « Galop chromatique exécuté par le d...
4Comme chez Schumann, auteur de nombreuses œuvres fondées sur des variations, le roman varie le thème du double. Lorsqu’au chapitre 26, Clara indique à Preiss que Robert se met à composer une pièce appelée Papillons, le lecteur averti ne peut qu’être intrigué. Certes, à partir de 1850 Robert commence à « republier » des œuvres pour piano de jeunesse (François-Sappey 148). Mais cette pièce opus 2 est en fait terminée en 1832. Elle s’inspire du chapitre 63 du roman Flegeljahre (1805) de Jean-Paul Richter, idolâtré par Schumann, qui conte la rivalité de deux jumeaux, Vult le musicien ardent et sauvage, et Walt, le poète candide et tendre (François-Sappey 492-494). Plus souvent qu’Eusébius, Torgov nous montre Florestan, réincarnation de Vult4, dans des épisodes où Schumann cède à la rage, en alternance avec des moments d’apathie ou d’euphorie. Une violente colère le saisit au chapitre 10, lorsqu’il malmène Liszt, qui trouve que son Quintette pour piano et cordes op. 44 « sent trop son Leipzig », synonyme pour lui d’académisme et de provincialisme (Torgov 2008, 60)5. Schumann tente d’étrangler la cartomancienne qui vient de lui dire son avenir et démolit la table où elle a posé ses cartes, lorsqu’il découvre que son fils lui a volé son portefeuille (Torgov 2008, 123). Clara elle aussi manifeste sa rage et une force peu commune. Dans les caricatures du temps, les pianistes virtuoses, comme Liszt6, sont souvent représentés en dompteurs de pianos et le récit exige cette violence pour rendre Robert et sa femme crédibles comme assassins. Au chapitre 10, l’exécution du Quintette, véritable concerto de chambre à la monumentale partie de piano dédié à Clara (François-Sappey 765), permet à Torgov de rappeler la puissance physique de la dédicataire comme d’approfondir son portrait d’un Robert torturé. Les mélomanes se souviendront des ruptures de ton du rondo en ut mineur, In Modo d’una Marcia, du second mouvement, où alternent le martellement d’une sombre marche funèbre à la Hoffmann, la longue plainte d’un épisode lyrique en ut majeur et le cri de révolte du violent Agitato en fa mineur, ou encore le canon des gammes éperdues du Scherzo, Molto Vivace, son troisième mouvement (François-Sappey 767). Cette bipolarité s’exprime encore lorsque, ramené chez lui après sa noyade manquée, Schumann jure et tempête avant de devenir inerte, son visage une page blanche, vierge de toute émotion apparente (Torgov 2008, 156). Ces sautes d’humeur affectent aussi Schumann chef d’orchestre : pendant l’exécution de sa Quatrième Symphonie au chapitre 6, il passe de la maîtrise vigoureuse de sa partition à une battue incohérente qui cause la débandade de sa phalange (« troops caught up in a rout ») et sa fuite en coulisse (Torgov 2008, 30-31).
5Étant donné la bibliographie que Torgov inclut dans son roman, comment accepter des erreurs dont l’unique but n’est que d’attirer l’attention sur elles ? C’est une des règles du polar pour faire participer le lecteur à l’enquête et/ou l’égarer, comme avec les Papillons anachroniques. Torgov fait débuter Helena Becker comme soliste dans le Concerto pour violoncelle, op. 120 de 1850, composé à Düsseldorf mais qui n’a jamais connu d’exécution publique du vivant du compositeur, pour attirer l’attention du lecteur averti sur sa tonalité globale de la mineur (Torgov 2008, 26).
1. Nicht zu schnell (la mineur)
2. Langsam (fa majeur)
3. Sehr lebhaft (la mineur – la majeur)
6Dans un roman policier intitulé Meurtre en la majeur, n’est-ce pas pour rappeler comment Schumann joue souvent de l’alternance des modes majeur et mineur qui indiquent des sautes d’humeur, comme dans cette Humoresque, op. 20 (1839), allusion à la vieille théorie des humeurs et reflet de sa maladie humorale diagnostiquée comme « trouble bipolaire de l’humeur » (François-Sappey 168) ? Les œuvres de Schumann que cite Preiss font place à cette alternance mineur/majeur cyclothymique. Dans les Quatuors à cordes de l’opus op. 41, le n°1 est en la mineur et le n°3 en la majeur (Torgov 2008, 11). Dans le Concerto pour piano, op. 54, le premier mouvement est en la mineur et le troisième en la majeur (Torgov 2008, 28). La même ambiguïté des modes affecte aussi la Quatrième symphonie en ré mineur op. 120 entendue à ce même concert, qui ajoute à cette alternance des modes celle des tempi.
Ziemlich langsam –Lebhaft (ré mineur – ré majeur)
Romanze : Ziemlich langsam (la mineur – la majeur)
Scherzo : Lebhaft – Trio (ré mineur)
Langsam - Lebhaft (ré majeur)
7Pour François-Sappey (390), la prédominance du la mineur sur la majeur découle du la du diapason, note des hallucinations auditives de février 1854. N’en déplaise à Torgov, l’instrument ne donne aucune indication de mode. Restent les allitérations de son titre, « murder/minor », et les hallucinations que mentionne Schumann dès le chapitre 2 (« the damned incessant A (…) as though coming from some hellish tuning fork » [(Torgov 2008, 6]) ainsi que celles auxquelles le récit fait allusion par le biais du Trio avec piano no 5 en ré majeur, op. 70 de Beethoven que jouent Clara et Helena au chapitre 9. Il est dit « des Esprits », ou « des fantômes », en raison du climat étrangement lugubre de son Largo associé aux sorcières de Macbeth (Massin 662). Ce Geister-Trio répond aux Geistervariationen, les Variations sur le thème des Esprits de Schumann, dernière œuvre composée en février 1854 sous la dictée des anges, ou des mânes de Schubert, mais aussi de voix qui le menacent de l’enfer, dix jours avant la plongée dans le Rhin. C’est au cours de ce concert de musique de chambre que Robert entend le piano Klems désaccordé, au la un quart de ton trop haut, à cause du diapason trafiqué par Hupfer, belle image de son désaccord intime que développent les longs passages dédiés au sabotage du piano (Torgov 2008, 75). Avec ses deux branches asymétriques, le diapason n’est-il pas un hiéroglyphe pour Schumann ?
8En s’installant à Düsseldorf, Schumann, amoureux des lieder de Schubert et des poèmes de son cher Heine, qu’il rencontre à Munich en 1828 et dont il met les vers en musique avec le Liederkreis, op. 24 et le Dichterliebe, op. 48 de 1840, ne peut ignorer que l’auteur du Doppelgänger y est né, comme le précise Preiss (Torgov 2008, 168). Le mot, qui suggère un alter ego maléfique, est inventé en 1796 par Jean Paul dans son roman Siebenkäs, du nom de son héros éponyme. Dépourvu du sens des réalités mais doté d’un goût du jeu, il s’amuse à échanger son identité avec son meilleur ami Leibgeber —celui qui donne corps — qui lui ressemble comme un frère jumeau, parce qu'il trouve « plus plaisant de vivre sans nom, si bien qu'il en changeait souvent » (Kaufholz 54). Héritier des romantiques allemands, comme Chamisso ou E. T. A Hoffmann, qui en font un des ressorts majeurs de leurs contes fantastiques7, Schumann est obsédé par ce dédoublement, d’où la présence des masques de carnaval dans son œuvre, celui du Carnaval, opus 9 (1835) et du Carnaval de Vienne op. 26 (1839), et par l’usage de pseudonymes. En 1827, il écrit à son ami Flechsig : « Urban et moi, nous nous sommes donné des surnoms : je m’appelle Faust ou Fust, bien que je ne souhaite être ni l’un ni l’autre », en référence au Faust de Goethe, qui déclare « Zwei Seelen wohnen, ach ! in meiner Brust »8, personnage qu’il met en musique dans ses Scènes du Faust de Goethe (1849-1853) (François-Sappey 181).
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9 En allemand, c’est le verbe « pincer, arrête...
9Le Schumann de Torgov trouve donc son double inversé, tel un négatif, dans Hermann Preiss, au prénom schumannien si l’on pense à son ouverture Hermann et Dorothée, op. 136 posthume, d’après Goethe, dédiée à Clara et composée à Düsseldorf en 1851. Preiss, enfant illégitime, naît à Zwicken9 en Saxe, au sein d’un ménage désuni et pauvre. Son père, tailleur aux grandes ambitions littéraires, rêve d’être l’égal de Goethe et de Schiller et écrit des contes fantastiques dont le protagoniste, « sorte de prophète », est salué comme véritable visionnaire après sa mort (Torgov 2008, 15). Robert nait à Zwickau et son père est un éditeur-libraire et un écrivain reconnu qui, avec sa femme, entoure Robert d’une chaleureuse tendresse. Si Hermann est attiré par les sciences, il l’est aussi par la musique, la peinture et la littérature, ce qui en fait un original (« a bit of an oddity ») aux yeux de ses collègues policiers (Torgov 2008, 25), et un être double. Au chapitre 36, Preiss, qui partage avec Schumann son goût pour l’alcool et qui vient de jeter le diapason criminel dans le Rhin, déambule dépenaillé sous l’averse et offre la même image (« bedraggled ») que Robert, repêché du fleuve plus tôt. Il médite alors sur le viol manifeste de la loi qu’il a perpétré en détruisant les pièces à conviction d’une manière digne d’Eusébius, le mystique porté à l’intériorité, dialoguant avec Florestan, l’homme d’action passionné :
I was drifting without restraint from the sage narrow confines of inspection into the dark unchartered spaces of introspection, searching for reasons that would justify not only what I had done…but what I was about to do.
Inner truths. I smiled ruefully to myself, recalling how I had dismissed, even scorned, the idea as nothing but romantic foolishness, the stuff of poets, not policemen. Motive, opportunity, means…that was all mattered. Or so I told myself until my path was crossed and re-crossed by this man Schumann alias Florestan. I wanted nothing more now than somehow to right the wrongs done him. (Torgov 2008, 209-210. Nous soulignons)
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10 Référence à la troisième pièce des Scènes d...
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11 « History and Etymology for Dis » in Definit...
10Le thème du double s’étend à d’autres éléments du récit. Comme le souligne Preiss, la Quatrième symphonie est en réalité le double de la deuxième symphonie que Schumann compose en 1841 après la Première Symphonie op. 38 (Torgov 2008, 29). Schumann en est peu satisfait et il en propose une deuxième version en 1851, publiée après sa Troisième Symphonie, dite « Rhénane », op. 97 (1850), d’où son titre de Quatrième symphonie. Que dire du manuscrit de Beethoven qu’Adelmann vole à Schumann – cause du meurtre – cette Sonate n°2 op. 2 en la majeur marquée du sceau du deux comme de la tonalité associée au crime ? De même que Schumann code volontiers ses compositions en jouant avec le nom des notes à l’allemande, comme pour les Variations Abegg, Op. 1, les quatre notes ASCH du Carnaval op. 9, ou la quinte descendante liée à Clara (François-Sappey 341-343), Torgov encrypte le récit de l’enquête avec le chiffre deux par le biais de répétitions de scènes ou d’éléments allant par deux, ce qui rappelle le principe de variation cher à Schumann que ses prédécesseurs baroques appellent le double. Ainsi, Preiss rencontre Adelmann par deux fois, dîne deux fois avec Helena et la retrouve chez elle deux fois, il l’envoie deux fois en service commandé, d’où deux visites à Paul Möbius, sans compter les deux exemplaires du manuscrit calomnieux d’Adelmann, les deux médaillons offerts par Brahms à Clara, et les aveux et de Clara et de Robert. Ces répétitions ressemblent aux retours sur leurs pas des héroïnes des romans gothiques dans les souterrains labyrinthiques de quelque château, Isabella dans The Castle Of Otranto (Le Château d’Otrante) d’Horace Walpole (1764) ou Emily St Aubert dans The Mysteries of Udolpho (Les Mystères d’Udolphe) d’Ann Radcliffe (1794), ou celle de la gouvernante dans le récit déroutant du Turn of the Screw (Le Tour d’écrou) de Henry James (1898). Loin d’apporter des éclaircissements, elles épaississent le mystère et contribuent au jeu de colin-maillard10 (« the blindfold game ») auquel Preiss est soumis (Torgov 2008, 111), d’où son aveu d’impuissance et son renoncement : « Perhaps, I said, and then again, some mysteries are not meant to be solved. At least, that’s what I am beginning to believe » (Torgov 2008, 224). Voilà qui rappelle Schumann déclarant avoir entrevu ce mystère qu’est la Musique (Torgov 2008, 180). La conclusion que tire Priess de sa confrontation avec les Schumann est aussi digne de Robert sous l’aspect d’Eusébius : « Life is really about disorder, isn’t it? » (Torgov 2008, 225). Cette graphie quasi lacanienne souligne le préfixe dis lié au bis latin (« twice »)11 et son lien avec la maladie mentale. La formule indique une identification de Preiss avec Schumann tant elle rappelle la conclusion d’un de ses récits de jeunesse, Retable : « Et qu’est-ce que notre vie, si ce n’est qu’un accord de septième plein de doute qui se nourrit de désirs inaccomplis et d’espoirs insatisfaits ? » (François-Sappey 1091).
Génie artistique et folie criminelle
11Ainsi Torgov inscrit-il la folie de Robert dans le roman, mais les causes en restent mystérieuses. Torgov présente trois strates d’analyses psychosociologiques superposées du cas Schumann. Preiss nous livre les diagnostics de deux exégètes intradiégétiques, Adelmann et Paul Möbius. Pour le biographe amateur de ragots, cette folie tient aux activités sexuelles frénétiques de Robert dans sa jeunesse, à sa pratique de l’onanisme, le « vice secret » dénoncé férocement au xixe siècle comme suprêmement débilitant et comme péché capital envers soi-même et la société, ainsi qu’à la syphilis (Torgov 2008, 41) contractée par Robert en mai 1831 (François-Sappey 91). Adelmann parle d’activités homosexuelles pour lesquelles Robert aurait eu « un appétit d’ogre » (Torgov 2008, 103), propos fondés sur les calomnies du père Wieck et sur l’amitié passionnée de Robert pour Emil Flechsig et Ludwig Schunke (François-Sappey 95). En montrant à Preiss son Tagebuch, l’agenda de Robert pour 1854 (Torgov 2008, 164), en réalité leur Haushaltbuch, ou livre des comptes, qui indique la fréquence de leurs rapports conjugaux par un petit f (François-Sappey 105), Clara confirme à Preiss l’obsession de son époux pour les activités sexuelles et laisse à Robert le soin d’écarter les accusations d’homosexualité. Il ne les dément pas. Au prix d’un incroyable tour de passe-passe avec la chronologie12, Torgov amène Robert à se comparer au protagoniste du conte The Happy Prince (Le Prince heureux) d’Oscar Wilde (Torgov 2008, 99), qui passe sa vie à Sans Souci (Wilde 5), le palais de Frédéric II de Prusse, homosexuel, et qui entretient une relation sur le mode de l’Agapé avec une hirondelle de sexe masculin. Torgov semble encourager le lecteur à effectuer le glissement du personnage de Wilde vers Wilde lui-même puis vers le compositeur pour indiquer la véracité de ces accusations, que Robert ne réfute pas, parlant comme Eusébius « des subtilités du comportement humain » et de « vérités intérieures » (Torgov 2008, 132, 209)13.
12Pour Paul Möbius, les activités de création artistique, que ce soit celles de Schumann ou de peintres célèbres, mènent obligatoirement à une forme grave de dégénérescence, diagnostic répété trois fois, aux chapitres 13, 19 et 31. C’est d’abord à Preiss qu’il exprime longuement sa conviction : « Inner forces push and pull these so-called creative people apart, don’t you see? Creativity and disease are blood brothers among people in the arts. Painters, composers, writers… they flirt with illnesses of every description » (Torgov 2008, 81). Puis c’est à Helena qu’il en fait part :
Dr Möbius then proceeds to deliver a lengthy lecture on the degenerative nature of the life of a creative or performing artist. Words like ‘unstable’ and ‘intemperate’ and ‘frivolous’ and ‘licentious’ come tumbling out of his mouth along with clouds of foul-smelling cigar smoke, and I am beginning to think I am in presence of some Druid high priest rather than a doctor who treats mental patients. (Torgov 2008, 113)
13Deux exemples d’artistes « déchirés par des forces internes » illustrent le propos du Dr Möbius. Au chapitre 15, Franz Liszt, poursuivi par des hordes de femmes enamourées, et écrasé par le fardeau de sa gloire, se dit assoiffé de renouveau spirituel. Au chapitre 24, Johannes Brahms, très épris de Clara qui le lui rend bien, est plein d’une admiration sincère pour Robert mais privilégie sa liberté et ses ambitions de devenir un grand musicien.
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14 Leurs Études sur l’hystérie paraissent en 1...
14Paul Julius Möbius (1853-1907) est un neurologue allemand que Preiss présente au chapitre 14 comme étant à l’avant-garde de la science nouvelle qu’est la psychiatrie, mot inventé en Allemagne pour désigner le traitement médical de l’âme (1808). Möbius est l’un des médecins qui en 1906 diagnostiquent chez Schumann un cas de dementia praecox (François-Sappey 163). Il s’intéresse à l’hystérie et dans Über den Begriff der Hysterie (1894), il en donne une définition (« Sont hystériques toutes les manifestations pathologiques causées par des représentations », Contou-Terquem 449) dont s’écarteront Freud et Breuer14. Möbius pense en effet que les manifestations hystériques sont idéogènes, provoquées par des suggestions étrangères et des autosuggestions.
15Au chapitre 19, Möbius explique à Helena un concept proche de l’Urszene, un « événement » originaire de l’hystérie, voisin de ce que Freud appelle la « scène primitive ou originaire », et lui donne une définition de l’hystérie fondée sur l’autosuggestion qui trouve son illustration au chapitre 20. Pour se venger de ses mauvais traitements, la cartomancienne mentionnée plus haut maudit alors Robert en déclarant : « May everything you fear become a reality in your life » (Torgov 2008, 124). Cela le terrorise puisqu’elle lui annonce cette démence que seule la composition de Papillons peut tenir à distance : « Death hangs over every bar of music I compose now, like a storm cloud », déclare-t-il à Preiss au chapitre 16 (Torgov 2008, 99).
16Preiss trace le portrait d’un Möbius très imbu de sa personne et le compare défavorablement au docteur Richarz, qui dirige la clinique d’Endenich (« the only psychiatrist in Germany, indeed in Europe, who at the moment regarded mental illness as exactly that—an illness—rather than some form of moral failure or punishable evil » [Torgov 2008, 228]). Au chapitre 19, Helena tourne Möbius en dérision lorsqu’il lui demande de se déshabiller intégralement pour une consultation de psychiatrie, et Möbius diagnostique chez elle un refoulement sexuel, lié à ce qu’elle lui présente comme ses insomnies et ses hallucinations auditives. Torgov fait de Möbius le complice de l’accordeur Hupfer et du père Wieck dans le complot contre Schumann. Pour le commissaire Schilling, Möbius est un charlatan, comme tous les psychiatres (Torgov 2008, 144). Faut-il les croire ?
17Le personnage ambivalent de Möbius permet à Torgov la transition vers les interprétations historiques d’exégètes réels du « cas Schumann », ce qui constitue une deuxième strate d’analyse. Il rappelle au lecteur ce concept de dégénérescence, Entartung, proposé comme explication des pathologies mentales et de la notion de génie au cours du xixe siècle finissant (McMahon 162-188). Cette théorie psychiatrique et culturelle a pour représentant le plus éclatant Max Simon Nordau (1849-1923), auteur de Dégénérescence (1892). Elle est mise en avant par le Français Benedict Augustin Morel (1809-1873) dans son Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives (1857) que Nordau cite abondamment. Morel définit le concept de dementia praecox, renommé « schizophrénie » en 1908. Pour lui, les maladies mentales et les comportements déviants sont héréditaires et procèdent de troubles conséquents à des blessures physiques ou morales (Schuster). Parmi ses héritiers figure Cesare Lombroso (1835-1909), fondateur de l’école italienne de criminologie positiviste et anthropologique qui, dans L’Homme criminel : criminel-né, fou moral, épileptique : étude anthropologique et médico-légale, de 1887, postule que la biologie détermine la criminalité et que les criminels présentent des signes d’évolution régressive et des stigmates détectables et mesurables.
18L’influence de Lombroso en littérature est remarquable. Comme le signale René Gallet, Bram Stoker cite souvent Lombroso dans son Dracula (1897), dont la théorie du « criminel-né », chère au savant italien, constitue la strate criminologique (Gallet 2009). L’essentiel du portrait physique et moral du comte Dracula vient de Lombroso, et les épisodes criminels situés à Londres dans le roman de Stoker renvoient aux meurtres en série de Jack l’Éventreur dans l’East End londonien qui défraient la chronique en 1888. Comment ne pas voir l’ombre de ce mystérieux criminel dans la description que fait Preiss des chambres repeintes en rouge où agonisent des prostituées, la gorge tranchée (Torgov 2008, 43) ? Düsseldorf n’est pas tant le repaire du crime que Hambourg ou Berlin (Torgov 2008, 140), mais Preiss y côtoie des individus en marge de la loi, comme les bohémiens du chapitre 20, Walter Thüringer, le bijoutier-receleur (chapitres 20 et 27), ou encore Georg Adelmann. Doté d’un ego surdimensionné, il combine hyperphagie, obésité, kleptomanie et syllogomanie, ce trouble de l’accumulation compulsive qui affecte certains collectionneurs (Chapitre 17). Adelmann, atteint de troubles obsessionnels compulsifs (« a single compulsive individual » [Torgov 2008, 101]), ressemble aux criminels que stigmatise Lombroso.
19En 1889, ce dernier publie L’Homme de génie, qui lie le génie à la psychose, à la folie et à la dégénérescence, et qui fait de l’inspiration artistique et scientifique un équivalent de l’épilepsie. Il remarque que l’aptitude musicale se manifeste presque involontairement et d’une façon inattendue chez beaucoup d’individus atteints d’hypocondrie et de manie, et même de folie réelle. Il définit des critères d’anormalité selon les théories de la phrénologie et seuls Galilée, Léonard de Vinci, Voltaire, Machiavel, Michel-Ange et Darwin trouvent grâce à ses yeux dans son exploration des génies qui ont sombré dans la folie.
20Dans sa Dédicace à Dégénérescence, Nordau s’adresse à Lombroso comme son « très cher et honoré maître » (Nordau i). Juif hongrois areligieux et assimilé de culture allemande, vivant à Paris depuis 1880 et correspondant de journaux germaniques, Nordau synthétise les principaux thèmes attachés à la notion de « fin de siècle » qui se répand alors à travers l’Europe, d’où le succès de son livre, adapté dans les principales langues européennes. Il s’y livre à un diagnostic psychologique et culturel d’une Europe jugée dégénérescente, passe en revue les symptômes de cette régression et lie d’emblée génie artistique et folie criminelle :
Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostitués, des anarchistes ou des fous déclarés ; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes. Mais ces derniers présentent les mêmes traits intellectuels – et le plus souvent aussi somatiques – que les membres de la même famille anthropologique qui satisfont leurs instincts malsains avec le surin de l’assassin ou la cartouche du dynamiteur, au lieu de les satisfaire avec la plume et le pinceau.
Quelques-uns de ces dégénérés de la littérature, de la musique et de la peinture ont, dans ces dernières années, obtenu une vogue extraordinaire, et de nombreux admirateurs les exaltent comme les créateurs d’un art nouveau, les hérauts des siècles à venir. […]
Ainsi, ce livre est un essai de critique réellement scientifique, qui ne juge pas une œuvre d’après les émotions qu’elle éveille, émotions très contingentes, capricieuses et variables selon le tempérament et la disposition d’esprit de chaque lecteur, mais d’après les éléments psychophysiologiques qui lui ont donné naissance ; – et il tente en même temps de combler une lacune qui existe encore dans votre puissant système (Nordau, vi-vii).
21Il est assez frappant de voir comment Torgov semble reprendre l’argumentation de Nordau dans son exploration des liens entre dégénérescence et génie artistique. Dans le Livre II, « Psychologie du mysticisme », Nordau définit ce concept d’une manière qui correspond aux écrits de nombreux romantiques allemands chez qui Schumann trouve son inspiration :
[C’est] un état d’âme dans lequel on croit percevoir ou pressentir des rapports inconnus et inexplicables entre les phénomènes, où l’on reconnaît dans les choses des indications de mystères, et où on les considère comme des symboles par lesquels quelque puissance obscure cherche à révéler, ou du moins à faire soupçonner, toutes sortes de choses merveilleuses que l’on s’efforce de deviner, le plus souvent en vain. Cet état d’âme est toujours lié à de fortes émotions que la conscience conçoit comme un effet de ses pressentiments ; mais, au contraire, ces émotions les précèdent et forment la cause des pressentiments, lesquels reçoivent d’elles leur tendance et leur coloris particuliers. (Nordau 84)
22Sa définition du mystique s’applique particulièrement au Schumann de Torgov : « Le mystique vit comme environné de masques inquiétants, derrière lesquels apparaissent des yeux énigmatiques, et qu’il contemple avec une terreur constante, car il n’est jamais sûr de reconnaître les formes qui se pressent autour de lui sous le déguisement » (Nordau 84-85). Pour Nordau, le romantisme allemand, réaction contre la domination de l’esprit des encyclopédistes français, se révèle être un signe de dégénérescence chez certains, comme l’indique le programme que donnent les frères Schlegel dans leur revue l’Athenæum, que cite Nordau : « Le commencement de toute poésie est de suspendre de nouveau la marche et les lois de la raison pensant rationnellement et de nous replonger dans le bel égarement de la fantaisie, dans le chaos primitif de la nature humaine (Nordau 138)». Comment ne pas penser aux séries de Pièces de fantaisie de Schumann, ses Phantasiestücke op. 12, 17, 73, 88 et 111, dont la composition s’étale entre 1837 et 1851 ?
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15 Le roman de Tolstoï parait en 1877.
23Nordau n’épargne ni les préraphaélites anglais ni les symbolistes de toute nationalité, ni Tolstoï, auquel Torgov fait peut-être allusion avec cette Mme Vronsky, professeur de piano de Preiss, qui semble échappée d’Anna Karénine15, et qui met fin à sa carrière de virtuose après un accident de cheval (Torgov 2008, 2). Pour Nordau, le mysticisme de Tolstoï « est toute obscurité et incohérence maladives de pensée accompagnées d’émotivité, par conséquent celles aussi qui ont pour fruit le système à la fois matérialiste, panthéiste, chrétien, ascétique, rousseaulâtre et communiste de Tolstoï » (Nordau 292).
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16 Hanslick revendique l’appartenance de la mu...
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17 L’expression est de Franz Liszt.
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18 Pour le débat entre « musique à programme »...
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19 Wagner l’antisémite ne sort pas grandi du p...
24Autres victimes de la vindicte de Nordau, Franz Liszt et le compositeur Richard Wagner qui, à ses yeux, présente le summum de la dégénérescence caractérisée. Clara fait allusion au différend qui oppose Wagner au critique viennois Eduard Hanslick (1825-1904), l’un d’eux étant prêt à assassiner l’autre (Torgov 2008, 10)16, et au chapitre 9, à l’opposition violente entre Wagner et Liszt d’une part, et d’autre part Schumann et Brahms. Les premiers représentent l’école de Weimar et « l’œuvre d’art de l’avenir17 », et les seconds, champions de Leipzig, la grande tradition de la musique absolue18 (Torgov 2008, 49). Clara rappelle ainsi les passions violentes qui animent ces génies de la musique et leurs thuriféraires et fait écho à Nordau qui, dans « Le culte de Richard Wagner », procède à son assassinat, en réponse sans doute à son essai Le judaïsme dans la musique (1850-1869)19 :
Richard Wagner est chargé à lui seul d’une plus grande quantité de dégénérescence que tous les dégénérés ensemble que nous avons vus jusqu’ici. […] Il présente dans sa constitution d’esprit générale le délire des persécutions, la folie des grandeurs et le mysticisme ; dans ses instincts, la philanthropie vague, l’anarchisme, la rage de révolte et de contradiction ; dans ses écrits, tous les caractères de la graphomanie, c’est-à-dire l’incohérence, la fuite d’idées et le penchant aux calembours niais, et, comme fond de son être, l’émotivité caractéristique de teinte à la fois érotomane et religieuse. […] Son « œuvre d’art de l’avenir » est l’œuvre d’art d’un passé lointain. Ce qu’il tient pour de l’évolution est de la régression, un retour à l’état de choses des hommes primitifs, voire même des temps où les hommes n’existaient pas encore. (Nordau 305)
25À côté de Wagner, le Franz Liszt que décrit Nordau fait vraiment pâle figure :
Il était écrivain (ses œuvres […] occupent une place d’honneur dans la littérature des graphomanes), compositeur, érotomane et mystique, tout cela, il est vrai, à un degré incomparablement inférieur à celui de Wagner, qu’il ne surpassait que dans son talent extraordinaire de pianiste. (Nordau 366)
26La charge érotique de la musique de Wagner et du talent virtuose de Liszt se concrétisent lorsqu’elles amènent Helena à se donner à Preiss sous leur influence. « My God, Hermann, the passion…I can scarcely describe it…it is so—so arousing! » s’exclame-t-elle avant de mener Preiss à une extase qui n’a rien à envier à celle de Tristan et Isolde (Torgov 2008, 21). Helena ne fait alors que citer Nordau citant Hanslick sur les effets délétères de la musique de Wagner :
La sensualité éhontée qui règne dans ses poèmes dramatiques a frappé tous ses critiques. Hanslick parle de la « sensualité bestiale » de l’Or du Rhin et dit de Siegfried : « Les accents exaltés d’une sensualité insatiable et brûlante jusqu’à l’extrême, ces râles de rut, ces gémissements, ces cris et ces affaissements si affectionnés par Wagner, produisent une impression répugnante. Le texte de ces scènes d’amour devient parfois, dans son exubérance, un pur non-sens ». […] Les lamentations, les glapissements et les fureurs amoureuses de Tristan et Iseult, tout le second acte de Parsifal entre le héros et les filles-fleurs, puis entre le même et Kundry, dans le jardin enchanté de Klingsor, s’ajoutent dignement à ces endroits. […] Combien innocents sont […] les maris et les pères qui permettent à leurs femmes et à leurs filles d’assister à ces représentations de scènes de lupanar ! (Nordau 321-322)
27Enfin, l’allusion de Robert au Happy Prince de Wilde rappelle sa place dans la galerie des dégénérés de Nordau qui, dans son Livre III « L’égotisme », assassine à leur tour les Décadents et les Esthètes :
L’égotisme du décadentisme, son amour de l’artificiel, son aversion contre la nature, contre toutes les formes d’activité et de mouvement, son mépris mégalomane des hommes et son exagération du rôle de l’art, ont trouvé leur représentant anglais dans les « esthètes », dont le chef est Oscar Wilde.[…] Ce n’est donc pas par indépendance de caractère qu’un Wilde se promène en « costume d’esthète » au milieu des philistins qui lui jettent des regards railleurs ou irrités, mais par un manque d’égards que n’excuse aucun devoir supérieur, qui est purement anti-social et égotiste, et par un désir hystérique de produire de l’épatement ; ce n’est pas non plus par besoin de beauté, mais par vicieuse manie de contradiction. (Nordau 133)
Zum Beschluss / Pour conclure
28Ce discours effrayant sur la dégénérescence continue de hanter les mémoires et de nourrir certains débats sur le génie artistique (McMahon 2013). Le récit de Torgov ne constitue ni une illustration ni une réfutation des thèses de Lombroso et de Nordau mais les présente aux lecteurs comme devant un jury d’assises, par le biais de ses personnages. À eux d’en juger. Étant donné l’état lacunaire des savoirs de l’époque sur les mécanismes de l’hérédité, la théorie de Morel ne pouvait être que dangereuse spéculation. Elle perdit son crédit grâce aux progrès de la génétique mendélienne, reconnue comme science légitime de l’hérédité. La mise en évidence de l’existence de gènes prédisposant à certaines maladies mentales réactualise à présent la possibilité de situer leur origine dans la combinaison de facteurs héréditaires et environnementaux (Pinell 54). En dépit de leur grand succès, les théories de Lombroso furent rapidement contestées et caricaturées pour leur méthode et leurs résultats comme pour leur interprétation de la criminalité mais elles continuent d’exercer leur fascination de l’autre côté de l’Atlantique (Petit 17-29). Ironie glaçante, à laquelle Torgov, d’origine juive, aura été sensible, le concept de dégénérescence, défendu et illustré par Nordau, est utilisé par les Nazis dans leur dénonciation de « l’Art dégénéré », Entartete Kunst. La vaste exposition ainsi intitulée, ouverte en 1937 à Munich, invite les visiteurs à confronter les productions de malades mentaux et celles d’artistes d’avant-garde et à vérifier leurs liens de parenté (Schlesser 164), avant que le concept ne s’étende aux plasticiens et aux musiciens proscrits par le régime, les vivants comme les morts.
29Aussi Torgov ne ménage pas les partisans de la théorie de la dégénérescence, comme l’indique son portrait caricatural de Möbius, envers qui Helena est cependant très injuste. Dans Psychiatrie und Literaturgeschichte de 1901, Möbius étudie l’aspect psychopathologique de la création littéraire et rejette les idées de Lombroso. Mais il reconnaît que la capacité créative supérieure des grands hommes s’accompagne souvent d’anomalies psychiques, corollaire de leur génie et de l’hypertrophie de leurs talents, théorie aujourd’hui communément acceptée (Grmek 58). Son diagnostic de dementia praecox est posé après avoir lu la biographie de Robert par Josef von Wasielewski (1857), premier violon de l’orchestre de Düsseldorf, et celle de Clara par Berthold Litzmann (1903-1909), tous deux proches des Schumann, et constitue la première étude sérieuse du cas Schumann. Möbius présentait pour Torgov un potentiel romanesque vraisemblable et intéressant, évocateur des débats aux premières heures de la psychiatrie.
30La source principale que Torgov mentionne pour son roman est Schumann: The Inner Voices of a Musical Genius de Peter F. Ostwald (1985). Elle constitue la troisième strate d’analyse du « cas Schumann ». Qualifiée de « psychobiographie » par la critique, il s’agit de l’œuvre d’un psychiatre qui n’est pas à l’abri de points de vue partisans ou de contresens, comme l’indique John Daverio (5) en 1997. Selon lui, se persuader de l’homosexualité de Schumann comme le fait Ostwald relève de l’interprétation erronée et sensationnaliste de ses journaux intimes. Ronald Taylor (207-209) dans Music & Letters (1986) n’est pas plus tendre que Daverio et décrit le livre d’Ostwald comme « fascinant, exaspérant et en fin de compte autodestructeur », tant il extrapole librement à partir des journaux de Schumann. Pour autant, le personnage d’Adelmann et ses révélations sur la vie intime de Schumann, empruntées à Ostwald, fournissait à Torgov un mobile plausible pour le meurtre. Torgov n’est pas dupe de ces polémiques et Preiss, comme Freud, semble se persuader que la vérité en biographie est inatteignable, ainsi qu’il le constate non sans humour en fin de son dernier chapitre, avant que le cognac n’engourdisse ses sens : « Some day, I told myself, historians, musicologists, surgeons, psychiatrists, novelists—some of them clever, others fools—would attempt to understand what made Robert Schumann the way he was. As for me I probably should have left it alone » (Torgov 2008, 236). Même le grand Sherlock Holmes avoue des échecs.
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20 Lettre au critique Rellstab d’avril 1832 (F...
31Le récit de Preiss nous ramène vers une époque guère éloignée qui pose les mêmes questions sur la création artistique et son mystère, sur les Picasso triomphants comme sur les Van Gogh à l’oreille coupée, symbole de l’artiste maudit, vision héritée du romantisme allemand dans lequel Schumann baigne et qu’il exalte. L’enquête de Preiss vise à sonder ce mystère, si différent de son propre monde : « There was something so haphazard about the creative process, especially in the musical field. So much seemed to depend upon impulse, inspirational moments that suddenly flashed then went dark, like the passage of fireflies in the night » (Torgov 2008, 29). Ces lucioles insaisissables, semblables aux Papillons du chapitre 26, renvoient au « mystère Schumann » que nul ne peut résoudre, dernière phrase du récit qui sonne en écho à sa déclaration à Clara : « Perhaps, I said, and then again, some mysteries are not meant to be solved. At least, that’s what I am beginning to believe » (Torgov 2008, 224). Il reste que le récit de Preiss est hanté par Schumann, comme Preiss l’est par le compositeur. L’engourdissement final de Preiss sous l’influence du cognac (Torgov 2008, 236) répond à celui que décrit le Prologue, titre-frère du Préambule schumannien. À l’échec de Preiss de jouer Beethoven correctement et à la fermeture de la partition et du clavier par Mme Vronsky (Torgov 2008, 1-2) répond l’aveu final de l’échec de l’enquête, la fermeture du dossier et son classement sans suite par Preiss. Voilà une belle figure de circularité et d’enfermement que Schumann lui-même aurait saluée. À propos de ses Papillons il écrit : « J’ai souvent retourné la dernière page car la fin me semblait un nouveau commencement »20.
Bibliographie
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Notes
1 The Mastersinger from Minsk (2012), Key Witness (2019), Over His Dead Body (2019), The Death of a Critic (2019), Twilight of a God (2019).
2 Au final du Crépuscule des Dieux, dernier volet de L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner, contemporain et collègue de Schumann à Dresde entre 1844 et 1848, l’anneau magique forgé avec l’or dérobé aux Filles du Rhin retourne à leurs légitimes propriétaires.
3 Dans le Carnaval, n° 5. Eusébius (mi bémol majeur, Adagio – Più lento, molto teneramente), n°6. Florestan (sol mineur, Passionato).
4 Schumann cite le thème de valse des Papillons dans le mouvement n°6, Florestan, du Carnaval op. 9.
5 « Leipzigerisch ». Lettre de Liszt à Schumann de juin 1848 (François-Sappey 120, 770).
6 Voir le « Galop chromatique exécuté par le diable de l’harmonie », avril 1843 (BnF, bibliothèque-musée de l’Opéra, Musée 382).png . https://www.cairn.info/revue-de-la-bibliotheque-nationale-de-france-2010-1-page-25.htm (consulté le 29/06/2021).
7 Les treize nouvelles des Kreisleriana d’Hoffmann, qu’il attribue à son alter ego, le maître de chapelle Johannès Kreisler, inspirent directement à Schumann ses huit Kreisleriana, op. 16 de 1838, « œuvre-repère de la cyclothymie, du double ou de la folie » (François-Sappey 564).
8 Faust I, v. 1112.
9 En allemand, c’est le verbe « pincer, arrêter un adversaire ».
10 Référence à la troisième pièce des Scènes d’enfants op. 15 de Schumann ?
11 « History and Etymology for Dis » in Definition of Dis in Merriam-Webster Dictionary, https://www.merriam-webster.com/dictionary/dis#learn-more (page consultée le 17 mars 2020).
12 The Happy Prince and Other Tales (Le Prince heureux et autres contes) est un recueil de nouvelles d’Oscar Wilde (1854-1900) publié en 1888.
13 On découvre le Dorian Gray de Wilde au piano jouant les Waldszenen op. 82 de Schumann au chapître II du roman (1890) qui est utilisé comme pièce à charge au cours de l’un de ses procès en 1895 (Wilde 1976, 14).
14 Leurs Études sur l’hystérie paraissent en 1895.
15 Le roman de Tolstoï parait en 1877.
16 Hanslick revendique l’appartenance de la musique de Schumann et Brahms à la grande tradition allemande de musique instrumentale « absolue » contre Wagner et Bruckner. En 1854, il publie un célèbre traité d’esthétique musicale Vom Musikalisch-Schonen et en 1899 les dernières lettres de Robert à Clara, Brahms et le violoniste Joseph Joachim dans Robert Schumann in Endenig (Todd 268-287).
17 L’expression est de Franz Liszt.
18 Pour le débat entre « musique à programme » et « musique absolue » qui oppose plus que jamais compositeurs et critiques au cours du XIXe siècle finissant, se reporter à L’Idée de la musique absolue, une esthétique de la musique romantique de Carl Dahlhaus, Genève : Éditions Contrechamps, 2006.
19 Wagner l’antisémite ne sort pas grandi du portrait que Torgov en dresse dans son roman suivant, The Mastersinger from Minsk, Toronto : Dundurn, 2012.
20 Lettre au critique Rellstab d’avril 1832 (François-Sappey 272).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Gilles Couderc
Agrégé d’anglais, Gilles Couderc est l’auteur d’une thèse sur les opéras de Benjamin Britten, Des héros au singulier, les héros des opéras de Benjamin Britten (Université de Paris III, 1999), ainsi que nombreux articles sur les opéras et les œuvres de Britten et de Ralph Vaughan Williams. Maître de conférences à l’université de Caen Normandie et rattaché au laboratoire ERIBIA, il a organisé de nombreux colloques sur les livrets d’opéra inspirés par le monde anglophone et publié plusieurs numéros de la revue LISA/LISA e-journal consacrés à ces livrets. Il continue ses recherches sur le rapport texte et musique, notamment chez les musiciens et poètes anglais des xixe et xxe siècles, ainsi que sur la participation de la musique à l’identité britannique. Il a notamment codirigé le numéro de la Revue Française de Civilisation Britannique intitulé Musique, nation et identité : la renaissance de la musique anglaise, 1880-1980.