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Valeur / Valeurs
“Les Sorties du texte” ou transvalorisation et coquilles dans Trilogy de H.D.
Résumé
Dans un Londres dévasté par la guerre, H.D. écrit : « let us search the old highways//for the true-rune, the right-spell,//recover old values », « when the shingles hissed//in the rain of incendiary, other values were revealed to us,//other standards hallowed us » (Trilogy, « The Walls Do not Fall », #2 ; #12). Le recueil de poèmes Trilogy de H.D. oscille entre une exhortation à la fraternité universelle telle que prônée par les chrétiens primitifs, et la révélation d’« autres valeurs » esthétiques dévoilées dans les fissures d’une écriture poétique déchirée par l’expérience de la guerre. La voix poétique de H.D. assigne une nouvelle valeur à des symboles juxtaposés et multipliés au fil des pages. L’inventaire de ces mêmes symboles appelle paradoxalement un vide et crée la rareté—condition et origine mêmes de toute valeur : « now is the time to re-value/our secret hoard//in the light of both past and future » (Ibid., #36.)
Cet article explore le processus de transformation, de « transvalorisation » poétique que l’écriture opère à l’échelle du mot et de la lettre dans Trilogy où les valeurs imagistes sont à la fois configurées et défigurées. En effet, H.D. n’a de cesse de présenter l’image dans le sens poundien du terme en éliminant de l’écriture le geste vain et parasite de représentation afin de finalement présenter sa propre vision poétique.
Abstract
In a London shattered by the Blitz during World War II, American poet H. D. wrote “let us search the old highways//for the true-rune, the right-spell,//recover old values,” “when the shingles hissed//in the rain of incendiary, other values were revealed to us,//other standards hallowed us” (Trilogy, “The Walls do not Fall” #2, #12). The Trilogy collection oscillates between the exhortation to a universal brotherhood as advocated by the primitive Christians and the revelation of other aesthetic values that unfold through a writing which reflects on the war experience by tearing language to shreds. H.D.’s poetic voice conveys a new value to symbols that are juxtaposed and multiplied across the pages. The inventory of such symbols paradoxically creates a void, which in its turn entails scarcity—the very condition and origin of any sort of value : “now is the time to re-value/our secret hoard//in the light of both past and future” (Ibid., #36).
This article explores the transformative process, the poetic “transvalorization” operated by H.D.’s poetics with and through the word and the letter. In Trilogy the Imagist values are simultaneously configured and disfigured ; H.D. endlessly strives to ‘present’ the image in her own way by eliminating the vain gesture of re-presentation from the writing process in order to ‘present’ her own original poetic vision.
Plan
Texte intégral
1Le recueil Trilogy de la poète américaine H.D. est peuplé et hanté tout entier par des mots-fétiches, amulettes, cartouches, « anagrams, cryptograms,/little boxes/conditioned//to hatch butterflies » (#39 TWDNF, 7-9). La matière première de ses poèmes est le mot, mot-fétiche, mot-valeur pour reprendre l’expression qu’utilise Roland Barthes dans un essai sur Georges Bataille (Barthes 1973, 61) :
Les mots-valeurs (les vocables) mettent le désir dans le texte (dans le tissu de l’énonciation) – et l’en font sortir : le désir n’est pas dans le texte par les mots qui le « représentent », qui le racontent, mais par des mots suffisamment découpés, suffisamment brillants, triomphants, pour se faire aimer, à la façon de fétiches.
2La poète H. D. balbutie sur ces fétiches, ces mots-valeurs, qu’elle fait et défait à l’image de poupées russes. Son écriture opère une érotisation du langage, c’est-à-dire selon Roland Barthes une « production d’érotique ». Or, pour ce dernier, « ce n’est pas l’érotique, c’est l’érotisation qui est une bonne valeur » (Barthes 1975, 64-65). C’est par conséquent une lecture barthésienne de Trilogy que nous proposons : en empruntant le titre de l’essai de Roland Barthes, « Les Sorties du texte », le but de ce texte est de démontrer la façon dont l’écriture de H.D. opère de telles sorties, et plus précisément comment Trilogy met en scène un travail de la langue qui se fait « érotisation » de la langue. Il s’agira d’étudier la pulsion étymologique et épistémologique de la poétique de H.D. à travers une analyse esthétique de ses mots-valeurs, ceux qui se répètent, se déplient et se replient sur eux-mêmes, se juxtaposant de manière palimpsestique, ou en suivant le tracé excentrique de la coquille, figure récurrente du recueil. C’est également le tracé de cette coquille que nous proposons de suivre, celui qui nous permettra de repérer les sorties du texte, les surgissements de ces mots-valeurs.
3Trilogy de H.D. est un recueil de poésie de guerre à part. Le volume Trilogy fut publié de façon posthume en 19731, mais chacun des trois livres constitutifs de Trilogy fut tout d’abord publié séparément et dans le même ordre d’apparition dans le volume : « The Walls Do Not Fall » en 1944, « Tribute to the Angels » en 1945 et « The Flowering of the Rod » en 19462. Chaque poème est numéroté en guise de titre, ce qui a pour effet de les faire paraître très ouverts, dépendants les uns des autres, ce pourquoi, notamment, nous les appellerons « fragments » plutôt que « poèmes ».
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3 Nous devons ce terme à Demetres P. Tryphonop...
4Plus qu’un témoignage de l’expérience du Blitz à Londres en 1940, Trilogy s’impose comme étant à la fois mystérieux et mystique, transcendant le traumatisme de la guerre tout en le défigurant sur la page : dès le premier fragment de la première partie, « The Walls Do Not Fall », la poète annonce le but palingénétique de son entreprise poétique –terme signifiant formation de l’âme ou renaissance spirituelle3– à travers une poétique de trans-formation et de trans-valorisation des mots et de leur sens.
L’écriture au travail ou l’effort de guerre
5Le recueil n’aura de cesse de répondre à la question posée dès le premier fragment : « we passed the flame : we wonder/what saved us ? What for ? » (#1 TWDNF 50-51). L’épreuve que traverse H.D. lors de la Seconde Guerre mondiale est de nature collective et intime puisque la Seconde Guerre mondiale est pour elle la répétition d’un traumatisme collectif de la Grande Guerre, lors de laquelle elle accouchera d’un premier enfant mort-né, cette même guerre qui aura tué son frère et son père, mort de chagrin à la mort de son fils. La période est donc inextricablement liée pour elle aux pertes du passé, mais elle constitue également l’événement d’une renaissance. Dans une lettre adressée à Bryher, sa compagne, le 3 juin 1940, elle parle de « world-travail » : « I am sure we are all “travailing” together for this birth of a new era, and now I have faced it, I simply rush about between “pains” and tell a few (not many) of this, my theory »4 (H.D. 1940). Ce labeur constitue également le travail d’écriture par lequel les mots jouent sur la langue. Or, dans la poétique de H.D., travail et jouissance ne font qu’un. Les expressions « travailing together for this birth of a new era » et « pains » sont autant de termes qui, en anglais, associent son expérience de la Seconde Guerre mondiale à la maternité5, comme l’explique Antoine Cazé dans Écrire entre les murs, Trilogy de H.D. : « le corps collectif imaginé dans les poèmes de Trilogy acquiert ici une présence troublante parce qu’il naît de l’expérience physique et biologique la plus intime de l’auteur : celle-ci évoque ses deux grossesses durant la Première Guerre mondiale comme un prélude nécessaire mais non suffisant » (Cazé 53). Des bombardements du Blitz banalisés en « incidents » dans la presse britannique, la poète tente d’accoucher d’un sens (#1 TWDNF, 1-3) :
an incident here and there
and rails gone (for guns)
from your (and my) old town square
6Dès le premier fragment, l’acier, devenu bien public, est mobilisé pour l’effort de guerre. La singularité de l’incident (« an incident »), disséminé ici et là (« here and there »), renforce la dérision de l’euphémisme comme le caractère inéluctable et asystématique des bombardements. L’usage des déictiques et de l’article indéfini opère un aplatissement des valeurs par lequel la matière première, l’acier, est indifféremment utilisée. Escamotées, démantelées pour être transformés en armes à feu, les grilles verticales (« rails » 2) répètent typographiquement leur propre mise entre parenthèses dans la strophe tandis que le balbutiement morphémique et graphémique de « gone (for guns) » appuie l’ironie de la disparition signifiée par le participe passé « gone », terme reproduit presque à l’identique entre les rails courbes des parenthèses tout en étant sémantiquement dénaturé en armes de destruction : « guns ». Le sens est écrasé par le rouleau compresseur d’une langue étatique qui minimise la catastrophe et réoriente le système de valeurs selon une seule logique, celle de la guerre.
7Au vers trois, la seconde mise entre parenthèses fait du moi une digression du et dans le discours, « from your (and my) old town square ». Tout en étant dissociées de la deuxième personne du singulier, ces parenthèses figurent la protection du scribe décrite dans le fragment #9 du même livre (11-16) :
folio, manuscript, old parchment
will do for cartridge cases ;
irony is bitter truth
wrapped up in a little joke,
and Hatshepsut’s name is still circled
with what they call the cartouche.
8Ainsi doublement défendue, la figure du poète se trouve déplacée, délogée de son instance lyrique. Si la mise entre parenthèses semble à première vue séparer très nettement la deuxième personne de la première, l’exode de celle-ci à l’intérieur des parenthèses rend l’énonciation problématique. Les parenthèses opèrent une mise en valeur qui va paradoxalement jusqu’à faire sortir le moi de la surface typographique et sémantique du texte. En effet, le je lyrique ne se revendique jamais comme pronom personnel sujet mais il se retrouve instrumentalisé, adjectivé : il ne s’agit pas de « I » mais de « my », d’autant plus mis en exergue. Reproduit dans cette strophe, le procédé de mise entre parenthèses syncope le souffle poétique et le fait achopper par deux fois, le faisant balbutier et bégayer sur le phonème [g], « gone (for guns) » martellant un rythme de parade militaire et le faisant osciller entre inclusion et exclusion de son propre agent.
« Pille, Ô poète ! »
9Ainsi s’ouvre Trilogy, sous les auspices de l’ambiguïté de son instance lyrique. À-demi effacée derrière un « we » collectif, la voix du poète résonne pourtant, unique et singulière. Au lieu de fétichiser le je, H.D. met en valeur la figure du poète et érotise le mot, centre névralgique de sa poésie. Il est la monnaie sur laquelle le poète frappe la valeur, valeur qu’il s’empresse de dérober, comme on peut le lire dans l’impératif lyrique du premier fragment du deuxième recueil de Trilogy, « Tribute to the Angels » : « steal then, O orator,/plunder, O poet » (7-8). Il y a par conséquent à l’initiale du recueil une déprédation du langage : l’orateur est incité à voler, le poète à piller. La gradation et l’aggravation que représente l’acte poétique lui-même ruine ce même langage. Cela pourrait être vrai de toute poétique qui travaillerait la matérialité de la langue, le signifiant au corps. Cependant, chez H.D., ce sont les ruines de langues étrangères oubliées que les poètes sont incités à piller afin de faire renaître le je lyrique, celui que H.D. imagine à la tête d’une communauté d’initiés, capables de se reconnaître dans l’implicite de signes invisibles à autrui (#13 TWDNF, 13-26). La voix de Trilogy s’attache donc à valoriser le passé – aussi bien personnel que collectif et culturel – pour le faire renaître et travailler dans le monde qui est le sien dans les années 1940. L’écriture poétique lui permet non seulement de transcender les contingences historiques mais d’établir d’ « autres valeurs », comme l’affirme la voix du fragment #12 (Nous soulignons, 8-11) :
[. . .]
But when the shingles hissed
in the rain of incendiary,
other values were revealed to us,
other standards hallowed us ;
[. . .]
10H.D. revient sur ces « autres valeurs » à différentes occasions dans le recueil comme pour justifier l’assertion et la conviction inhérente au titre de la première partie, « The Walls Do Not Fall ». Non, les murs ne tombent pas. Il est une tension entre des anciennes valeurs qui doivent être restaurées (« recover old values » #2, 16) sous peine de perdre la raison (« reversion of old values,/oneness lost, madness » #30, 25-26), et celles révélées à elle lors du Blitz (#12, 9-16). Ces autres valeurs demeurent néanmoins implicites sinon elliptiques : s’agit-il des valeurs défendues par les chrétiens primitifs dont la communauté de la poète de Bethléem faisait partie ? S’agit-il de faire revivre une sorte de fraternité universelle en cette période de guerre ? Ou s’agit-il d’une valeur esthétique ? De donner une autre valeur aux mots et aux images des imagistes, école d’Ezra Pound que la poésie de H.D. avait tout d’abord inspirée ?
11Il semble que la valeur n’est pas à aborder comme thématique dans la poésie de H.D., mais plutôt d’un point de vue esthétique et formel puisque c’est le mot lui-même qui est à la fois valeur d’échange, voire de vols, d’escroqueries. La langue y est en effet sujet et objet d’accrocs, d’accrochages et de décrochages donnant l’illusion de faire sortir le je du texte et faisant formellement ressortir ce que Roland Barthes nomme les mots-valeurs. Ceux-ci sont les mots de langue mortes que H.D. fait surgir de l’orifice de coquilles, de corrections et d’autres altérations faites à ces mêmes mots/maux.
Le tracé de la coquille
12Ses vers suivent le tracé de ces coquilles et de leurs cercles excentriques, figures récurrentes non seulement dans Trilogy, mais dans son œuvre complète, et qui ont été analysées par de nombreux exégètes, notamment comme un signe de privation physique et psychologique par Susan Gubar dans l’article « The Echoing Spell of H. D.’s Trilogy » : « Hidden and therefore safe, the mollusk is protected in precisely the way the poet craves asylum : neither fully alive nor fully dead, half in and half out, the mollusk in its shell becomes for H. D. a tantalizing image of the self or soul safely ensconced within the person or body, always and anywhere at home » (Gubar 200).
13En effet, la coquille figure le monstre de l’entre-deux, à la fois détenu et contenu en lui-même, caractéristique que le jeu phonématique met en évidence. En effet, si la langue suit tout d’abord le contour sinueux et doux des sifflantes ([s] ; [z] et [ð]), le premier distique s’ouvre typographiquement et phonémiquement sur un calme alcyonien. (#4 TWDNF, 1-10) :
There is a spell, for instance,
in every sea-shell :
continuous, the sea thrust
is powerless against coral,
bone, stone, marble
hewn from within by that craftsman,
the shell-fish :
oyster, clam, mollusc
is master-mason planning
the stone marvel :
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6 Nous renvoyons à la très fine étude d’Antoin...
14À la fin du distique initial, le nom composé « sea-shell » répand le bruit de la mer dans le reste du poème. Le son s’infiltre dans la rainure ciselée du deux-points « there is a spell, for instance,/in every sea-shell : » (1-2) comme entre les bords acérés du coquillage (« hewn from within by that craftsman » 6). Par ailleurs, sa silhouette morphémique trace les bords de la coquille en question : le jambage du « h » et du double « l » dessinent sur le papier à la fois la ciselure dentelée des bords du coquillage mais également la hampe, la lame menaçante prête à en forcer l’ouverture. Tout au long du fragment, l’apaisement de la fricative /ʃ/ de « shell » est prolongé dans l’écho du [el] voilé, lequel fluidifie les vers noués sporadiquement dans les agrégats de consonnes tels « thrust » : « stone », « mollusc » et finalement, « craftsman ». Entre coups et caresses, une pulsation vitale semblable au ressac de la mer est imprimée au fragment. De la même manière que les jambages du morphème « shell » contribuent au découpage des mots, ces petits amas de consonnes participent d’une mise en valeur du son et de la forme et aident à faire fuir ce que Roland Barthes nomme « le désir du texte » par l’étroite fente des signes de ponctuation doubles et à travers les cavités de sa graphémie6. Cependant, la voix semble résister à une telle porosité formelle et typographique (23-31) :
I sense my own limit,
my shell-jaws snap shut
at invasion of the limitless,
ocean-weight ; infinite water
can not crack me, egg in egg-shell ;
closed in, complete, immortal
full-circle, I know the pull
of the tide, the lull
as well as the moon ;
15À la douceur initiale, alcyonienne et fuyante du nom composé « sea-shell » succède la résistance, la dureté des plosives [t] qui, à la fin du vers 23, « limit », tente de mettre fin aux fuites, aux sorties du texte. Le nom-composé « shell-jaws » et sa voyelle ouverte [ɑː] miment la gueule béante d’un monstre marin avant que le verbe « snap shut » referme celle-ci brutalement de façon quasi onomatopéique. Les distiques sont ainsi tiraillés de toutes parts, comme l’atteste celui-ci : « full-circle, I know the pull/of the tide, the lull », où les rimes visuelles « full » / « pull » et « lull » miment le ressac des vagues : entre « full », « pull » et « lull », il n’y a qu’une lettre. D’un côté le jambage et la plosive bilabiale du « p » de « pull » ancre le mot dans une énergie et une gravité presque terrestres alors que les « l » et la voyelle quasi muette de « lull » bercent doucement le mot à la surface de la mer et du vers. Cela met « lull » du même côté que le vocable « shell » dont il partage la silhouette dentelée, le faisant également participer d’un calme alcyonien. Ces allitérations vocaliques en [ʊ] et [uː] se résolvent finalement dans le dernier vers cité, « as well as the moon », où le [el] de « shell » et le [uː] de « moon » viennent refermer le tracé de la coquille que la poète voudrait fermé à l’infini, mais que les tiraillements morphémiques et graphémiques sous la surface de sa poétique déjouent (26-29) :
[. . .]
ocean-weight ; infinite water
can not crack me, egg in egg-shell ;
closed in, complete, immortal
full-circle [. . .]
16De tels conflits confèrent à ces vers une active jouissance où chaque mot est érotisé de telle manière à le faire sortir de lui-même selon un mouvement spiral et à échapper à un sens fermé et unilatéral. Ils font littéralement sortir la poésie de la pensée et la pensée du cerveau, tout comme les imagistes souhaitaient créer l’image inédite et s’opposer à ceux qui ne font que reproduire les pensées : « they think only “the shells of thought,” as De Gourmont calls them ; the thoughts that have been already thought out by others, » (Pound, 1914) sortes de coquilles vide de la pensée. Dans Tribute to Freud, mémoires des deux sessions d’analyse de la poète en 1933 et en 1934 avec celui qu’elle appelle « the Professor », H.D. écrit à propos d’une réponse qu’elle aurait faite à Freud lors de l’une de leurs discussions (H.D. 1956, 90) :
They went on singing like an echo of an echo in a shell – very far away yet very near—the very shell substance of my outer ear and the curled involuted or convoluted shell skull, and inside the skull, the curled, intricate, hermit-like mollusk, the brain-matter itself. Thoughts are things, sometimes they are songs.
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7 Lorsqu’il emploie le terme « Imagisme », Pou...
17En cela, la poétique de H.D. ne diffère pas tant que cela de l’école des imagistes, école dont elle s’était déjà pourtant bien éloignée en 1940, puisque comme Pound l’explique dans son essai « On Vorticism » de 1914 : « the point of Imagisme is that it does not use images as ornaments. The image is itself the speech. The image is the word beyond formulated language »7 (Pound, Op. cit.).
L’amertume de Marie
18L’énergie qui meut la poétique de H.D. part du mot, voire de la lettre, pour le juxtaposer, le superposer à des versions passées et futures de lui-même dans un élan vital qui déplie le vers jusqu’à le faire sortir dans un ailleurs de la page, « the not-known,//the unrecorded » (#43 TWDNF, 28-29). C’est par la même logique et avec la même énergie que le vers finit par concentrer cette pensée dans le fond du chaudron de l’alchimiste et faire du poème une nouvelle œuvre, comme notamment dans le fragment #8 de « Tribute to the Angels » :
Now polish the crucible
and in the bowl distill
a word most bitter, marah,
a word bitterer still, mar,
sea, brine, breaker, seducer,
giver of life, giver of tears ;
Now polish the crucible
and set the jet of flame
under, till marah-mar
are melted, fuse and join
and change and alter,
mer, mere, mère, mater, Maia, Mary,
Star of the Sea,
Mother.
19À la lecture de ce poème commenté de nombreuses fois8, on comprend que la valeur n’est ici pas prise dans le paradigme nietzschéen vil/noble9 puisque c’est l’amertume, le rejet, le dé-jet comme le pro-jet des mots qui donne naissance au mot-valeur, au joyau cristallisé dans le distique final « Star of the Sea,/Mother », mot intensif par excellence né de la distillation des mots marah et mar. Les caractères italiques permettent de telles valorisation et « érotisation ». Le tremblement de ces caractères permet de faire vibrer la langue elle-même, l’organe comme le langage, sous l’effet du sel : « sea, brine, breaker, seducer,/giver of life, giver of tears ; » (5-6). C’est grâce à l’amertume du sel que ça prend, que marah et mar se mêlent pour former un nouveau substantif marah-mar. Susan Stanford Friedman explique le lien entre les deux mots à travers l’origine hébraïque du terme marah (Friedman 247) :
20“Mara” or “Marah” is the Hebrew word for bitter. Moses named the first encampment in the desert “Mara” because the waters were too bitter or salty to drink (Exodus 15 :23). And Naomi changed her name which means “beautiful” to Mara or “bitter” after the death of her family (Ruth 1 :20). In the crucible of poetry, heated by the fire of war, H. D. distilled the words associated with sea water and bitterness to restore the origins of life, the Mother, to her pre-Judeo-Christian essence.
21La poétique paronomastique de H.D. permet par conséquent de renvoyer le nom à son étymologie, c’est-à-dire à l’hébreu mar qui signifie amer et par extension à la myrrhe (dont le parfum est lui-même amer). C’est aussi par la sorcellerie du langage et par l’alchimie de différentes langues qu’à travers le terme marah, la figure de Marie s’allie étonnamment à celle de l’incestueuse Myrrha. On peut constater cela dans le fragment #16 de « The Flowering of the Rod » (9-22) :
I am Mary – O, there are Marys a-plenty,
though I am Mara, bitter) I shall be Mary-myrrh ;
I am that myrrh-tree of the gentiles,
the heathen ; there are idolaters,
even in Phrygia and Cappadocia,
who kneel before mutilated images
and burn incense to the Mother of Mutilations,
to Attis-Adonis-Tammuz and his mother who was myrrh ;
she was a stricken woman,
having borne a son in unhallowed fashion ;
she wept bitterly till some heathen god
changed her to a myrrh-tree ;
I am Mary, I will weep bitterly,
bitterly. . . bitterly.
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10 « Mara. Moïse fit partir Israël de la mer d...
22Comme l’explique Susan Stanford Friedman, évoqué dans l’Exode, le terme marah nomme un lieu dans le désert de Shur où l’eau est amère (Ex. 15. 22-25)10. De la même façon que dans le mythe d’Ovide, le bel Adonis naît de l’inceste de Myrrha avec son père Cinyras, le mot « marah-mar » devient mise en abyme de lui-même, palimpsestueux et palimpsestique. La poésie de H.D. offre au lecteur le spectacle d’une besogne laborieuse et jouissive par laquelle naît le joyau, dieu de la beauté, relique poétique, reste au fond du chaudron : « Star of the Sea,/Mother » (#8 TTA, 13-14) .
23Dans le fragment #16 de « The Flowering of the Rod » (21-22), le procédé de paronomase autour du nom de Marie n’en n’épuise pas le sens, au contraire, il permet un déploiement à la fois morphémique et sémantique qui approfondit le désir en douleur. Le fragment #18 de « Tribute to the Angels » puise dans l’onomastique sans jamais l’épuiser : de la distillation des vocables marah et mar résulte un tourbillon jubilatoire et un déploiement translinguistique comme dans le fragment #8 de « Tribute to the Angels » (14) « mer, mere, mère, mater, Maia, Mary » où chaque mot et chaque virgule poignent la surface du texte à la façon d’une aiguille, faisant de chaque signe la blessure et la meurtrissure de sa transformation :
I am Mary, I will weep bitterly,
bitterly. . . bitterly
24Les mots se brisent à la manière des boîtes du fragment #39 (TWDNF, 8-9) « little boxes, conditioned/to hatch butterflies » pour en extraire le sens à la façon d’un parfum, goutte à goutte. Le phénomène chimique de distillation est rendu visible et lisible au travers des signes de ponctuation : virgules et points de suspension rythment la transformation de la jeune fille en arbre. Malgré sa réitération, l’adverbe « bitterly » ne réitère pas l’action mais la manière, faisant de chacune de ses nouvelles occurrences une nouvelle étape de sa transformation en être végétal. Ainsi, les points de suspension à la fin du fragment matérialisent typographiquement ce que Barthes nomme punctum dans « la Chambre claire » : « piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » (Barthes 1980, 49). Le fragment #16 serait par conséquent punctumatique en ce sens que chaque mot meurtrit, chaque point de ponctuation « point » et « poigne » pour reprendre les termes de Barthes car chacun, y compris le trait d’union du nom composé et composite « Attis-Adonis-Tammuz », présente « la passion du signe linguistique souffrant sur la croix du poème » pour reprendre la très belle expression employée par Axel Nesme11. Le trait d’union signifie l’union mais également la désunion : dans le cas de « Attis-Adonis-Tammuz », le trait d’union trace la fissure au sein du mot comme il fend l’arbre qui l’a vu naître. Par conséquent les fragments de Trilogy sont à l’image des icônes adorées et mutilées regroupées sous le nom « the Mother of Mutilations »12 laquelle substantivise l’aspect formel et fragmenté du recueil Trilogy.
25En effet, la poétique de H.D. n’a de cesse de nommer, de substantiver à l’aide d’un procédé paronomastique qui imprime aux vers leur scansion et semble valoriser l’incarnation, notamment à travers la formation de nouveaux noms composés tels marah-mar ou encore shell-jaws, sea-shell, not-known ou not-there pour n’en citer que quelques-uns. Néanmoins, le procédé s’avère duplice car à travers lui, le mot passe du concret à l’abstrait, de l’immanence à la transcendance tout en les gardant inextricablement liés, ce qui rejoint le principe de « transubstantiation » qu’elle nomme dans le fragment #23 de « Tribute to the Angels » (1-5) :
We are part of it :
we admit the transubstantiation,
not God merely in bread
but God in the other-half of the tree
that looked dead—
26La poétique de H.D. se veut donc poétique de transvalorisation et de transsubstantiation en ce que Dieu peut être vu dans la partie inanimée du signe, « in the other-half of the tree » (4), dans l’en-deçà du langage. H.D. aurait eu cette vision à Londres, pendant la guerre, alors qu’elle passait en bus devant un square. Elle y aurait vu un arbre sec en train de refleurir. Le sens chez H.D. est donc bien à chercher en-deçà de la surface des langues mortes et vivantes. Il est une valeur à chercher dans et à dérober à un inconscient du langage que la poète tente de rendre visible à une communauté d’initiés, ceux-là même qui sauront passer outre l’hermétisme de sa poétique, qui sauront reconnaître les bons signes.
27À travers des jeux récurrents de paronomase, l’écriture de H.D. déploie et découpe des mots-valeurs, fétiches linguistiques érotisés, objets de jouissance qui deviennent joyaux au fond du chaudron de l’alchimiste. Si l’on assimile le texte à un tissu, à « une immense remémoration » comme le fait Barthes dans son séminaire sur le lexique de l’auteur en 1973-1974 (Barthes 1974, 288), entre gommage lexical et constante surimpression, la surface palimpsestueuse et palimpsestique de la poétique de H.D. se creuse, tiraillée entre l’excentrique dynamique de ses coquilles et la concrétion que ce même mouvement induit, ce qu’atteste par exemple l’anaphore assertive de la présence « I am Mary » tout au long du fragment #9 de « The Flowering of the Rod » ou encore de celle servant de titre au premier livre : « The Walls Do Not Fall ». Poétiquement, les mots-valeurs de la poétique de H.D. ne peuvent trouver leur vraie valeur ou raison d’être qu’après avoir passé la douleur de la transformation : pour renaître, il faut d’abord mourir et se défaire de ses peaux mortes. C’est pourquoi la poétique de H.D. tiraille le mot, l’enchaîne d’abord à son étymologie avant de le libérer de ses chaînes : « words, anagrams, little boxes conditioned/to hatch butterflies » (Op. cit.), métaphore par ailleurs filée dans la polysémie du mot hébreu mara, qui signifie non seulement « amer » mais qui, en tant que verbe, signifie « battre des ailes », traçant ainsi les lignes d’un livre ouvert, offert à la lecture et au déchiffrage. L’écriture étymologique de H.D. oscille entre « sea-shell » et « shell-jaws », entre instrument poétique, « cartouche » égyptienne et « cartridge case », à la fois protection et arme de guerre. H.D. transforme les mots en « merveilleux sédiments » pour reprendre l’expression de Francis Ponge, avec comme seule véritable valeur la résistance.
Bibliographie
Barthes, Roland. La Chambre claire, note sur la photographie. Paris : Gallimard/Seuil, « Les Cahiers du cinéma », 1980.
Barthes, Roland. Le Lexique de l’auteur, séminaire à l’École pratique des hautes études, 1973-1974. Paris : Seuil, 2010. 422.
Barthes, Roland. « Les Sorties du texte ». Bataille, Colloque de Cerisy. Dir. Philippe Sollers. Paris : UGE, « 10/18 », 1973. 49-62.
Barthes, Roland. Roland Barthes par Roland Barthes. Paris : Seuil, « Écrivains de toujours », 1975. 169.
CAZÉ, Antoine. Écrire entre les murs, Trilogy de H. D. Paris : PUF, 2013.
Friedman Stanford, Susan. Psyche Reborn : The Emergence of H. D. Bloomington : Indiana University Press, 1981.
Gubar, Susan. “The Echoing Spell of H. D.’s Trilogy.” Contemporary Literature 19.2 (1978) : 196-218.
H.D. Trilogy. New York : New Directions, 1998.
H.D. Tribute to Freud. New York : New Directions, 1956.
H.D. “Letter to Bryher.” June, 3, 1940, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Bryher Papers, YCAL GEN 97, Box #15, Folder 591.
McMahon, Fiona. H. D., Trilogy. Neuilly : Atlande, 2014.
Morris, Adalaide. “The Concept of Projection.” Contemporary Literature 25 (Winter 1984) : 411-36.
Ovide. Les Fastes, tome II, livres IV-VI. Trad. Robert Schilling. Paris : Les Belles Lettres, 1993.
Ostriker, Alicia. “No Rules of Procedure.” Agenda 25 (1987-88) : 145-54.
Pound, Ezra. “On Vorticism.” Fortnightly Review 96 [n.s.]. 1 September 1914, 461–471.
Tryphonopoulos, Demetres P., ed. Majic Ring by H.D. (writing as Delia Alton). Gainesville : University Press of Florida, 2009.
Notes
1 Hilda Doolittle, née en 1886 à Bethléem en Pennsylvanie, meurt en 1961 à Zürich.
2 Désormais, « The Walls Do Not Fall » sera abrégé dans le texte sous la forme TWDNF ; il en ira de même pour « Tribute To The Angels » (TTA) et « The Flowering Of The Rod » (FOR). Ces abréviations seront précédées du numéro du fragment et suivies du vers.
3 Nous devons ce terme à Demetres P. Tryphonopoulos, qui l’emploie dans son introduction à Majic Ring (Tryphonopoulos 2009, XXV-XXVI).
4 Je suis très reconnaissante envers Antoine Cazé pour l’ensemble de son étude particulièrement éclairante sur Trilogy, notamment ses micro-lectures, rares dans le corpus critique de l’œuvre de H. D. Nous renvoyons à son très bel ouvrage sur H. D., Écrire entre les murs, Trilogy de H.D. (Cazé 52).
5 L’expression « en travail » peut en effet être entendue dans son acception du vieux français signifiant les douleurs de l’enfantement (« the labour and pain of child-birth. Phr. in travail (French en travail). Now chiefly fig. » Oxford English Dictionary).
6 Nous renvoyons à la très fine étude d’Antoine Cazé sur les signes de ponctuation dans le poème #4 de The Walls Do Not Fall (80-81) et aux lectures prosodiques d’Alicia Ostriker dans « No Rules of Procedure », notamment son analyse du premier fragment de The Walls Do Not Fall.
7 Lorsqu’il emploie le terme « Imagisme », Pound l’écrit en français, tel qu’il est orthographié dans la citation.
8 Nous renvoyons notamment à la lecture d’Adalaide Morris dans « The Concept of Projection » (1984), aux pages 34-35 de Nicholas Manning dans Signs of Eternity, H.D.’s Trilogy (2014), d’Écrire entre les murs (2013) d’Antoine Cazé, ou encore de la p. 123 de H. D., Trilogy de Fiona McMahon (2014).
9 Pour parler du « Gros Orteil » de Bataille, Barthes exploite le paradigme vil/noble que Friedrich Nietzche a développé dans toute son œuvre, plus particulièrement dans Généalogie de la morale, Par-delà le bien et le mal et le Gai Savoir.
10 « Mara. Moïse fit partir Israël de la mer des Roseaux. Ils se dirigèrent vers le désert de Shur et marchèrent trois jours dans le désert sans trouver d’eau. Mais quand ils arrivèrent à Mara ils ne purent boire l’eau de Mara, car elle était amère, c’est pourquoi on l’a appelé Mara ». (Exode 15. 22-23)
11 Cette expression est empruntée à Axel Nesme qui l’a employée lors d’un séminaire sur H. D. à l’Université Lyon 2 le 23 octobre 2013 dans le cadre des rencontres Partner University Fund avec l’Université de Berkeley.
12 Voir Les Fastes d’Ovide où Attis, le jeune Phrygien, s’automutile après que la déesse Cybèle, par jalousie, tua la nymphe Sangaris, à qui il s’était abandonné (Ovide 221-246).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Marie Olivier
Marie Olivier est maître de conférences à l’Université Paris-Est Créteil en littérature anglo-américaine. Elle s’intéresse plus précisément à la poésie américaine des XXe et XXIe siècles. Son domaine de recherche recouvre l’esthétique du texte poétique, ainsi que le structuralisme, le formalisme, et la théorie critique française. Elle a dédié sa thèse de doctorat et la plupart de ses publications à l’étude de l’œuvre de Louise Glück, poète américaine contemporaine.