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Valeur / Valeurs

Résumé

Tout à la fois journal intime, critique politique et expérimentation littéraire d’une grande force politique et émotionnelle, Au bord du gouffre, de David Wojnarowicz, dénonce l’Amérique des années 1980, où les minorités sociales et sexuelles sont dévalorisées, et où les victimes homosexuelles du sida sont oubliées. L’écrivain homosexuel américain aborde des sujets aussi variés que son enfance violente, sa vie de prostitué sans abri, et l’attitude du gouvernement envers les minorités. Il explore des expériences intimes douloureuses, dénonce l’indifférence, et appelle à plus de compassion pour les groupes sociaux stigmatisés. Travaillant sur la langue, la syntaxe et la forme, il interroge l’illusion d’une société américaine unie et unifiée, et révèle les inégalités et la violence qui caractérisent le paysage social et politique. Les essais de Wojnarowicz révèlent l’inacceptable, transmettent un sentiment d’urgence et s’insurgent contre les dysfonctionnements du gouvernement et de la société.
Cet article étudie la façon dont les écrits de David Wojnarowicz interrogent la notion de valeur, d’un point de vue tant humain que littéraire. Nous examinons comment ses textes politiquement orientés mais profondément intimes exigent que les individus soient revalorisés. On ne peut nier le pouvoir et la valeur de ce témoignage torturé et cinglant, à travers lequel l’auteur lutte contre l’invisibilité et l’indifférence. L’écriture de la vulnérabilité révèle l’intimité pour démanteler un dangereux système de valeurs morales, sociales et politiques, et proposer une « histoire alternative » qui réaffirme la valeur des individus stigmatisés.

Abstract

Part diary, part political criticism, part literary experimentation, David Wojnarowicz’s Close to the Knives is a politically and emotionally charged denunciation of 1980s America, where social and sexual minorities were devalued, and homosexual AIDS victims were left behind. As the gay American writer tackles his violent childhood, his life as a homeless hustler and the government’s attitude towards minorities, he explores painful intimate experiences, denounces indifference, and calls for more compassion towards stigmatized social groups. Experimenting with language, syntax and form, he challenges the illusion of a unified American society, instead revealing the inequality and violence that characterize the social and political landscape. The essays thus lift the veil on the unacceptable, convey a sense of urgency and point to the inadequacies of the American society and government.
This contribution explores how David Wojnarowicz’ writings question the notion of value, both on a human and literary level. It examines how his politically orientated yet deeply intimate writings demand that individuals be revalued. One cannot deny the power and value of the beautiful, tortured, scathing testimony, thanks to which the author struggles against invisibility and insignificance. The author’s writing of vulnerability discloses his intimacy in order to dismantle a dangerous system of moral, social and political values, propose an “alternative history” and reassert the stigmatized individual’s worth.

Texte intégral

Introduction

  • 1 ACT UP (AIDS Coalition To Unleash Power) est...

  • 2 Gran Fury était un collectif activiste de on...

1David Wojnarowicz était un artiste et essayiste homosexuel américain, mort du sida en 1992. Profondément impliqué dans la dénonciation d’une Amérique morale intransigeante, il a fait de l’homosexualité et de l’homophobie les thèmes forts de ses écrits intimes poignants, qui racontent son expérience d’une oppression multiforme, les conséquences dramatiques de l’apparition du sida pour la communauté homosexuelle, et sa vie intime. Il fut le premier artiste homosexuel américain à exprimer violemment son indignation face à la crise du sida dans ses œuvres (Axsom web), et à la fin des années 1980, il était devenu une figure importante de la communauté artistique de l’East Village de New York, collaborant étroitement avec ACT UP1 et Gran Fury2 jusqu’à sa mort (Anderson 2).

  • 3 Hervé Guibert était un écrivain français con...

2Ses œuvres intimes hybrides, d’une littérarité complexe, dénoncent de manière unique l’état de la société américaine et s’écartent des formes littéraires figées et clairement définies. L’écriture de Wojnarowicz est indissociable de sa vie et de ses revendications, et crée un lien organique entre poétique et politique, que souligne également Deleuze dans sa formule « le style, c’est de la politique » (2002, 397). Comme celle d’Hervé Guibert3, l’œuvre de Wojnarowicz procède « au dévoilement total du sujet, à son dénuement le plus impudique, comme si finalement l’œuvre et l’homme ne pouvaient pas se dissocier » (Genon web). Elle mêle compte-rendu de l’expérience personnelle, délires hallucinatoires, réflexions politiques et données socio-historiques, conjugue douloureusement l’intime et le collectif dans une écriture qui « a pour seule fin la vie » (Deleuze 1977, 12). En effet, « créer de la littérature » n’intéresse pas tant notre auteur que « communiquer la pression » de l’expérience et témoigner (1999, 235, ma traduction).

3Dans ses mémoires Au bord du gouffre : Mémoires d’une désintégration et ses journaux intimes In the Shadow of the American Dream, Wojnarowicz décrit l’Amérique des années 1970-1980, où les minorités sociales et sexuelles ne sont rien de plus que « de simples pigeons d’argile alignés au stand de tir » (Wojnarowicz 2004, 67-68). Alors qu’il critique violemment l’administration Reagan oublieuse des victimes homosexuelles du sida et la société américaine tout entière pour son attachement démesuré aux valeurs traditionnelles, Wojnarowicz lutte pour la reconnaissance de ceux que les institutions abandonnent. Ses écrits interrogent donc la notion de valeur, dans son acception tant humaine que politique et littéraire, en articulant une critique des valeurs morales strictes de l’Amérique et une affirmation de la valeur humaine de ces individus discrédités, victimes des « pratiques d’exclusions, des pratiques de rejet, des pratiques de “marginalisation” » développées par la communauté qui cherche à les rejeter au-delà de ses frontières (Foucault 40).

4Certains considèreront ses œuvres sans valeur parce qu’elles ont été écrites par un homosexuel malade du sida, voleur, ancien prostitué et ayant survécu à divers sévices, et qu’elles s’installent dans les rues de New-York, les entrepôts abandonnés, les aires d’autoroute, les chambres d’hôpital des sidéens : sur la face obscure de l’Amérique. Pourtant, tout comme de notre côté de l’Atlantique les récits intimes d’Hervé Guibert avaient bousculé la définition de la littérature comme « activité confortablement bourgeoise et consensuelle » et fait de cette dernière « une expérience fondamentalement existentielle » (Genon web), Wojnarowicz perturbe les conceptions réductrices de ce qui relève du champ littéraire : il y fait entrer l’individu stigmatisé et souffrant, qu’il sublime dans une écriture d’une grande puissance poétique. Ses écrits sont nécessaires car ils véhiculent un sentiment d’urgence et pointent du doigt les dysfonctionnements de la société et du gouvernement américains, bien attachés à un dangereux système de valeurs. Le texte est tour à tour agressif, suffocant, rêveur, toujours miroir des sentiments ; sa valeur esthétique est donc indissociable du contexte politique et personnel, car si l’écriture de Wojnarowicz est « violente, frontale », sa frontalité « prend position contre la censure reaganienne » (Goumarre 4).

  • 4 Nous empruntons l’expression « expérience vé...

  • 5 Nous faisons ici référence aux propos de Jud...

5Cette contribution transdisciplinaire se propose d’associer la sociologie du sida et de l’homosexualité, les études queer et l’analyse littéraire, afin d’établir la valeur esthétique et politique de l’œuvre intime qui s’oppose aux normes sociales et revalorise les individus stigmatisés. Dans un premier temps, nous présentons le contexte de production de l’œuvre en explicitant la prégnance des valeurs sociales et morales dans l’Amérique des années 1970-1980. Nous étudions ensuite deux aspects de l’écriture de la vulnérabilité de Wojnarowicz : une esthétique de la destruction reposant sur l’engloutissement et le jaillissement rendant compte de la rage et de l’expérience vécue4 des minorités sexuelles. Par ailleurs, la description minutieuse de corps masculins engagés dans des relations homosexuelles intimes ou du corps affaibli de malades du sida est mise au service d’un processus d’humanisation des individus discrédités. La puissance des relations intimes et la douleur qui caractérise les ultimes connections émotionnelles entre mourants et survivants déchirent un texte qui réclame plus de compréhension et exige que ceux que la société oublie soient enfin reconnus comme étant pleinement humains5.

Valeurs sociales et morales dans l’Amérique des années 1970-1980

6Dans son étude des réactions à l’apparition du sida, Edward Albert analyse les processus de catégorisation et de stigmatisation à l’œuvre dans la vie sociale, caractérisée par « la production de distinctions qui ont pour effet de définir des comportements approuvés et désapprouvés et la création de personnes estimées ou dévaluées » (164, ma traduction). De ces distinctions découlent des sanctions sociales allant « de la légère désapprobation ou louange à l’octroi d’un statut prestigieux ou marginal » (164, ma traduction). Judith Butler remarque elle aussi ce processus de catégorisation et indique que la vie sociale est régie par des contraintes et des régulations de genre qui « produisent non seulement le domaine des corps intelligibles, mais également celui des corps impensables, abjects, invivables » (2009, 13). Elle explique que « [l]es termes par lesquels nous sommes reconnus en tant qu’humains sont élaborés socialement et varient : parfois les termes qui confèrent un caractère “humain” à quelques individus sont ceux-là mêmes qui privent d’autres personnes de la possibilité de bénéficier de ce statut, différenciant de la sorte l’humain et le moins-qu’humain » (2012, 14). Elle dresse une liste qui inclut la race, la morphologie, le sexe et l’ethnicité comme critères d’attribution d’une valeur humaine aux individus, critères auxquels nous ajoutons l’orientation sexuelle et la santé à la lecture de l’œuvre de Wojnarowicz. À propos des individus « moins qu’humains », Butler ajoute que la « reconnaissance partielle ne permet pas une vie viable » (2012, 14). Les contraintes sociales hiérarchisent les sujets et les corps, de sorte que normes, reconnaissance sociale et valeur humaine sont étroitement liées.

  • 6 C’est à cette date qu’ont été détectés les p...

7L’évolution du paysage social et politique américain entre la fin des années 1960 et le début des années 1990 s’est accompagnée d’une redéfinition des valeurs régissant la vie sociale. L’assouplissement des codes sexuels et la libération homosexuelle des années 1960 n’ont pas empêché la résurgence des valeurs conservatrices ; les chrétiens conservateurs se sont présentés comme des garants de la rectitude morale, de la vertu et des valeurs familiales, et se sont fermement opposés aux revendications homosexuelles pour l’obtention de droits civiques (Gallagher & Bull xi-xiv). Par ailleurs, après l’élection du républicain Ronald Reagan à la présidence et la découverte du sida en 19816, la hiérarchisation sociale fondée sur la moralité s’est durcie et les minorités sexuelles ont été de nouveau dévalorisées : en effet, Allan M. Brandt explique que la manière dont une société réagit aux problèmes posés par une maladie révèle ses valeurs culturelles, sociales et morales les plus profondes (147) ; au moment de l’apparition du sida, de nouvelles altérités dévalorisées ont donc été définies en fonction de facteurs comportementaux, sociaux et culturels pris en compte dans ce que Brandt appelle la « construction sociale de la maladie » (148, ma traduction). Une distinction a été établie entre les victimes innocentes et les malades jugés responsables de leur état, dont le comportement enfreint les normes morales de la communauté, et qui se voient refuser une quelconque valeur sociale (Albert 165). Les malades « coupables » ont ainsi été rejetés dans une sous-culture dévalorisée, au-delà des frontières de la normalité (Herdt 9-10). Les homosexuels et les drogués, les deux groupes les plus touchés par le virus, étaient déjà largement stigmatisés dans la société américaine, si bien que le sida a été envisagé par certains sous un angle purement moral. Dans un éditorial publié dans le New York Post le 24 mai 1983, le chroniqueur conservateur Patrick Buchanan ironise : « Les pauvres homosexuels—ils ont déclaré la guerre à la Nature, et maintenant la Nature exige une terrible rétribution » (cité dans Brandt 155, ma traduction). De même, le rédacteur du magazine Commentary Norman Podhoretz a critiqué le coût des recherches d’un vaccin en ces termes : « sont-ils conscients qu’au nom de la compassion, ils sanctionnent socialement ce qu’on ne peut considérer autrement que comme une grossière dégradation ? » (cité dans Dershowitz, web, ma traduction). Ces conceptions de la maladie soulignent bien la capacité du virus à « créer une “identité souillée” » (Sontag 101, ma traduction).

8Dans Au bord du gouffre, Wojnarowicz fait la lumière sur les pratiques discriminatoires résultant des conceptions morales de l’homosexualité et du sida, et dénonce la mort violente d’un trop grand nombre de personnes, qu’il attribue à l’idée qu’on peut « très bien se passer des pédés, des gouines et des toxicos » en Amérique (Wojnarowicz 2004, 182). Il lève ainsi le voile sur « une vérité cruelle à voir, à entendre et à lire parce qu’elle nous remet d’emblée face à nos responsabilités » (Thévenin 8).

9Il mentionne à plusieurs reprises, comme un refrain, des interviews d’hommes politiques, des propositions de loi, des articles et des chroniques, qui dessinent en creux l’individu modèle ; ces affaires de meurtre où l’accusé est acquitté car il a tué un homosexuel lui-même accusé d’attouchements ; une émission télévisée « relative au coût du sida » dans laquelle il a observé « un groupe de malades qui crèvent devant les caméras parce qu’ils ne peuvent pas se payer les médicaments qui leur permettraient de vivre un peu plus longtemps » ; un employé de la sécurité sociale au Texas qui explique : « Si j’avais un dollar à investir dans le système de santé je préférerais que ça profite à un bébé ou une personne innocente souffrant d’une maladie ou d’une tare dont elle ne serait pas responsable plutôt qu’à un malade du sida … » (Wojnarowicz 2004, 121). Les valeurs morales réductrices sont si bien ancrées qu’un homme politique Texan est libre d’affirmer à la radio : « Pour endiguer l’épidémie du sida il suffirait de descendre les pédés… » (121-122), propos d’une extrême violence qui ne font pourtant que refléter la généralisation de l’homophobie. Par ailleurs, Wojnarowicz dénonce fermement la norme hétérosexuelle et affirme avoir « vécu une existence schizophrène au sein d’une famille et d’une société dans laquelle la moindre pub dans les journaux, à la télé, et dans les magazines promouvait l’accouplement hétérosexuel de musclors bronzés avec des petites pépées en bikini » (2004, 120). La réflexion très imagée « [c]ertains naissent avec une cible tatouée sur le dos ou le front » (67) fait des minorités des proies et peut aisément être prolongée en une métaphore de l’animal traqué, symbolisant parfaitement la condition intenable des individus « déviants ». Attestent cette position vulnérable deux propositions de lois discriminatoires citées à plusieurs reprises : un programme de tatouage des malades du sida initié par William Buckley Jr., essayiste et journaliste conservateur (Buckley Jr., web) et la mise en quarantaine des malades dans des camps, proposée par l’essayiste Lyndon LaRouche, candidat à la nomination démocrate de 1980 à 2004 (Wojnarowicz 2004, 123).

10Une fois la hiérarchisation et la dévalorisation établies dans le texte, Wojnarowicz laisse libre cours à ses pensées dans une œuvre qui mêle l’esthétique au politique et replace les individus marginalisés sur le devant de la scène. Accusant les « hommes politiques et [les] dignitaires religieux qui mènent une croisade “morale” et pérennisent l’épidémie en alimentant la croyance que le virus a des valeurs morales » (Wojnarowicz 2004, 155), il relate ses expériences sexuelles, émotionnelles et sensorielles, et fustige l’indifférence collective. Oscillant entre dénonciation, récit de relations intimes et comptes-rendus d’hallucinations déconnectées de la réalité, Au bord du gouffre illustre la complexité de l’expérience homosexuelle en ces temps de crise et revendique l’humanité de ceux que la société cherche à faire disparaître.

L’écriture de la vulnérabilité, entre délire, agressivité et intimité

11Wojnarowicz refuse d’être évalué en fonction de critères qu’il n’a pas choisis et énonce ses propres critères de reconnaissance, témoignant ainsi de sa « [capacité] à élaborer une version alternative, minoritaire, d’idéaux ou de normes » (Butler 2012, 15). En effet, il met l’écriture intime au service d’un renversement du système de valeurs morales hégémoniques en développant une esthétique de la vulnérabilité qui se veut tantôt de l’apaisement, tantôt du jaillissement, pour revendiquer la validité de pratiques sexuelles vilipendées et la beauté du corps malade défaillant. Ses écrits hybrides mêlent la réalité au fantasme, le déchaînement à la sérénité, et glorifient la fragilité et l’humanité des subjectivités vilipendées aux sexualités déviantes et aux corps contaminés. La poétique est ainsi mise au service d’un propos politique et éthique sur la déviance : Wojnarowicz permet au lecteur de s’introduire dans l’intimité sexuelle et émotionnelle des homosexuels et des mourants, lève le voile sur ces réalités ignorées afin d’encourager la reconnaissance de ceux que la société oublie.

12Ses œuvres relèvent donc de ce que Gilles Deleuze qualifie de « littérature mineure », qui sert la lutte pour la reconnaissance et l’entrée des minorités sur la scène politique. En effet, pour Deleuze et Guattari, la majorité implique un « état de droit et de domination », tandis que la minorité consiste en un « sous-système » ou un « hors-système » et que le minoritaire dévie de la constante et des modèles (1980, 133-134). Par ailleurs, dans sa typologie des littératures minoritaires, Jacques Dubois compte les journaux intimes parmi les « littératures parallèles et sauvages » (192). Les journaux intimes et mémoires de Wojnarowicz, qui se détournent des formes littéraires canoniques et rendent visibles les individus stigmatisés, s’inscrivent bien dans une pratique « mineure » de la littérature, qui se dresse contre les systèmes hégémoniques. Si son témoignage est produit dans les marges, il demeure indissociable du champ social qui accueille les expériences majoritaires ; il correspond à ce que Ross Chambers qualifie de discours « parasocial », qui s’adresse à la culture dominante au nom des sujets marginaux et qui amène un sujet culturellement obscène, exclu, sur le devant de la scène culturelle et sociale (33).

Esthétique de la destruction, entre engloutissement et jaillissement

13Écrasé par les valeurs morales intransigeantes et désarmé par les ravages du sida, Wojnarowicz est en proie à l’égarement. Il décrit alors des scènes délirantes de destruction apocalyptique qui semblent traduire autant sa détresse face à la maladie que son souhait de voir disparaître la société américaine opprimante. Il fantasme alors un monde cauchemardesque dévasté, un environnement sublime digne d’un enfer, qu’il décrit dans une prose fluide, étrangement gracieuse et sensuelle. Dans ses mémoires, il écrit :

Parfois j’ai l’impression […] que je me fais dévorer par le vide et le néant qui englobent tout et se cachent derrière chacun de mes actes ou de ceux des autres. Chaque petit mouvement sur la planète, dans ses canyons et ses arroyos, dans ses banlieues et ses villes, dans la course du vent et de la lumière, chaque petite action prolongeant, contribuant au prolongement de notre lente agonie, le dévoilement au ralenti de notre ordre et de l’apogée du chaos provoqué par une étincelle si subtile et si belle qu’avoir foi en elle revient à avoir foi en notre propre stupidité ; elle s’enflamme quand le vent tourne et déploie momentanément des pétales noirs de fumée et de lumière puis s’étend verticalement en un agrandissement de la vision minuscule. Si l’on supportait la lumière, on découvrirait en son centre que ses appendices sont ceux d’une pieuvre. Tels des vers, des tentacules de plusieurs milliers de mètres ressemblant à des vers vibrent de manière stroboscopique dans la brume bleutée qui suinte en son centre. Mais le centre se situe à l’extérieur de la sphère de la vision, c’est plutôt une sensation […] un canon défectueux rempli d’os et de cartilage et de roues d’engrenage et de couteaux et de balles et d’animaux pourrissant au milieu des ossements et de pistons et de cheminées qui pompent et pompent des cendres et des éclairs et des lambeaux de chair, crachant le langage et les mouvements et de la merde et des boyaux. (Wojnarowicz 1991, 68-69, ma traduction).

14Wojnarowicz tente de mettre des mots sur le désordre du monde dans un texte tortueux extrêmement métaphorique qui rappelle l’abîme blakien et l’enfer dantesque, mais qui fait également appel aux procédés cinématographiques, acquérant ainsi une qualité visuelle. Une première énumération balaye divers paysages à la manière d’une caméra, conférant à la description une portée globale. La mort et les ténèbres sont omniprésentes dans cet extrait sous-tendu par les inquiétudes liées aux fléaux de l’homophobie et du sida ; le monde décrit est au bord de l’annihilation, oscillant momentanément entre la vie et la mort, l’ordre et le désordre, avant de basculer dans l’abîme par le biais d’une métaphore botanique ambiguë : la fragilité du système social est traduite dans la mention de l’étincelle qui s’enflamme soudainement, et reflétée par l’allitération en [s] de l’expression « étincelle si subtile », qui traduit tant la fascination provoquée par l’étincelle que le danger et le mal qu’elle représente. La fleur noire à laquelle la flemme est comparée constitue un symbole ambigu, puisque son éclosion suggère tout à la fois l’élégance et la mort, le déploiement d’une beauté singulière et la propagation d’un poison. La beauté de la fleur se mue en horreur lorsqu’une plongée en son cœur découvre un monstre marin infernal, dont on ne sait s’il représente pour Wojnarowicz le virus du sida qui décime la communauté homosexuelle ou le cœur des valeurs morales de la société américaine, tout aussi destructeur. Dans une vision quasi prophétique, Wojnarowicz s’inspire des procédés cinématographiques et fait de son texte un film qui donne à voir plutôt qu’à lire la fin de la civilisation : les descriptions sinueuses fonctionnent comme des prises de vue lentes, progressives, qui balaient l’environnement et enregistrent au ralenti « chaque petit geste », « chaque petite action » afin d’offrir une vision complète et minutieuse du lent pourrissement du monde. Finalement, le rythme de la narration s’accélère jusqu’à l’énumération effrénée finale qui s’assortit parfaitement à l’image du canon crachant sans discontinuer ce qui reste de l’humanité : ossements, lambeaux de chair, excréments, cartilages et boyaux. On pourra voir en ce canon une métaphore du virus ou de la structure sociale intolérante et intransigeante qui exclut de son centre normatif les minorités déviantes. Ce fragment des mémoires rend compte du cauchemar infernal qu’est devenue l’Amérique pour les minorités, et reflète la position insoutenable de ces dernières en développant une poétique ambiguë qui mêle engloutissement dans un abîme insondable, expulsion et jaillissement d’éléments corporels abjects, et beauté effroyable.

15À d’autres moments, la voix narrative s’ancre fermement dans une réalité politique et sociale qu’elle rêve de faire exploser, et le texte révèle l’attrait qu’exerce la violence sur celui qui voudrait que sa valeur soit reconnue. Wojnarowicz formule sa haine et enracine son propos dans le corps bien concret d’un homme poussé à bout : « Réalisant que je n’ai plus rien à perdre en agissant, je laisse mes mains devenir des armes, mes dents devenir des armes, chaque os et chaque muscle et chaque fibre et chaque goutte de sang devenir des armes, et je me sens prêt pour le restant de mes jours », écrit-il dans ses mémoires (Wojnarowicz 1991, 81, ma traduction), rendant ainsi son texte palpable et suggérant le potentiel destructeur du corps qui menace la société et les politiciens. En effet, il explique : « je me prends à rêver tout éveillé que je trempe des flèches amazoniennes dans du “sang contaminé” puis les plante en plein dans la nuque de certains hommes politiques, des prédicateurs-nazis, des responsables de la santé publique » (Wojnarowicz 2004, 119). Il se déclare « horrifié d’éprouver de telles envies de meurtre », mais trouve une explication logique à ses sentiments, qu’il attribue au fait qu’il a toujours été « prisonnier d’une structure sociale qui ne manquera pas de le tuer psychiquement ou physiquement à la première occasion » (119). Il écrit :

chaque [lymphocyte] T4 qui disparaît de mon corps est remplacée par cinq kilos de pression cinq kilos de rage et je me concentre pour transformer ma rage en résistance passive mais ma concentration faiblit peu à peu mes mains se mettent à remuer malgré moi et l’œuf commence à se craqueler l’amérique l’amérique l’amérique semble considérer que ces meurtres constituent une forme d’autodéfense contre des individus susceptibles de tuer les gens et au cours de ces neuf attendez oui ces neuf dernières années des meurtres ont eu lieu tous les jours […] (Wojnarowicz 2004, 184).

16Le texte en gras est inévitable, plus voyant et agressif. Le propos se poursuit sans ponctuation pendant encore une demi-page, mais déjà ici la structure du flot ininterrompu de pensées est oppressante. Le texte dénué de ponctuation reflète l’esprit assailli du malade et la rage étouffante ressentie face à une société dont les valeurs menacent de l’anéantir. Les pensées semblent être couchées sur la page à mesure qu’elles se forment, les répétitions et le doute formulé à la fin de l’extrait confèrent au texte un caractère impulsif et immédiat, qui pousse Goumarre à le qualifier de « prose spontanée post-Kerouac » (4). Dans « Essentials of Spontaneous Prose », l’écrivain préconisait d’écrire dans un état de semi-transe et de se laisser baigner dans « l’océan du langage » (web). Goumarre qualifiera aussi l’écriture de « frontalement pamphlétaire » (4), définition appropriée d’un texte qui dénonce sans distinction la société tout entière, serpente d’accusation en menace, et rend compte des idées sombres qui défilent dans l’esprit de son auteur. Dépourvu de la ponctuation qui accorderait au lecteur un répit, le texte s’accélère et agresse à mesure que la rage s’accumule. Dans « l’amérique l’amérique l’amérique », le continent désigne la société oublieuse des minorités, qui ne mérite plus le respect et se voit privée de sa lettre capitale initiale, tandis que la répétition suggère la pression et l’oppression exercée par la majorité guidée par des valeurs morales intransigeantes et meurtrières. Tout comme les mots s’accumulent sans pause dans le texte, la pression s’accumule pour le narrateur, dont la rage grandissante est symbolisée par un œuf fragile qui se craquèle entre ses mains fébriles. L’esthétique de la vulnérabilité apparait ici : paradoxalement, à mesure que le corps s’affaiblit, il enfle de rage et la violence envahit le texte, devenant indissociable de l’expression en creux de la fragilité du sujet souffrant, figure ambivalente qui s’efface en même temps qu’elle s’affirme. La violence est omniprésente ici mais dissimule mal l’extrême vulnérabilité du corps et du sujet, qui semble trouver dans l’écriture agressive le moyen de ne pas disparaître.

17Cependant, Wojnarowicz ne cède pas à la tentation de la violence, qui demeure un fantasme. Pour réaffirmer la valeur sociale et humaine de ceux que la société dénigre et exclut parce qu’ils ne satisfont pas aux valeurs morales imposées, l’auteur se tourne à nouveau vers le corps, cette fois envisagé et représenté dans l’intimité. Aux valeurs morales destructrices, il oppose la douloureuse matérialité des corps affaiblis, isolés et oubliés des homosexuels et des malades ; au discours de la majorité intransigeante répond le langage des corps discrédités.

Le corps dans tous ses états : dévoilement de l’intime et humanisation

18Wojnarowicz envisage le dévoilement de l’intimité comme un moyen de réaffirmer la valeur des identités vilipendées. Commentant les liens entre la littérature et la vie, la publication et l’intimité, il affirme que « chaque exposition publique d’un fragment de réalité privé constitue un outil permettant de démanteler l’illusion d’une nation monoclanique, le rideau s’entrouvre et révèle l’existence d’une multitude de clans » (Wojnarowicz 2004, 138), soulignant ainsi la nécessité vitale de ne pas réduire au silence des catégories sociales entières, et dénonçant la tendance sociale à l’uniformisation au nom de valeurs et de modes de vies jugés meilleurs. Dans ses journaux intimes et ses mémoires, Wojnarowicz lève le voile sur l’intimité pour revendiquer la normalité de l’homosexualité et en contester la marginalisation ; contre la stigmatisation des malades homosexuels du sida, il donne à voir les corps affaiblis par la maladie dans des descriptions poétiques et des réflexions songeuses, qui semblent se détacher du matériel et du quotidien et se dérouler dans un cocon où les valeurs meurtrières n’ont plus aucune influence et où la terrible humanité des individus rejetés est douloureusement célébrée.

19Délicatesse et brutalité, visions d’ensemble des corps et gros plans, tendresse et violence sont associées dans ces descriptions oxymoriques de multiples relations homosexuelles, dans lesquelles l’auteur semble devenir un sculpteur façonnant des corps masculins parfaits, porteurs de sujets dont Wojnarowicz s’attache à célébrer l’expérience et l’indéniable beauté, comme c’est le cas dans la description de partenaires sexuels qui lui sont parfois étrangers et d’autant plus fascinants :

  • 7 Cette entrée de journal est datée du 28 févr...

Il avait un visage dur, à la mâchoire carrée, mal rasé, les cheveux très courts, noirs et ondulés ; il était intensément beau […] une bouche inamicale, de belles lèvres. […] Quand il s’est relevé, j’ai vu ses yeux, les pupilles, les iris de la couleur de fragments circulaires de lapis lazuli sombre, quelque chose comme le ciel au crépuscule après une chaude journée d’été, quand les navires déploient leurs voiles au loin et que des bouches inconnues racontent des rêves […] (Wojnarowicz 1999, 142-143, ma traduction)7.

20L’amant est décrit par l’intermédiaire d’images délicates qui associent pierre ornementale, crépuscule et rêves. Les énumérations successives et les longues réflexions imagées confèrent au texte et à la voix un rythme apaisé qui traduit la sérénité et l’émerveillement face à un corps désirable. À la manière d’une caméra qui se déplace, le texte révèle progressivement un corps indéniablement masculin, captivant de perfection. Les analogies portent la marque de la fascination du spectateur : les détails du corps semblent avoir été minutieusement travaillés et l’ensemble est raffiné, comme le suggère la mention d’une pierre précieuse dans la description des iris. Cette beauté est inattendue, presque irréelle, ce que souligne la référence à un voyage en navire et à des rêves murmurés ; le corps perd de sa matérialité à mesure que la description se poursuit, le narrateur se perd dans des considérations de plus en plus imagées et éloignées de la réalité concrète : les simples considérations anatomiques sont abandonnées au profit d’une abstraction du corps devenu à lui seul un conte.

21En regard du corps masculin érotisé, Wojnarowicz pose le corps malade affaibli, sur le point de disparaître dans l’indifférence générale. Il le replace au centre de l’attention dans des textes à visée humanisante qui décrivent tendrement ceux que la société abandonne à une lente agonie. Alors que dans l’espace social « [l]e phénomène de détérioration, de perte de l’image corporelle commune ou de menace sur cette image, intensifie et légitime l’exclusion » (Lévy & Nouss 58), l’écriture de la chair et de la matérialité est mise au service de la célébration.

22C’est précisément lorsque Wojnarowicz se penche sur la détérioration des corps et l’aliénation qu’elle provoque, et lorsque le lecteur se retrouve au plus près des ravages bien visibles du sida, que l’écriture est la plus puissante. Tout comme l’écriture d’Hervé Guibert « déchirait le voile de la pudeur » pour exposer le corps souffrant atteint du sida (Genon web), celle de Wojnarowicz est marquée par la maladie et la mort. Cependant, c’est bien la description du sujet qui se meurt qui relance le processus d’humanisation ; la dimension morale caractéristique des discours dominants s’efface au profit de la chair et de son appel à la reconnaissance. Contre les injonctions reaganiennes à la retenue, Wojnarowicz accorde une place à l’obscène, à une intimité marginale et choquante, lorsqu’il décrit le corps agonisant, voire sans vie, de ceux qui sont relégués à « l’arrière-scène » sociale (Chambers 33). Éthique et poétique se mêlent dans son écriture du corps évanescent, qui offre une visibilité aux corps oubliés par une société moralisée. Le lecteur devient voyeur dans l’acte de lecture d’un texte-film qui le fait s’introduire dans l’intimité du malade abandonné, qui resterait invisible si le texte ne forçait pas sa mise à nu. Wojnarowicz décrit par exemple comment, à la mort de son amant et ami Peter, les mots sont devenus inutiles, inadéquats pour exprimer la douleur. Pour les remplacer et pour repousser la mort, il a filmé le corps inanimé : « ce balayage de son lit, son œil ouvert, sa bouche ouverte, sa belle main avec un petit morceau de gaze pour maintenir l’aiguille intraveineuse sur le poignet de la couleur du marbre, indéniablement charnel. Ensuite, la caméra fixe : des portraits de ses pieds magnifiques, de sa tête, de cet œil ouvert à nouveau — je ne cesse d’essayer de capter la lumière que j’ai vue dans cet œil » (Wojnarowicz 1991, 102-103, ma traduction). L’énumération textuelle reproduit le déroulement du film et traduit la minutieuse attention portée au corps de l’ami décédé, qui se transforme en objet précieux, une statue de marbre, mais dont la matérialité bien charnelle est réaffirmée, maintenant Peter en vie sur la pellicule et dans le texte. L’attachement émotionnel du survivant au défunt est douloureusement exprimé dans un texte empreint de détresse, dont la structure même porte les marques du bouleversement :

Je vois la terre, énorme et vaste, et l’herbe et les champs et les arbres griffus et moi, ma silhouette dans l’air humide et les nuages de gaze et de gris s’imbriquant dans le brouillard et je lui dis que j’ai peur et que je suis perdu et je pleure et je lui dis combien je l’aime et à quel point il compte pour moi (Wojnarowicz 1991, 102, ma traduction).

23La forme paratactique créé un effet d’accumulation et de trop-plein, traduisant ainsi la panique qui s’empare de David lorsqu’il imagine Peter dans un autre monde. La description est d’abord profondément ancrée dans la réalité et son environnement immédiat, mais le narrateur semble ensuite s’élever, flotter dans les airs, et se détacher de la réalité concrète pour se concentrer sur les douloureux sentiments qui l’assaillent. La juxtaposition de pensées à destination du défunt traduit l’urgence d’une communication pourtant impossible et la détresse résultant de la perte et de la solitude : les sentiments et les bonnes intentions sont énumérés et adressés à une présence impalpable ; l’accumulation traduit l’essoufflement du langage, qui faillit à rétablir le lien entre les deux amis. Ainsi, une humanité douloureuse se dégage de cette réflexion et le texte rétablit la dignité que l’on refuse aux homosexuels sidéens, comme dans un autre extrait où le corps est de nouveau bien palpable avant la mort :

Le voilà, calé dans des draps blancs, relié aux dernières inventions de son temps qui entrent et sortent de son corps sous forme de tuyaux et de générateurs et de pompes et de cadrans et de sifflements, et ses yeux sont de simples fentes s’ouvrant sur des surfaces nacrées qui semblent ne plus refléter la lumière. Aujourd’hui, comme hier, ce n’est plus son nez que je vois en premier, il est couvert de lésions blanches et grises et il a l’air bulbeux […], et aujourd’hui, comme hier, je suis émerveillé par la beauté de son teint et par le fait qu’à mesure qu’il glisse vers la mort il semble en meilleure santé. Je repense au fait qu’il espérait vivre encore au moins un an, mais ces deux derniers jours il est mort deux fois et à présent il prend son temps avant la troisième, qui serait la dernière (Wojnarowicz 1991, 69-70, ma traduction).

24« Aujourd’hui », « hier », mais pas « demain ». Le corps est métamorphosé et enseveli sous des machines qui violent son enveloppe. Transpercé de toutes parts, il siffle et clignote, privé de son humanité. Les changements physiques sont violents et fascinants pour le visiteur, et l’ironie du corps malade semblant plus sain que jamais est grinçante, car ce corps qui semble rajeunir et retrouver la santé a déjà par deux fois franchi le seuil de la mort. La mort, événement unique, a ici plusieurs occurrences, ce qui multiplie autant de fois l’agonie et la perte. Si nous nous situons ici quelques instants seulement avant que le sujet agonisant soit libéré de la souffrance par le vide et le calme de la mort, le texte ne traduit pas moins puissamment la violence de l’existence qu’endurent le malade, les proches et la communauté toute entière qui compte et pleure ses morts, inéluctablement. Souffrance du sujet et violence du texte se mêlent ici, alors que le texte-regard parcourt le corps agonisant, évoque les multiples décès, et signale à nouveau l’extrême vulnérabilité des sujets oubliés. Si les deux premiers décès sont mentionnés si nonchalamment qu’ils banalisent la disparition, le dernier est décrit minutieusement, dans le cadre d’une réflexion inquiète au cours de laquelle Wojnarowicz raconte la communion du malade avec les visiteurs, tout en soulignant amèrement l’abandon dont il est victime. L’esprit s’égare de nouveau dans ces circonstances et l’on retrouve une esthétique hallucinatoire qui rappelle celle que l’auteur met en place pour dénoncer l’homophobie ; de nouveau la ponctuation disparaît, cette fois pour traduire non la rage destructrice mais la nécessité et l’urgence d’une dernière communion :

L’homme sur le lit prend deux inspirations et se cambre presque imperceptiblement, ses lèvres sont légèrement entrouvertes. Je tiens fermement une jambe et sa sœur une main Philip l’autre main ou un bout de son bras et nous sanglotons et je suis complètement ébahi de le voir mourir si calmement et de constater que tout est si beau alors que nous le retenons sur son lit sur le sol au quatorzième étage au-dessus de la terre et derrière les fenêtres la lumière et le vent se diffusent et à cet instant sa famille est quelque part à l’observatoire de l’empire state building à des centaines d’étages dans les nuages et la lumière et je trouve cela tellement parfait que la terre entière continue de tourner et quelque part il pleut et quelque part il neige et quelque part des incendies de forêt font rage et quelque part quelque chose bouge dans l’eau trouble et quelque part du sang coule dans le vestibule d’un couple âgé qui ne saigne pas et quelque part quelqu’un entre en combustion spontanée et d’une certaine manière tous les mystères du monde tel que je le connais me réconfortent et je ne sais fichtrement rien du paradis et de l’enfer et d’une certaine manière tout ça n’a plus d’importance et dorénavant je suis un homme de cinq mètres de haut qui pèse deux cent soixante-quatorze kilos enfermé dans un corps d’un mètre quatre-vingts et je ne ressens que la pression je ne ressens que la pression qui ne demande qu’à être relâchée (Wojnarowicz 1991, 82-83, ma traduction).

25Le texte ininterrompu rend compte de l’imminence de la mort et de l’urgence du présent. La réflexion semble englober l’intégralité du monde, Wojnarowicz envisage tour à tour les données climatiques et environnementales bien réelles avant d’imaginer des situations plus improbables, comme ce sang qui ruisselle sans que personne ne saigne ou la combustion spontanée. La voix narrative semble bégayer sous la pression de l’indignation, tandis que l’esprit est incapable de se fixer sur un point précis de l’environnement, ce que signale l’accumulation de considérations météorologiques « et quelque part il pleut et quelque part il neige et quelque part des incendies […] et quelque part quelque chose bouge […] et quelque part du sang coule […] et quelque part quelqu’un entre en combustion spontanée ». L’esprit vagabond semble vouloir éviter de se concentrer sur le corps mourant, cependant que les proches encore présents portent attention aux moindres détails de la mort, comme l’infime cambrure du dos. Alors que le monde continue de tourner, les mains se posent une dernière fois sur le mourant, comme pour l’empêcher de mourir, le retenir ici-bas (l’expression anglaise est holding him down). Les énumérations en « et » traduisent la détresse des survivants face à l’inévitabilité de la mort, et le contact physique affolé semble être l’ultime recours. Du texte étouffant, oppressant, transparaît une certaine hostilité, alors que l’écrivain voit son amant disparaître. La description tendre du corps agonisant laisse progressivement place à des considérations d’une violence inattendue dans ce contexte de deuil silencieux et de communion des proches avec le défunt. C’est dans l’articulation presque paradoxale de l’affirmation d’humanité et de la montée d’hostilité que se dessine encore une poétique de la vulnérabilité. La pression ne mène pas à l’explosion, la démesure corporelle demeure un fantasme, qui souligne finalement la fragilité du sujet humain. La conclusion de l’essai est brutale : Wojnarowicz revient sur les notions bibliques d’enfer et de paradis, qui rappellent les discours moralisateurs, avant d’affirmer sa colère face à l’injustice de la mort en s’érigeant en géant d’une force surhumaine qui menace à son tour de tout démolir. Cette dernière image fantasmée traduit quant à elle la lassitude ressentie face à l’injustice sociale dont sont victimes les homosexuels et les malades. L’ami malade meurt dans l’indifférence sociale et familiale et l’image d’un homme gigantesque traduit un double sentiment d’accablement et d’animosité. Elle exige du lecteur qu’il prenne toute la mesure du désespoir de ceux dont les structures sociales se détournent.

Conclusion

  • 8 Nous empruntons l’expression à Benoît Broyar...

26L’œuvre de Wojnarowicz prend naissance dans les marges sociales et donne à lire la réalité vécue des sujets subalternes que la société américaine préfèrerait oublier, et qu’elle néglige dangereusement. L’œuvre subalterne déchirée et déchirante8 vaut justement parce qu’elle dégage une force politique et met en question les conceptions et les systèmes dominants. En mêlant comptes-rendus des méfaits du gouvernement, anecdotes personnelles, réflexions, hallucinations et intrusions dans l’intimité, elle attaque de front les valeurs dominantes et revendique l’humanité des individus à l’identité souillée.

27Voici ce que Wojnarowicz écrit dans son journal intime en 1991, peu de temps avant de mourir : « Écrire et réécrire jusqu’à atteindre une forme littéraire stricte, ne fait que saigner une expérience, lui retirer sa vie. Le sang ne circule plus si l’expérience n’est pas crue » (1999, 235, ma traduction). L’écriture intime est donc un acte critique délibéré : les journaux et essais sont empreints d’hostilité à l’égard de la société et du gouvernement homophobes, de tristesse et d’angoisse par rapport à la condition des homosexuels et des victimes du sida, et d’humanité lorsque l’auteur met en mots sa peine et son incompréhension. L’écriture hybride, qui oscille entre violence destructrice et apaisement, rage assourdissante et deuil silencieux, monstruosité fantasmée de l’individu marginal qui cède à la pression et conscience douloureuse de son inéluctable effacement, est mise au service d’un discours sur la vulnérabilité.

28Alors que le corps social et politique américain se rigidifie dans les années 1980, une violence sourde s’abat sur les subjectivités déviantes. Wojnarowicz dénonce violemment ceux qu’il considère coupables d’indifférence, et exalte doucement le corps diminué, dont il s’applique à décrire la perfection troublante. Les malades agonisants deviennent sur la page des êtres poétiques, qui se dressent douloureusement contre une société intransigeante. Les descriptions élaborées, extrêmement stylisées, nous emmènent effectivement dans le champ poétique, bien qu’elles s’ancrent dans la maladie, la violence et la mort. Monstruosité, humanité, hostilité, délicatesse. Telles sont les notions antithétiques qui s’associent dans la prose de Wojnarowicz, aussi matérielle qu’aérienne, aussi douce que violente.

29Les écrits révèlent la volonté de redéfinir les valeurs sociales et de mieux considérer la valeur humaine des individus subalternes. Ils sont inquiets et laissent entrevoir que l’auteur est rongé par des valeurs dominantes qui promeuvent son anéantissement ; mais aussi agressifs en ce qu’ils semblent se nourrir de la haine sociale et de la stigmatisation pour donner plus de force à la revendication. Wojnarowicz forge un discours à la frontière de l’esthétique et de l’éthique, s’applique à renverser le processus de catégorisation des corps et des sujets, et réaffirme la valeur fondamentalement humaine des sujets que la société considère abjects. Contre les discours qui rabaissent les homosexuels et les malades du sida, il met en scène des corps qui vivent, se touchent et meurent, et lève le voile sur leur beauté et leur fragile matérialité, repoussant ainsi dans le texte le moment de l’anéantissement.

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Notes

1 ACT UP (AIDS Coalition To Unleash Power) est un groupe d’action directe fondé en 1987 après la décision de la Cour Suprême des États-Unis de soutenir une loi anti-sodomie dans l’affaire Bowers vs. Hardwick. Depuis sa création, ACT UP mène une action politique en faveur des homosexuels, pour la sensibilisation au sida et la recherche médicale sur l’épidémie.

2 Gran Fury était un collectif activiste de onze artistes new-yorkais, dérivé d’ACT UP en 1988 et dissout en 1995. Ses membres étaient animés d’une même colère et unis dans une volonté commune d’utiliser l’art dans la lutte contre le sida (Meyer 225).

3 Hervé Guibert était un écrivain français contemporain de Wojnarowicz et également mort des suites du sida.

4 Nous empruntons l’expression « expérience vécue » à Frantz Fanon, qui l’utilise pour désigner le nouveau mode d’être au monde provoqué par la confrontation du Noir au Blanc dans le contexte colonial. Fanon signale la « malédiction corporelle » dont le Noir est victime lorsque son corps subit une « reconsidération » sous le regard blanc : son corps lui revient « étalé, disjoint, rétamé, tout endeuillé » (Fanon 108-109). Si les situations et les expériences décrites par Fanon et Wojnarowicz sont différentes, il nous semble que l’oppression idéologique et raciale du colonisé et l’oppression sociale des homosexuels malades du sida ont des conséquences comparables sur la perception de soi et du corps. Chez Wojnarowicz, les sujets sont opprimés par la société même à laquelle ils appartiennent, mais qui les rejette. Chez Fanon, ils le sont par une communauté étrangère, envahisseuse. Chez les deux auteurs cependant, le corps est déformé dans l’expérience. Le corps des homosexuels et des malades du sida est « endeuillé », les individus stigmatisés sont comme amputés d’une partie de leur être dans le processus de dévalorisation.

5 Nous faisons ici référence aux propos de Judith Butler, qui souligne que « la reconnaissance partielle » des individus ne satisfaisant pas aux normes sociales et de genre ne leur permet pas de mener une vie humaine « viable » (2012, 14).

6 C’est à cette date qu’ont été détectés les premiers cas de sida aux États-Unis (Grmek 24).

7 Cette entrée de journal est datée du 28 février 1980.

8 Nous empruntons l’expression à Benoît Broyard, qui définit Au bord du gouffre comme « un livre aussi déchiré que déchirant » (9).

Pour citer ce document

Mélanie Grué, «L’écriture de la vulnérabilité de David Wojnarowicz, fantasmes, matérialité et contestation des valeurs dominantes», TIES [En ligne], TIES, Valeur / Valeurs, mis à jour le : 10/02/2018, URL : http://revueties.org/document/333-document-sans-titre.

Quelques mots à propos de :  Mélanie  Grué

Mélanie Grué est PRAG à l’Université Paris 8, où elle enseigne l’anglais pour non- spécialistes. Ses recherches portent sur les témoignages minoritaires, les études sur le genre et les sexualités, la représentation du corps et les questions de marginalité et d’altérité. Elle a travaillé sur le témoignage romancé de Doroth

y Allison, les écrits de David Wojnarowicz et la photographie de Nan Goldin. Elle a notamment publié « Trauma and Survival in Dorothy Allison’s Bastard Out of Carolina, or the Power of Alternative Stories » (Trauma Narratives and Herstory, 2013) ; « Masculinité(s), féminité(s) et “euphorie du genre” dans la photographie de Nan Goldin », (Concordia Discors vs. Discordia Concors : Researches into Comparative Literature, Contrastive Linguistics, Cross-Cultural and Translation Strategies, 2016) ; « Savoirs subalternes et transdisciplinarité : l’indiscipline queer » (Quaderna, n° 3, 2016).