Car poétique rime avec musique
L’oralité et la musique dans Un Coup de dés de Mallarmé
Résumé
Cet article propose une réflexion sur l’importance de la musique dans la dernière phase de la production de Mallarmé, et tout particulièrement sur les changements dans le rapport entre musique et poésie dans Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard. Pour affronter la crise de la poésie (et notamment, la crise du vers alexandrin), Mallarmé semble évoquer le pouvoir de la musique pour deux raisons principalement. En premier lieu, la musique assurerait à la poésie une voix. En second lieu, elle garantirait que la valeur sacrée de la poésie ne s’évanouisse pas. La présentation graphique du poème, qui prévoit la dissémination du vers sur la page, proposerait une alternative à la dissolution du mètre classique. Cette tentative ne propose pas un franchissement de l’alexandrin, mais, au contraire, sa préservation dans une nouvelle forme. Pris dans le grand projet inachevé du Livre, Un Coup de dés serait basé sur le parallélisme fondamental entre la notion de mise en scène idéale et celle de Messe. Tous les concepts centraux impliqués dans le Livre conflueraient ainsi dans le poème, comme par exemple l’ambiguïté entre Page et Scène ainsi que le rôle central joué par le Lecteur en tant qu’exécuteur véritable de la partition. La disposition graphique du poème donnerait alors lieu à une partition exécutée en soi-même et présenterait à la modernité la possibilité d’une forme révolutionnaire d’oralité muette.
Abstract
This article proposes a reflection on the importance of music in Mallarmé’s later work, that is how the changing relationship between music and poetry is analyzed in Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard. In order to address the issue of the crisis of poetry (and, particularly, the crisis of the French alexandrin), Mallarmé seems to evoke the power of music for two reasons mainly. First of all, music would assure poetry the voice it constantly runs the risk of losing. Secondly, music would guarantee the sacred value of poetry. The poem’s graphic presentation proposes an alternative to the dissolution of the classical meter. The purpose of this attempt is not to dismiss the French alexandrin but, on the contrary, to protect it by giving it a new shape. Part and parcel of the major project and incomplete Livre, Un Coup de dés is based on the fundamental parallelism between two notions: that of a profane and ideal mise en scène and that of Mass. All the key concepts involved in the Livre would then merge into the poem as one can notice the ambiguity between Page and Scène or the central role played by the Reader as the actual creator of the score (partition). The poem’s graphic arrangement would give rise to a partition which is performed into oneself and would present the modernity with the possibility of a revolutionary form of mute orality.
Texte intégral
Car toute âme est un nœud rythmique
(Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres)
1La dernière période de la production de Mallarmé est traversée par des préoccupations sensiblement différentes de celles opérant dans ses œuvres précédentes. Elle répond tout à fait au problème exprimé dans La Musique et les Lettres : « On a touché au vers » (Mallarmé II 2003, 64).
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1 « Ajouter que de cet emploi à nu de la pensé...
2Pour Mallarmé, la naissance du vers libre remet en question non seulement la survivance de l’alexandrin, mais également la possibilité de survivance même de la poésie. La crise de vers est la crise de la poésie ; sa composante sacrée menace de se dissoudre et doit par conséquent être préservée. Cela explique pourquoi, dans la dernière phase de sa production, Mallarmé essaie de trouver une solution à la crise de vers et, simultanément, cherche à découvrir un nouveau chemin pour la poésie. Un Coup de dés représente la forme la plus accomplie de cet effort qui caractérise également le projet du Livre et des Noces d’Hérodiade. La tentative de reformulation du rapport entre poésie et musique est au centre de l’expérimentation mallarméenne. La musique, comme la redécouverte d’une dimension performative de la poésie, auraient pour objectif de préserver sa valeur sacrée. Ainsi, le côté explicitement musical du Coup de dés, présenté par son auteur comme une partition à lire et à voir1, ferait appel à l’ancienne dimension orale de la poésie, écrite précisément pour être énoncée à voix haute ou pour être chantée. De ce point de vue, le témoignage de Valéry – la première personne à qui Mallarmé montre le manuscrit du poème – reste fondamental. En premier lieu, parce qu’il rappelle à quel point cette partition devait être exacte, chaque détail graphique étant le résultat d’un long travail de positionnement de la part de l’auteur ; en second lieu, parce qu’il explique que le dispositif parfait, ainsi créé, devait être à la fois « verbal » et « visuel ». Dans une lettre au Directeur de Marges, Valéry s’oppose en ces termes à la représentation théâtrale du Coup de dés :
Je ne doute pas, Monsieur le Directeur, de la pureté de l’intention chez les personnes qui veulent mettre le Coup de dés sur le théâtre […]. Si elles eussent, le moins du monde, connu Mallarmé vivant, et qu’elles eussent, comme moi-même, entendu ce grand homme discuter (au sens presque de l’algèbre) les moindres détails de position du système verbal et visuel qu’il avait construit, si elles l’eussent assisté, vérifiant minutieusement le montage de cette figure en qui devait se composer le simultané de la vision avec le successif de la parole, comme si un équilibre très délicat eût dépendu de ces précisions, je les assure que l’idée, jamais, ne leur serait venue d’abolir, au moyen d’interprètes, tout ce profond calcul par le hasard ! (Valéry I 1957, 625)
3Si toute mise en scène de l’œuvre, comme nous l’explique Valéry, conduit à une déformation radicale du but initial de l’auteur, il reste cependant à déterminer comment cette partition pouvait être exécutée. Aborder cette question implique une réflexion sur l’oralité potentielle de l’œuvre tout en permettant de dévoiler la nouveauté de la tentative mallarméenne. Le Coup de dés a influencé le XXe siècle de façon particulièrement significative, car il a mené l’une des réflexions les plus approfondies sur la modernité. Il a été écrit pour répondre aux questions posées par celle-ci, notamment concernant les nouvelles formes littéraires qui se posaient comme des modèles alternatifs à la suprématie du vers classique : le vers libre et le poème en prose. La forme révolutionnaire du Coup de dés tient compte de ces deux expériences tout en essayant, d’une certaine manière, de les inclure à l’intérieur de l’œuvre, ce qu’explique la préface de Cosmopolis : « la tentative participe, avec imprévu, de poursuites particulières et chères à notre temps, le vers libre et le poème en prose » (Mallarmé I 2003, 392).
4Afin de mieux comprendre la tentative mise en acte dans le Coup de dés, il peut être utile de prendre en considération quelques-uns des nombreux écrits en prose de Mallarmé précédant la rédaction du poème – la plupart d’entre eux sont rassemblés dans le recueil Divagations – lesquels peuvent être considérés a posteriori comme une sorte d’explication de celui-ci. Ces textes montrent non seulement la nature des préoccupations de Mallarmé par rapport à la modernité, mais aussi sa volonté de l’habiter pour tenter de la modifier. Or, il n’adopte jamais une attitude conservatrice visant à protéger coûte que coûte le vers alexandrin, mais comme on peut le constater dans le Coup de dés, il cherche des solutions permettant de le dépasser, du moins partiellement. À propos du poème, Mallarmé écrit que le vers classique ne transgresse pas, mais disperse : « je ne transgresse cette mesure, seulement la disperse » (Ibid., 391).
5La réarticulation de l’élément musical se manifeste justement à travers la dispersion de la mesure classique sur la page ; de cette manière, la musique s’avère être étroitement liée à l’élément visuel. L’aspect typographique du Coup de dés fait partie intégrante de la nouvelle forme d’oralité que la poésie de Mallarmé cherche à situer dans l’espace. L’idée d’une poésie qui se pose comme une sorte de « Musicienne du silence » (Ibid., 27) – trait caractéristique de la poétique mallarméenne – semble se développer dans la phase finale de la production de l’auteur car elle intègre également un aspect visuel. Le son est récupéré à travers la visibilité d’un rythme, principalement à travers une danse. C’est dans la possibilité de « voir » ce silence, ou si l’on préfère cette musique du silence, que réside la dimension performative. La poésie a besoin d’être mise en scène pour continuer à être, pour ne pas risquer de se disperser comme l’alexandrin, pour éviter de se perdre dans le silence. La musique assure à la poésie une voix, même si cette voix demeure implicite, ainsi qu’une scène. La double page devient le lieu de cette mise en scène.
6L’évolution du rapport entre musique et poésie apparaît surtout dans deux écrits, qui sont presque contemporains l’un de l’autre et dans lesquels se développe un thème principal : d’une part Crise de vers, texte composite issu de Divagations ; et d’autre part, La Musique et les lettres, conférence que Mallarmé a tenue à Oxford et à Cambridge en 1894. Dans ces deux textes, Mallarmé fait coïncider la crise de la poésie avec la crise de l’alexandrin. Si pour sortir de cette crise, la musique doit désormais être présentée comme étant un élément clé de façon explicite, il nous faut réfléchir à la signification que ce terme acquiert chez l’auteur.
7Dans la première phase de sa production poétique, par exemple dans le Faune ou dans les premières versions d’Hérodiade, la musique reste intrinsèque au vers et coïncide presque parfaitement avec sa composante métrique et rythmique. Pour Mallarmé, le potentiel musical (et sacral) que la poésie nécessite est tout aussi inhérent à l’alexandrin. Expérimenter à l’intérieur de cette structure suffirait à trouver des sonorités nouvelles. Néanmoins, l’écroulement ou la mise en crise de l’alexandrin bouleverse radicalement la situation. Si la poésie conserve sa structure solide, son caractère musical ne lui est plus assuré : elle risque de perdre le son, la garantie séculaire de sa voix. Il est donc nécessaire d’encadrer cette dissolution, de constituer les limites permettant de la contenir. En ce sens, le lieu délimité de la page retient le vers pourtant dispersé. Même si les mots du Coup de dés apparaissent abandonnés aux flots, perdus dans le blanc de la page, on constate cependant que la scène, le lieu du poème, demeurent intacts. Du fait de cette dispersion de l’alexandrin sur la page et de l’éparpillement des mots qui en résulte, le Coup de dés peut être considéré comme une représentation exacte de la crise de vers : « LE NOMBRE / existât-il / autrement qu’hallucination éparse d’agonie » (Ibid., 383).
8Ici, la crise est mise en scène et donc, pleinement réalisée. Ainsi, paradoxalement, tout en essayant de protéger la poésie de la crise, Mallarmé la pousse dans ses retranchements à travers ce poème. De même, la structure de l’alexandrin est mise en discussion de façon encore plus explicite que dans le poème en prose ou dans le vers libre. Le trait caractéristique de l’expérimentation mallarméenne consiste en cela : afin de faire face aux temps modernes, Mallarmé ne cherche pas refuge dans un au-delà idyllique où la poésie réitèrerait sans cesse ses formes anciennes (le culte immaculé de l’alexandrin), mais il cherche à former un tout avec la modernité et la crise qu’il présente. En effet, pour protéger la poésie et le vers de la disparition et de la dissolution, il les fait tous deux pénétrer dans la poésie et dans la poétique qui les expriment. Ces deux concepts non seulement imprègnent de plus en plus sa réflexion en prose (où les mots disparition et dissolution apparaissent à plusieurs reprises), mais sa poésie en montre les effets visibles.
9Il faut cependant remarquer que la solution proposée n’a pas comme but de supplanter le vers classique. Comme Mallarmé le dit dans Crise de vers, l’alexandrin doit toujours maintenir un rôle central dans la poésie à venir, comme il doit rester le vers officiel : « je demeure convaincu que dans les occasions amples on obéira toujours à la tradition solennelle, dont la prépondérance relève du génie classique » (Mallarmé II 2003, 207). Dans le Coup de dés, les mots bougent sur la page (en ce sens aussi peut-on dire qu’ils sont mis en scène ou exécutés), et sont appelés à prendre la place de « l’ancien souffle lyrique » (Mallarmé II 2003, 211). La musique du poème coïncide avec sa partition, devenant une respiration sonore et muette, qui se réaliserait en une symphonie. Comparer un extrait de Crise de vers à la présentation du poème pour Cosmopolis nous permet de mieux définir ce que la symphonie représente pour Mallarmé :
[. . .] nous en sommes là, précisément, à rechercher, devant une brisure des grands rythmes littéraires […] et leur éparpillement en frissons articulés proches de l’instrumentation, un art d’achever la transposition, au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien […] (Mallarmé I 2003, 212).
Leur réunion s’accomplit sous une influence, je sais, étrangère, celle de la Musique entendue au concert ; on en retrouve plusieurs moyens m’ayant semblé appartenir aux Lettres, je les reprends. Le genre, que c’en devienne un comme la symphonie, peu à peu, à côté du chant personnel, laisse intact l’antique vers, au quel je garde un culte et attribue l’empire de la passion et des rêveries (Ibid., 392).
10Comme le montre tout particulièrement le premier extrait, la dispersion du vers réalisée dans le Coup de dés est une réponse à l’éparpillement du rythme littéraire. Encore une fois, la tentative n’est pas de reconduire ce qui s’est dissous dans une structure fermée, mais d’en soutenir la forme ouverte ou dispersée. C’est à partir de cette dispersion originaire que la disposition graphique révolutionnaire du Coup de dés prend forme. Lorsque Mallarmé utilise des termes appartenant à la sphère musicale, ceux-ci glissent dans la sphère poétique pour se plier à ses lois, jamais l’inverse. En ce sens, bien qu’elles soient stimulantes, les interprétations assignant le Coup de dés à une structure musicale définie – qu’il s’agisse d’une fugue (Roulet 269) ou de structures dodécaphoniques (Taminiaux 73-74) – ne sauraient nous persuader complètement. Mallarmé prend à la musique (ou littéralement reprend à la musique) des instruments, mais seulement pour les rendre à la poésie. Il ne veut pas faire de la poésie une musique.
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2 L’interprétation que l’on pourrait définir c...
11Nous n’avons pas ici l’intention d’aborder la rivalité supposée de Mallarmé avec la musique, et avec Wagner en particulier, à propos de laquelle la critique a déjà beaucoup écrit (par exemple, à propos de l’expression reprendre à la musique son bien)2. Nous souhaitons plutôt interroger la possibilité de préserver et de récupérer la valeur sacrée de la poésie et notamment, ce qu’il advient de son oralité lors du concert muet du poème.
12Les expérimentations de Wagner deviennent particulièrement importantes pour Mallarmé, notamment dans son projet de relier la musique et le théâtre à une composante rituelle et sacrée. Mallarmé n’a dédié à Wagner qu’un texte relativement court, écrit sur commande pour la Revue wagnérienne et intitulé Richard Wagner, Rêverie d’un poète français (1885), ainsi qu’un sonnet intitulé Hommage. Par ailleurs, le poète a affirmé n’avoir jamais vu au théâtre aucune œuvre de Wagner. L’attitude de Mallarmé est donc tout à fait différente de celle de Baudelaire, par exemple, qui aimait et connaissait l’œuvre de Wagner et se proposait de la faire apprécier sur la scène parisienne (Meitinger 76). Lorsque Mallarmé cite Wagner, il n’analyse jamais d’œuvre spécifique, mais il fait référence à des idées de façon générale. Tout comme la musique, Wagner l’intéresse en ce qu’il peut apporter à la poésie. Ainsi, quand il cite Wagner, il se réfère de façon non circonstanciée à ses théories sur le Drame total et aborde en particulier son idée de représentation comme culte : « Cérémonies d’un jour qui gît au sein, inconscient, de la foule : presque un Culte ! » (Mallarmé II 2003, 153).
13Entre l’idée de Drame total de Wagner et celle d’Office sacré développée par Mallarmé dans maints textes de Divagations, il existe des similitudes évidentes. Dans la nouvelle poétique de Mallarmé, la poésie doit surtout retrouver sa composante orale pour atteindre son caractère rituel : pour être célébrée, elle doit être énoncée à voix haute. Ce n’est qu’après cette restitution que la symphonie peut prendre forme. Mais celle-ci reste une symphonie muette. Une symphonie transposée et transformée en Livre.
14La symphonie, voire l’accord des sons entre eux, selon l’étymologie grecque du terme, s’incarne dans une vision simultanée des mots. La disposition en mouvement qui en résulte propose, comme Mallarmé l’affirme, une nouvelle forme de lecture, qui ne procède plus du haut vers le bas, mais qui devient simultanée. La symphonie coïncide avec la composante graphique du poème : sa respiration est la mise en œuvre, contemporaine et non latente, de sa partition. De cette manière, la poésie retrouve son oralité en transformant non seulement le souffle en respiration, mais aussi en une véritable instrumentation. Cela signifie que le Coup de dés n’est pas une partition en attente d’être exécutée par un lecteur, mais serait elle-même une partition exécutée.
15Néanmoins, l’auteur évoque également la possibilité de lire le texte à voix haute. Dans la présentation de Cosmopolis, il suggère d’ajuster le ton de la voix à la taille des caractères : « la différence des caractères d’imprimerie entre le motif prépondérant, un secondaire et d’adjacents, dicte son importance à l’émission orale et la portée, moyenne, en haut, en bas de page, notera que monte ou descend l’intonation » (Mallarmé I 2003, 391-392).
16Il y a deux raisons possibles à ce renvoi paradoxal à un concert muet et à une exécution réelle du poème. Si d’un côté, il existe une oscillation constante entre mise en scène réelle et idéale (oscillation qui caractérise aussi le projet du Livre), il est également vrai que la présentation de Cosmopolis présente un souci permanent de simplicité. La nature révolutionnaire du poème veut ici être redimensionnée et devenir acceptable pour un public de lecteurs non spécialisés. Ainsi, ce texte bref contient certaines indications fondamentales de Mallarmé sur le poème, tout en impliquant une simplification des questions qu’il met en cause. On peut également remarquer que le renvoi à un concert muet ne signifie pas l’impossibilité pour la poésie de devenir sonore – ou en d’autres termes une infériorité de la poésie par rapport à la musique. Selon une lecture prépondérante lors du XXe siècle, et grandement influencée par les belles pages de Maurice Blanchot sur Mallarmé, le silence évoqué n’est pas le résultat d’un échec de la poésie (Blanchot 1949, 1955, 1959).
17Grâce à la musique, à laquelle la poésie reprend littéralement son bien, le silence peut retrouver un son et ainsi devenir une voix qui s’élève de la page. Ce n’est pas un hasard si l’intensification des réflexions sur la musique dans les écrits en prose de Mallarmé s’accompagne d’une attention croissante au théâtre (la Scène par excellence) et à la danse. Parce qu’il remet en cause l’idée d’un concert muet, l’instrumentation du poème implique également celle d’une sorte de danse immobile. Ces différents aspects sont réunis dans le poème, notamment dans sa mise en scène idéale ou virtuelle. Si le souffle lyrique peut être considéré comme étant dispersé, celui-ci n’a pas disparu pour autant. Les aspects que l’on supposait auparavant propres à l’alexandrin (sa garantie de sacralité et d’oralité, sa musicalité intrinsèque) sont maintenant dispersés tout au long du poème et suivent les formes structurées d’une instrumentation.
18Mais il ne suffit pas que cette musique soit exécutée, elle doit également et impérativement être écoutée par une foule réunie. Comme Mallarmé l’indique expressément dans la préface du poème, pour préserver la valeur sacrée de la poésie il faut faire référence à une musique « entendue au concert » (Mallarmé I 2003, 392). C’est seulement grâce à l’union entre un exécuteur/énonciateur et un public à l’écoute que la mise en scène peut s’affirmer comme véritablement réalisée. Il s’agit d’une question cruciale pour Mallarmé, qui a été abordée dans maintes réflexions des Divagations (nous pouvons citer par exemple la foule « gardienne du mystère » évoquée dans Offices, Mallarmé II 2003, 237), mais surtout dans le grand projet du Livre, dont le Coup de dés constitue du reste, selon toute probabilité, la seule partie achevée.
19Dans les Notes en vue du Livre, le Lecteur joue un rôle complexe. L’œuvre ne peut pas être déclamée par n’importe qui ; ce détail est fondamental pour comprendre à quel point les doutes de Valéry sur la représentabilité effective du poème étaient légitimes. La figure du Lecteur coïncide presque parfaitement avec celle de l’auteur. L’ambiguïté entre la Page et la Scène, entre le Livre et le Théâtre, en implique une autre : celle entre l’auteur et le Lecteur. Ainsi, l’auteur, dans l’une de ces notes, en arrive à s’identifier explicitement avec son livre (Mallarmé I 2003, 564).
20S’agissant du public, maintes notes dans le Livre indiquent qu’à travers des calculs mystérieux cet élément était essentiel dans la mise en scène idéale projetée par Mallarmé : il lui fallait trouver le nombre juste de spectateurs, tout en évaluant le prix de chaque billet. Or, apparemment, dans le Coup de dés, la foule n’est pas censée jouer un rôle effectif. Toutefois, la nécessité d’un lecteur et celle d’un lieu semblent relever des mêmes problématiques abordées dans les Notes en vue du Livre. Le lieu n’est pas seulement nécessaire à la mise en scène, il se révèle être la seule certitude dans cette représentation idéale, comme l’exprime l’un des motifs centraux du poème : « RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU » (Mallarmé I 2003, 384-385).
21La représentation idéale telle que l’a rêvée Mallarmé finit par être assimilée à une mise en scène sacrée, ou en d’autres termes, à une véritable Messe. Pour comprendre pleinement le rôle central de la musique dans le Coup de dés, on doit garder à l’esprit le parallélisme entre Scène idéale et Messe. L’évocation de la musique implique une réflexion sur l’essence du théâtre et de la danse. La poésie, quant à elle, résulte de l’ensemble de ces éléments. Elle doit être exécutée en musique et doit donc renvoyer, de façon réelle ou abstraite, à une représentation. Le Coup de dés condense la complexité de ces instances, bien qu’il ne puisse les épuiser toutes.
22En superposant auteur et lecteur dans le Coup de dés comme cela apparaît dans le Livre, on pourrait croire que Mallarmé est la seule personne capable d’exécuter le poème de manière légitime. Mais cette hypothèse ne saurait être complètement satisfaisante, car elle ne tient pas compte de l’élément visuel. Valéry affirme que pour lui, tout comme pour Mallarmé, la nouveauté extraordinaire du poème réside dans son dispositif graphique où, pour la première fois, la pensée est « placée dans l’espace » et les silences ont « pris corps » :
Mallarmé, m’ayant lu le plus uniment du monde son Coup de dés, comme simple préparation à une plus grande surprise, me fit enfin considérer le dispositif. Il me sembla voir la figure d’une pensée, pour la première fois placée dans notre espace… Ici, véritablement, l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. L’attente, le doute, la concentration étaient choses visibles. Ma vue avait affaire à des silences qui auraient pris corps (Valéry I 1957, 624).
23L’idée d’une représentation qui se réalise pleinement sur la page semble encore une fois confirmée par le témoignage de Valéry. La partition serait exécutée à chaque lecture/vision du poème. Si Mallarmé nous explique que le blanc de l’œuvre correspond au silence, il nous faut alors reconnaître dans le noir de l’écrit un son. Mais si l’exécution reste muette, au silence du blanc correspondrait aussi un silence du noir. Le rythme serait donc le résultat de la succession d’un silence double. Ainsi, ce drame idéal serait tout entier une « insinuation simple / au silence enroulée avec ironie » (Coup de dés, Mallarmé I 2003, 376-377).
24La représentation du poème est tout entière immergée dans cette absence de son qui ne disparaît jamais tout à fait. Cela dit, à travers la disposition typographique des noirs et des blancs, cette absence devient en quelque sorte entrecoupée. Tout comme l’alexandrin est dispersé pour pouvoir être préservé, de même, pour conserver l’oralité intrinsèque à la poésie, ce n’est pas le son qui prend corps mais le silence. Toutefois, dans le même temps, délimiter le silence équivaut à postuler dans le noir la latence d’une voix. En ce sens, le Coup de dés propose une nouvelle forme d’oralité muette, qui peut même se passer de l’exécution, tout comme sa mise en scène peut se passer de l’acte.
25Si le Coup de dés s’insère dans la modernité en proposant une alternative au vers libre ou au poème en prose, il le fait en répondant à un double souci de conservation : d’un côté, la conservation du vers classique, dont le poème propose une forme de survivance dispersée ; et d’un autre côté, la sacralité de la poésie qui, dans la mesure nouvelle de la double page trouve un lieu fragile peut-être, mais bien délimité. Le paradoxe qui existe dans cette caractéristique, selon laquelle l’élément révolutionnaire du poème s’avère être étroitement lié à une motion conservatrice, est difficile à résoudre, et est à l’origine de la réception ambiguë qu’a connu le Coup de dés au XXe siècle. Ainsi, le poème dans lequel Mallarmé tâche au mieux de préserver la valeur sacrée de la poésie à l’extrême de la modernité a été considéré non seulement comme le premier exemple de poésie visuelle, mais aussi comme l’œuvre marquant la rupture définitive entre le symbolisme et la poésie contemporaine (Paz 1991). La lutte infatigable du Maître contre le hasard, la tentative de préserver à la poésie une possibilité d’absolu a souvent été interprétée comme une tentative d’affirmer la valeur ontologique du hasard même. On a vu dans le blanc une invitation explicite à la libre interprétation du poème, à une relecture correspondant à sa véritable réécriture.
26Dans cette mise en scène qui ne peut pas être représentée et dont la partition évoque une musique inaudible, Un Coup de dés préserve la sacralité de la poésie et son oralité selon un mode propre au XXe siècle. Ceci n’empêche pas que le poème se veuille le porte-parole d’un culte ancien, qui conserve ses codes même à l’intérieur d’une forme complètement renouvelée.
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Notes
1 « Ajouter que de cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition » (Mallarmé I 2003, 391).
2 L’interprétation que l’on pourrait définir comme traditionnelle, qui est suivie par exemple dans la monographie classique Mallarmé et la musique de Bernard (1959), est que Mallarmé s’est opposé à Wagner par sa tentative d’assurer à la poésie un rôle prédominant. Cependant, plus récemment, l’on constate une tendance, proposée notamment par Heath Lees selon laquelle Mallarmé aurait été très positivement influencé par Wagner (Lees 2007).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Federica Spinella
Federica Spinella a obtenu son doctorat à l’Université de Sienne et a été chercheur postdoctoral à la Sapienza – Université de Rome. Elle est chargée de cours en Littérature et traduction française à l’Université de Pérouse et à L’Université de Macerata Elle a écrit deux monographies (L’assoluto leggero di Mallarmé, Artemide 2014 ; Leggere Valéry, Carocci 2013) et de nombreux articles sur l’œuvre de Mallarmé, de Valéry et de Proust. Son ouvrage Poétique de la création dans la Recherche de Marcel Proust est en cours de publication.