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Poétique / politique : l’esthétique en partage ?

Résumé

D’un bout à l’autre de son œuvre, Francis Ponge n’a de cesse de penser le lien de son pouvoir – et de son devoir – d’expression à la société dans laquelle cette expression a lieu. Son projet poétique ne saurait distinguer le poétique et le politique car il a une conscience aiguë du fait que le pouvoir de l’ordre établi s’exprime à travers le langage et utilise la langue pour mieux dominer l’individu. Si la conscience d’une mission de « salut public » a très tôt habité Ponge, il nous semble intéressant de voir comment cette dernière évolue : à partir des années 1950, consacrées à la rédaction du Pour un Malherbe, Ponge va développer une politique et une poétique de la langue qui unissent étroitement la langue et la nation. S’il y a toujours revendication du statut et du rôle politique de l’écrivain, le poète se conçoit désormais comme un « ministre de la parole », conseiller du Prince. Il s’agira donc de se demander dans quelle mesure un glissement s’opère d’un projet révolutionnaire à un projet souvent qualifié de réactionnaire, et si ce glissement politique – au sens de l’engagement effectif et actif dans un camp puis dans un autre – influe sur sa politique de la littérature.

Abstract

Throughout his literary work, Francis Ponge constantly ponders his power and duty as a poet in connection with the society he lives in. Poetics and politics are closely intertwined in his poetical project, reflecting his belief that the established order asserts itself through language and uses it to control the individual. If Ponge has always considered his mission as one of “public safety”, the meaning he gives it evolves dramatically over the years: from the 1950s and Pour Un Malherbe onwards, he develops a politics and a poetics of language that sees the latter as the expression of the nation; the poet becomes a “ministry of the word”, an official adviser to the prince. This papers considers to what extent one may speak of a gradual move from a revolutionary project to a “reactionary” one (as it has been termed), and the impact of this political shift on Ponge’s vision of the politics of literature.

Texte intégral

1Les prises de positions politiques de Ponge sont connues, de son implication précoce dans la SFIO à son orientation gaulliste qui prend forme dans les années 1950, en passant par son engagement au PCF de 1937 à 1947. En revanche, la dimension politique de ses textes n’a pas toujours été perçue : Peut-être est-ce dû au fait que l’auteur du Parti pris des choses n’a en rien une conception instrumentale de la rhétorique, où les règles seraient au service d’un engagement politique. Sa pratique de l’écriture reste longtemps totalement étrangère à la notion d’engagement au sens où l’entendront la plupart de ses contemporains dans les années d’après-guerre – soit comment mettre une rhétorique au service d’idées voire d’un contenu national. Néanmoins, Ponge n’a eu de cesse de penser le lien de son pouvoir et de son devoir d’expression à la société dans laquelle cette expression avait lieu, et dès ses premiers poèmes – fût-ce seulement en représentation, puisqu’il n’a pas encore de lecteurs –, il tend à conférer un rôle actif au poète dans les affaires de la communauté. Nous aimerions donc, à travers cet article, nous livrer à l’analyse diachronique d’une carrière littéraire, pour mieux donner à voir la complexité voire les ambiguïtés du parcours de Ponge, au regard de l’histoire du vingtième siècle.

2En effet, si Ponge revendique le statut et le rôle politique de l’écrivain, un glissement va s’opérer au fil de son œuvre, glissement qui est explicité par le poète lui-même dans Pour un Malherbe, et qui semble coïncider avec son éloignement du Parti Communiste à partir de 1947 :

Comme [le] projet initial [de Malherbe] était d’épée (plutôt que de robe), ainsi le nôtre fut “révolutionnaire” : de militantisme, d’efficacité, de “service”. Puis, il devint de “magistrature” (mais de la magistrature supérieure : former, formuler la Loi, la Bombe de la nouvelle raison). (Ponge 2002, 145)

3On passe ainsi d’un projet où le poétique serait au service du politique à un projet où le poétique dicterait les lois du politique, et d’un projet ayant une dimension quasi anarchiste (rejet de la société et de toute forme d’autorité), fruit d’une révolte viscérale, à un projet législatif manifestant un tout autre rapport à l’autorité et à l’État. Du point de vue de la réception de l’œuvre, le Ponge révolutionnaire a tôt fait alors d’être présenté comme réactionnaire, ainsi qu’en témoigne la volte-face de la nouvelle avant-garde des années 1960, dans ses relations avec ce mentor soudain gênant. Il s’agira donc aussi de se demander dans quelle mesure un glissement s’opère, dans l’œuvre de Ponge, d’un projet qualifié par l’auteur lui-même de révolutionnaire, à un projet souvent qualifié de « réactionnaire ».

4Nous nous pencherons tout d’abord sur la première période de l’œuvre pongienne – qui s’étend jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale –, où il n’y a pas lieu de distinguer le politique (au sens large, c’est-à-dire une conception globale de la société et de l’articulation entre cette société et la pratique de la littérature) et la politique (au sens de l’engagement effectif dans un camp ou dans un autre). Il y a ainsi progressivement élaboration d’une forme de concordance entre la ligne d’action poétique et la ligne d’action politique. Mais à la Libération, cette concordance devient fragile. La déception politique conduit alors Ponge à élaborer une véritable « politique de l’esthétique », dont nous étudierons les modalités et les ambiguïtés.

  • 1 « À chat perché », Proêmes (Ponge 1999, 194).

« Je ne rebondirai jamais que dans la pose du révolutionnaire ou du poète1 »

Révolte contre la société et contre son usage du langage : sortir du manège

5Dans un texte de 1929 intitulé « Des raisons d’écrire », Ponge déclare :

Qu’on s’en persuade : il nous a bien fallu quelques raisons impérieuses pour devenir ou pour rester poètes. Notre premier mobile fut sans doute le dégoût de ce qu’on nous oblige à penser et à dire, de ce à quoi notre nature d’hommes nous force à prendre part. (Ponge 1999, 195)

6À l’origine de la vocation, il y aurait donc une révolte contre la société et contre l’usage que cette dernière fait du langage. Une révolte contre la langue telle qu’elle se donne – et s’impose. Précisons que Ponge, né en 1899, a commencé à écrire pendant la Première Guerre mondiale. Ce conflit a été l’occasion pour lui d’une prise de conscience des enjeux de la communication de masse, et la violence symbolique de la propagande est dénoncée dans le texte de jeunesse « Vie militaire », où l’on voit que la grossière rhétorique de son propre camp est vécue par le jeune homme comme étant bien plus menaçante que les armées ennemies. Dans plusieurs écrits, Ponge revient sur ce pouvoir des mots d’ordre assénés, sur la construction insidieuse de la croyance en leur légitimité, et sur son refus de cette aliénation. L’écriture poétique va donc être une façon pour lui de résister à une communication biaisée, manipulée.

  • 2 « En revanche les écrivains ont affaire aux ...

7Son travail peut bien être qualifié de politique au sens où l’entend Jacques Rancière dans Politique de la littérature, en ce que Ponge utilise un matériau commun (la langue), et qu’il a pour ambition d’en proposer d’autres usages2. Il est d’ailleurs frappant de constater qu’en tant que lecteur, Ponge va toujours être en quête d’outils. Mallarmé a confectionné « une massue cloutée d’expressions-fixes » pour lutter « contre le gouvernement, les philosophes et tous leurs valets occupés à tendre les plats » (Ponge 1926 n.p.) ; La Fontaine propose des « formules frappantes, capables de victoire dans une discussion pratique » (Ponge 2002, 1029) ; quant à Lautréamont, il nous offre le « dispositif MALDOROR-POÉSIES » (Ponge 1999, 633) qui rend possible le sabordage et le renflouement à volonté de notre bibliothèque. Ponge est donc très attentif à l’efficacité pratique du langage, et, de lecture en lecture, il se constitue une boîte à outils afin de faire servir la langue différemment.

8Si sa conception du langage le rapproche de Jean Paulhan – il le considèrera longtemps comme un mentor –, son discours sur la société est celui-là même des surréalistes. C’est une convergence politique qui le conduira à adhérer tardivement au surréalisme, en 1930 ; néanmoins, cette dernière ne saurait suffire à dissimuler de profondes divergences esthétiques, qui donnent lieu à deux politiques d’écriture inconciliables. Pour Ponge, il n’y a pas d’un côté l’ordre social, rejeté, et de l’autre, la langue, qui pourrait devenir instrument de libération avec l’écriture automatique. Le pouvoir de l’ordre établi s’exprime à travers le langage, utilise la langue pour mieux dominer l’individu, et l’écriture automatique, loin de libérer ce dernier, le ramène à des automatismes, à du déjà lu et à du déjà pensé. Il s’agit donc d’en finir avec « la langue telle qu’elle se donne » et de « prendre [la parole] » (Ponge 1999, 685).

9C’est pour cela que, revenant a posteriori sur la crise du langage dont il aura fait la douloureuse expérience dans sa jeunesse, Ponge écrit : « Après une certaine crise que j’ai traversée, il me fallait (parce que je ne suis pas homme à me laisser abattre) retrouver la parole, fonder mon dictionnaire. J’ai choisi alors le parti pris des choses. » (Ponge 1999, 211) Ce que veut Ponge, c’est sortir du manège où « depuis des siècles tournent les paroles » (Ponge 1999, 201). Son parti pris n’est donc pas seulement esthétique mais aussi politique, et il contribue à saper une organisation sociale figée dans un discours honni pour manifester la possibilité d’un autre ordre. À travers la fabrication d’une œuvre qui tienne lieu de nouveau dictionnaire, il s’agit de rendre possible une véritable refondation des valeurs. Un des principaux soubassements éthiques du projet est ainsi l’idée d’une recréation humaine au contact des choses. Ce que veut Ponge (et il le revendique dans plusieurs textes), c’est faire gagner à l’homme de nouvelles qualités, dont les objets fourniront les modèles. Il ne se détourne donc pas de l’humain, contrairement à ce qui lui a souvent été reproché : il se détourne seulement du « manège » humain, du manège de la parole commune avec ses métaphores et ses valeurs éculées. Dans le texte « L’opinion changée quant aux fleurs », Ponge ne s’attarde pas sur le moment de l’éclosion de la fleur, ni sur « la fraîcheur et prétendue perfection de celles que l’on offre […] en bouquets », mais sur la façon de faner des tulipes. Il écrit : « C’est au moment où les ménagères soigneuses les jettent à la poubelle, que les fleurs méritent surtout de nous émouvoir ; lors du passage de la fleur à la graine ; lors donc de la fleur fanant ou fanée. Et peut-être suffirait-il d’avoir attiré l’attention, fixé un moment les regards, porté le goût, fixé la mode sur ces moments-là pour avoir un peu modifié la morale, peut-être ; peut-être la politique ? L’opinion, du moins, de quelques personnes. » (Ponge 2002, 1217)

10Le choix d’objets simples ou de choses ontologiquement dévalorisées (comme les fleurs fanées) revêt une dimension polémique. En leur donnant la parole, Ponge fait un usage politique de l’humble qui vient le situer contre l’idéologie dominante – idéologie traditionnelle de la beauté, mais aussi prétention de l’homme à penser les choses comme inférieures ou insignifiantes. Par ailleurs, on voit que le poète ressent le besoin de fonder éthiquement ses positions esthétiques, et que son éthique se définit essentiellement en termes de relations avec autrui : relation avec les choses, envers lesquelles le poète a des devoirs ; et relation avec les hommes, la société apparaissant comme la destinatrice d’un discours qui doit faire entendre une vérité inédite. Ponge se fait donc l’avocat du monde muet : il est missionné par l’ensemble des choses muettes auprès de l’ensemble des hommes.

Le poète en « suscitateur » 

11C’est en partie dans cette attention portée au monde muet que sa position esthétique et sa position politique vont parfaitement coïncider à la fin des années 1930. Ponge adhère au PC en 1937. Cette appartenance politique ainsi que les circonstances historiques l’amènent à réfléchir de plus en plus à l’articulation entre ses choix formels (relevant d’une politique de l’écriture) et ses positions citoyennes (relevant de la politique). Or Ponge prend conscience du fait que l’engagement poétique (la rédemption des choses dans l’esprit de l’homme) et l’engagement communiste (la rédemption de l’homme) peuvent s’énoncer en une seule et même formule, formule qui est prise pour titre d’un texte écrit en 1942 : « Je suis un suscitateur ». Dans ce texte qui a tout d’un manifeste, Ponge déclare :

Je m’aperçois d’une chose : au fond ce que j’aime, ce qui me touche, c’est la beauté non reconnue, c’est la faiblesse d’arguments, c’est la modestie. Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner. […] Les humbles : le galet, l’ouvrier, la crevette, le tronc d’arbre, et tout le monde inanimé, tout ce qui ne parle pas. (Ponge 2002, 1171)

12Il n’est donc pas question, pour Ponge, de soumettre, de subjuguer les autres, au contraire, il s’agirait plutôt de partager la maîtrise pour ne pas l’exercer – et cela pourrait expliquer le surprenant possessif qui précédait le mot « dictionnaire » (« fonder mon dictionnaire »). Avec cette expression, une tension est ouverte entre singularité et collectivité, entre indépendance et obédience : Ponge n’entend pas imposer un dictionnaire, mais il tend plutôt à susciter en l’homme la confiance dans les moyens dont il dispose pour, à son tour, être en mesure de fonder le sien. De même qu’il cherchait des outils dans ses lectures, il entend en fournir un à ses lecteurs.

13Jacques Rancière, dans son ouvrage Le Partage du sensible. Esthétique et politique, insiste sur l’existence d’un commun, et sur le partage qui détermine ceux qui ont des compétences ou des incompétences au commun (Rancière 2000, 13-14). Son objectif est de poser la question des pratiques esthétiques, au sens de ce qu’elles font au regard du commun. Il définit par ailleurs la question politique de l’écriture, dans son essai sur la politique de Mallarmé, comme celle du partage de la parole en tant que mode instituant d’une certaine communauté (Rancière 2007, 93). Force est de constater que la communauté que Ponge tend à créer est une communauté fondée en singularité. Dans une certaine mesure, la parole se légitime et trouve une efficacité (potentiellement révolutionnaire) en permettant de ne plus faire corps avec le groupe. Mais ce dégagement – ou cette invitation au dégagement – ne doit surtout pas être interprété comme une expulsion du politique hors du texte. Au contraire, ce serait là la responsabilité politique de l’écrivain : proposer un « exercice énergique » (Ponge 1999, 690) et individuel de la parole, afin, par mimétisme, de rendre qui le peut maître de soi-même, actif et productif – apte à prendre la parole, et non plus seulement à la recevoir.

Lecture de Sartre

14Mais y a-t-il une efficience de la poétique pongienne ? C’est la question que se pose Sartre dans le texte qu’il consacre au poète en 1944 et qu’il intitule « L’homme et les choses ». Dans le contexte de la fin de la guerre, avec tous les débats autour de l’engagement de l’écrivain et le rôle moteur qui est alors reconnu à la poésie pour l’avènement d’une société nouvelle, la question du lien entre le poétique et le politique revêt bien sûr une dimension polémique, et elle va être au cœur du texte de Sartre, première étude d’envergure consacrée à l’œuvre de Ponge.

15Dans une première partie, le philosophe se penche sur la doctrine de Ponge, puis il en vient à l’examen des œuvres, afin de voir si les textes correspondent aux théories précédemment exposées. Sartre perçoit bien que la poésie telle que la conçoit Ponge n’est pas un dégagement à l’égard des contingences humaines, et qu’elle se veut une mission de service. De même que le révolutionnaire décrasse la société, Ponge décrasserait le langage, et l’origine avouée de sa vocation est de servir l’humain en parlant. Le projet pongien rencontre nécessairement les préoccupations de Sartre, puisque la nomination joue un rôle fondamental dans la conception de la littérature que ce dernier est alors en train d’élaborer. « Parler, c’est agir : toute chose qu’on nomme n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence. Si vous nommez la conduite d’un individu, vous la lui révélez : il se voit », écrit-il dans Qu’est-ce que la littérature ? (Sartre 1949, 27). Par ailleurs, le souci d’un public à constituer est prégnant chez les deux écrivains : le questionnement ultime de Qu’est-ce que la littérature ? est « pour qui écrit-t-on ? ». Sartre fait ainsi du public sur lequel l’auteur compte agir la légitimation même de l’écriture. Quant à Ponge, on a vu combien il insistait sur la nécessité de constituer un lectorat, formé en priorité de ceux qui se taisent.

16Néanmoins, très vite, dans son étude, Sartre va nier toute efficace à la praxis de Ponge : « Ponge a-t-il compris qu’un véritable révolutionnaire devait être constructeur ? » (Sartre 1947, 233). L’aspiration révolutionnaire, le désir d’agir pour les hommes par la prise de parole, toutes ces ambitions, discernées avec justesse par Sartre, sont, selon ce dernier, vouées à l’échec. À partir de l’œuvre de Ponge, Sartre développe en fait la matrice de la caractérisation plus générale de la poésie qui ouvrira Qu’est-ce que la littérature ?, avec l’opposition heideggerienne entre Zeug (instrument) et Ding (chose). Dès lors que les poètes choisissent « l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes », la nomination ne saurait être un moyen d’action, les poètes étant des hommes « qui refusent d’utiliser le langage » (Sartre 1949, 19). Pour Sartre, les mots ne sont qu’une « médiation entre un sujet qui existe en dehors d’eux […] et un réel qui existe en soi » (Sartre 1949, 23) ; alors que tout l’effort de Ponge consiste au contraire à constituer les moyens d’expression en réalité incontournable à la connaissance du monde extérieur – les choses résultant aussi des mots par lesquels nous les désignons, de même que le sujet est produit par son discours plus qu’il ne lui préexiste. Pour le dire autrement, leur divergence dans leur conception du réel et du sujet conduit à un désaccord sur leur conception de l’action. Pour Sartre, la prise de parole n’est action que dans la mesure où elle amène le lecteur à agir dans l’ordre de ce qu’il appelle le réel, tandis que l’action que Ponge cherche à provoquer est surtout verbale. La prise de parole, à elle seule, peut être une action sur le monde, et il en appellera, en 1955, à une œuvre « dont le titre puisse être : Actes ou Textes » (Ponge 2002, 176).

17Enfin, la réserve de Sartre face à la manière d’être politique des textes pongiens tient bien sûr aux sujets traités par le poète. À la « littérature des grandes circonstances » souhaitée par Sartre, Ponge oppose une littérature des choses a priori insignifiantes. C’est aussi qu’à ses yeux – on l’a vu avec l’extrait de « L’opinion changée quant aux fleurs » – le politique tend davantage à se manifester dans la moindre chose que dans les « grandes circonstances ».

18Si la dimension révolutionnaire de l’esthétique pongienne est jugée inefficiente par Sartre en 1944, il n’empêche que l’Occupation représente un moment de parfaite concordance entre la position politique de Ponge (son engagement au PC, son engagement dans la Résistance) et sa position poétique (donner la parole à ceux qui ne l’ont pas). Mais, après-guerre, une distinction va peu à peu se faire jour entre la ligne d’action poétique et celle de l’action politique. La cohérence entre les certitudes politiques, l’accomplissement de son œuvre et la visée d’un public s’effondre. Dans ce contexte difficile, il nous reste à voir quelles solutions Ponge va trouver pour ne pas renoncer à l’action et au civisme.

Ponge ministre de la patrie-langue : d’un projet révolutionnaire à un projet réactionnaire ?

Prise de distance avec le Parti Communiste

19En 1947, Francis Ponge prend ses distances avec le Parti communiste et ne renouvelle pas sa carte. Ses écrits sur la peinture, et notamment sur Georges Braque, s’inscrivent dans le contexte de vifs débats sur les rapports de l’art et de la politique. Dans ses premiers textes sur Braque – « Braque le réconciliateur », écrit en 1946, et « Braque ou l’art moderne comme événement et plaisir », écrit en 1947 – Ponge pose les questions suivantes : qu’est-ce qu’être réactionnaire en art ? Qu’est-ce qu’un art révolutionnaire ? L’adresse qui ouvre le second texte – « aux réalistes en politique dont je me flatte d’être l’élève et l’ami » (Ponge 1999, 136) – résonne de façon clairement ironique et polémique. Ce que Ponge sous-entend, non sans insolence puisque cet article est publié dans Action, hebdomadaire communiste, c’est qu’on peut être « réaliste en politique » et réactionnaire en art. En effet, un des reproches communément fait à Braque par les communistes de l’époque est d’avoir « tout du bourgeois » (Ponge 1999, 135) : le goût de l’ordre, du calme, de la tranquillité. Or Ponge estime au contraire que Braque est révolutionnaire par la « réconciliation » qu’il opère. En faisant du peintre un artiste capable d’opérer une réconciliation « de l’Homme avec la nature des choses », il tient un discours guère orthodoxe puisqu’il affirme la possibilité pour l’art d’agir indépendamment des réconciliations qui auraient effectivement lieu ou pas au niveau social. Les mots sur lesquels se conclut l’article de 1946 constituent ainsi une revendication en faveur d’une autonomie de l’art : « Braque est, visiblement, l’un de ces réconciliateurs provisoires. Que peut-on lui demander de mieux ? Et qu’on nous laisse à notre laboratoire. » (Ponge 1999, 135).

20Bien peu orthodoxe est aussi l’insistance que met Ponge à valoriser chez le peintre sa façon de répondre au trouble de l’époque par le « plein contentement » que procure l’équilibre sur ses toiles de quelques objets simples, à l’écart donc de tout engagement dans les causes du moment. Bien sûr, à travers cette défense de l’art de Braque, Ponge traite de questions qui sont les siennes propres, et il répond indirectement à des critiques qui ont pu être portées sur ses textes, notamment quant à l’innocuité des sujets traités, du papillon au cageot. C’est à ces objets, « les plus communs, les plus habituels », voire les plus « terre à terre » (Ponge 1999, 139), que nous devons nous réadapter, dans le chaos où l’on est plongé, et il ne faudrait pas oublier, face à la perfection des œuvres de Braque, le déséquilibre d’où elles nous ont tirés. L’enjeu des textes sur la peinture est finalement celui du pouvoir de l’art à opposer au trouble humain une beauté qui constitue sa réponse propre. Ponge revendique le droit pour l’art de produire cette réponse spécifique et il suggère aussi que l’efficacité produite par la beauté ne le cèderait en rien à celle de l’action politique.

21Cette évolution dans sa conception de l’articulation du poétique et du politique se retrouve au cœur de son travail poétique, dans le texte Le Savon, dont la rédaction est en partie contemporaine de celle de « Braque le Réconciliateur ». Ponge y revendique pour son propre compte les valeurs imputées à Braque :

Chez nous c’est l’aisance, l’ordre, ça brille. Là tout n’est qu’ordre, beauté, luxe, calme et volupté. Enfin la bourgeoisie même. Et je m’en voudrais bien de montrer autre chose que ce que je suis capable de mettre en ordre, de rendre avenant et confortable, de polir, de faire luire et d’ouvrir enfin aux rayons du sourire et de la volupté. (Ponge 2002, 388)

22Il y a donc réhabilitation des valeurs bourgeoises, identifiées auparavant comme étant « le beau et le délicat » (Ponge 2002, 384), et Ponge en appelle à une révolution qui, amenant au pouvoir la classe exploitée, permettrait à tous les humains de rechercher ces valeurs, de les introniser et d’en jouir. Sa ligne d’action se définit ainsi maintenant dans le sens de la conservation.

23Néanmoins, l’éloignement de la ligne du Parti ne va pas de soi, il reste source de scrupules pour le poète, qui oscille entre déclarations provocatrices et tentatives de justification voire de conciliation. Il s’efforce encore de définir une position de compromis pour articuler sa position politique et sa position poétique :

Je ne détournerai personne du devoir d’action et de révolte. Au contraire, lorsque la situation est prégnante […], considérant que chaque homme (fût-il artiste) doit accorder une part au moins de son activité à l’action civique, je prendrai parti du côté que j’ai dit. Quoi qu’il en soit, il ne serait pas honnête de ma part de renoncer le moins du monde aux valeurs qu’une formation, bourgeoise sans doute, mais enfin humaine aussi, m’a amené à considérer une fois pour toutes comme les plus dignes d’être recherchées ou défendues.

24D’où la conséquence suivante :

[À] l’intérieur de ce parti unique que j’avais adopté, j’agirai – tout en reconnaissant qu’il est tout qualifié pour mener mes amis et moi dans les sentiers de la victoire […] – j’agirai donc dans le sens de la conservation (serait-ce en aparté ou en sourdine) de ces valeurs nobles et délicates que je place au plus haut et lui assigne pour fin dernière. (Ponge 2002, 385)

25L’on ressent bien, dans ce passage, la difficulté de l’articulation du politique au poétique, avec la tentation de la scission activité civique/activité artistique (puisque Ponge parle d’« accorder une part de son activité à l’action civique »). D’une part, Ponge est tenté par une position de retrait et il prône l’autonomie de l’art ; d’autre part, il n’a pas renoncé à ses préoccupations d’ordre collectif. Si le poète n’entend pas renoncer à l’action et au civisme, il lui reste donc à parvenir à les concentrer dans la littérature « telle quelle », et c’est ce à quoi il va s’atteler avec le Pour un Malherbe.

Du Pour un Malherbe à « Nous, mots français » : des ambiguïtés d’une « nationalisation » de la langue

26La méditation de Ponge autour de la figure de Malherbe dure près de sept ans, de 1951 à 1957, et elle s’attache, après la déception politique que lui a valu son engagement au PC, à créer les conditions d’un nouveau départ. Le livre s’ouvre ainsi sur le désaveu de l’ancienne appartenance politique : « Nous étant d’abord jetés avec enthousiasme dans le parti démocratique, nous n’y avons pas trouvé la vertu ; pire, toute dignité nous en a paru absente, toute fraternité proscrite. » (Ponge 2002, 19). Ponge critique aussi vertement ce que les partis exigent des écrivains, soit leur résignation, et qu’ils meurent à eux-mêmes « pour flatter les bas instincts du peuple » (Ponge 2002, 17).

27Ce que veut en fait démontrer Ponge, à travers l’exemple de Malherbe, c’est que le poète n’est pas au service du politique, mais qu’il le précède, voire le domine. C’est pour cela que l’histoire de la littérature française est abordée avant l’Histoire tout court. Le 15 septembre 1952, Ponge écrit : « Qu’on imagine la plus sommaire, la plus élémentaire, la plus abrégée des Histoires de la Littérature française, l’un de ses principaux chapitres sera intitulée “la Réforme de Malherbe” » (Ponge 2002, 72). Par l’action décisive qu’il a eu sur l’évolution de la langue, Malherbe aurait permis à la France de devenir la première puissance du monde pendant deux cents ans, l’ordre dans les lettres précédant l’ordre dans les institutions : « Il y a eu un moment où le noyau de la France est devenu le plus dur du monde. Cela se situe vers 1615, après Henry (sic) IV et Sully : nous avons alors Malherbe (nous l’avions déjà depuis quelques temps) et Richelieu. » Malherbe apparaît ainsi comme le noyau autour duquel se serait cristallisé l’esprit français. Et ce qu’établit le Pour un Malherbe, en coordonnant à plusieurs reprises les noms du poète et du ministre, c’est la légitimité du poète comme ministre – ministre de la patrie-langue ou de la langue-patrie.

28À partir de là, le rôle politique de l’écrivain est redéfini : ce dernier doit « redonner force et tenue au langage » (Ponge 2002, 15), à l’image de Malherbe, qui, en son temps, a réagi par un geste de réforme et d’unification de la langue, un geste instituant, face aux excessives richesses de l’inventio renaissante. Ponge développe donc une politique de la langue unissant étroitement la langue et la nation, ainsi qu’en témoigne la récurrence de l’adjectif « français ». En effet, dans ce texte de près de trois cents pages, tout est « français » : la langue, la littérature, l’esprit, la bibliothèque, la civilisation… au point que le cœur du livre semble bien devoir être, plus encore que Malherbe, le « Donné français » : « Disons que le Donné français (parmi le Donné humain) mérite d’être maintenant reconsidéré et mis en ordre. » (Ponge 2002, 44) L’on voit que cette redéfinition de la condition de l’artiste comme magistrature suprême a ses ambiguïtés. Ponge libère-t-il vraiment le poétique du joug des partis politiques, avec cet idéal d’un poète qui n’appartiendrait plus qu’au parti de la Langue ? Son mysticisme politique de la Langue, centré sur l’idée de francité, ne s’inscrit-il pas dans un contexte précis ? Ponge en a bien conscience, qui écrit le 29 décembre 1954 : « Il faut être violemment patriote en ce moment : patriote français et patriote de la civilisation gréco-latine. Ce Malherbe m’en est une occasion » (Ponge 2002, 116). Double résonance du « en ce moment », qui peut s’entendre comme allusion à la guerre froide – l’écrivain manifestant son refus de prendre parti pour l’un des deux impérialismes politique et économique, américain ou soviétique, et prônant, comme l’a bien montré Bénédicte Gorrillot, « la troisième voie d’une exception française qu’il rattache à une exception de langue et de culture » (Gorrillot 410) – mais aussi comme allusion à la guerre d’Algérie. Le fantasme linguistique de la francité et de la latinité (puisque Ponge exalte la source latine du français) apparaît alors comme étant inséparable du fantasme politique de l’impérialité ; la volonté d’échapper au joug de la politique en élaborant une politique de l’esthétique conduit finalement à une repolitisation du discours.

  • 3 « On peut leur dire : donnez tout au moins l...

29En guise de conclusion, l’on pourrait remarquer qu’il y a évolution vers une conception littérale de la formule de 1929 : Ponge écrivait alors que l’écriture telle qu’il la pratiquait était « une œuvre de salut public » (Ponge 1999, 193), puisqu’il entendait sauver ceux qui « étouff[aient] » dans les paroles « toutes faites » (Ibid.)3 en apprenant à ces derniers l’art de résister aux paroles, afin qu’ils puissent fonder leur propre rhétorique, leur propre dictionnaire. Il s’agissait donc d’une mission de service au service de l’individu – et de l’individualité de chacun. Or du service de l’individu, l’œuvre va se mettre au service de la République, du fait d’une définition politique de la langue où servir la langue, c’est servir l’État. Mission de salut public au sens le plus littéral du terme donc, et qui va conduire en 1978 à l’essai de prose civique « Nous mots français ». Dans ce texte, publié dans la NRF juste avant les élections législatives, Ponge en vient à appeler à voter pour le RPR de Chirac. La nouvelle avant-garde du groupe Tel Quel ou de la revue TXT, qui était proche de Ponge, n’apprécia pas ce nouveau parti pris… d’où la rupture, et ce « malaise dans l’admiration » dont parle Christian Prigent (Prigent 135-145, 2014) : malaise face à une œuvre qui recelait une certaine puissance émancipatrice et qui, dans les derniers textes, en vient à multiplier les signes ostentatoires de choix (nationalisme, élitisme aristocratique, obsession ethnique, puritanisme linguistique) qui ne vont certes pas dans une direction émancipatrice. Néanmoins, la richesse du parcours de Ponge tient sans doute aussi à ses contradictions, et si le métier poétique n’y est jamais dissocié du politique, les deux témoignent, en leur registre propre, de la difficile coexistence du conservatisme et du désir révolutionnaire, du classicisme et de l’invention.

Bibliographie

GORRILLOT, Bénédicte. « Francis Ponge et l’exception française : une politique gaullienne de l’écriture ». Contemporary French & Francophone Studies 12. 3 (2008) : 403-412.

PONGE, Francis. Œuvres complètes (sous la direction de Bernard Beugnot). Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 volumes, 1999 et 2002.

PRIGENT, Christian. « Malaise dans l’admiration », Presses universitaires du Septentrion. Politiques de Ponge 316 (2014) : 135-145.

RANCIÈRE, Jacques. Le Partage du sensible. Esthétique et politique. Paris : La Fabrique éditions, 2000.

RANCIÈRE, Jacques. Politique de la littérature. Paris : Éditions Galilée, 2007.

SARTRE, Jean-Paul. « L’homme et les choses ». Poésie 44 20 (juillet-octobre 1944) : 58-71 et 21 (novembre-décembre 1944) : 74-92. Repris dans Situations I, Paris : Gallimard, 1947. 226-269.

SARTRE, Jean-Paul. Qu’est-ce que la littérature ? (1948). Repris dans Situations III. Paris : Gallimard, 1949. 15-267.

Notes

1 « À chat perché », Proêmes (Ponge 1999, 194).

2 « En revanche les écrivains ont affaire aux significations. Ils utilisent les mots comme des instruments de communication et se trouvent par là engagés, qu’ils le veuillent ou non, dans les tâches de construction d’un monde commun. » (Rancière 2007, 13)

3 « On peut leur dire : donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes. Ils répondront : mais c’est là surtout, c’est là encore que je sens les autres en moi-même, lorsque je cherche à m’exprimer je n’y parviens pas. Les paroles sont toutes faites et s’expriment : elles ne m’expriment point. Là encore j’étouffe. » « Rhétorique », Proêmes (Ponge 1999, 193).

Pour citer ce document

Pauline Flepp, «Francis Ponge : un art poétique fondé en raisons politiques ?», TIES [En ligne], TIES, Poétique / politique : l’esthétique en partage ?, mis à jour le : 11/05/2019, URL : http://revueties.org/document/561-francis-ponge-un-art-poetique-fonde-en-raisons-politiques-pauline-flepp.

Quelques mots à propos de :  Pauline  Flepp

Agrégée de lettres modernes, Pauline Flepp termine une thèse sous la direction de Didier Alexandre qui a pour objet la tension entre singularité et appartenance caractéristique de l’ensemble de la trajectoire d’écriture de Ponge. Elle est responsable du projet Ponge du Labex Obvil, dont un des volets importants est la mise en ligne exhaustive de la correspondance de Francis Ponge. Elle anime avec Benoît Auclerc (Université Lyon-III) le séminaire « La fabrique pongienne » et codirige les Cahiers Francis Ponge (Éditions Classiques Garnier).