Troublantes Usurpations
La mise en scène de l’imposture : la pièce We Righteous Bombers de Kingsley Bass Jr. / Ed Bullins dans le Black Arts Movement
Abstract
Be it from its content or its form, the play We Righteous Bombers—written by Ed Bullins under the pen name of Kingsley Bass Jr. in 1969—gave rise to a large scale deception. It was produced right in the middle of the Black Arts Movement, an African-American literary and artistic movement which aimed at setting a cultural and epistemological revolution in motion by offering works of art likely to transform the black community, both individually and collectively. Bullins defied the tenets of the Black Arts Movement and shamelessly plagiarized Albert Camus to make it look like a genuine revolutionary play, the epitome of the new black theatre. Bullins’s deception was a snub for the leaders of the Black Arts Movement, but it also provided an opportunity to question the ideological and formal limits of the black theatre. As far as the play itself was concerned, the controversy was not enough to bury it altogether and it survived for a while within the academy, We Righteous Bombers being listed in one of the most frequently used anthologies on American campuses.
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Full text
1En mai 1969, le théâtre New Lafayette situé à New York a produit une pièce intitulée We Righteous Bombers, signée par Kingsley Bass Jr. et mise en scène par le directeur du théâtre, Robert Macbeth. Le succès initial de la pièce a rapidement laissé place à une forte controverse qui a agité la communauté africaine-américaine et plus particulièrement les artistes de ce que l’on appelle le Black Arts Movement. En cause, la série d’usurpations imbriquées qui fut déclenchée par la sortie de la pièce et qui transforma malgré eux spectateurs, artistes ou encore éditeurs en acteurs d’une imposture à grande échelle. Cette usurpation en chaîne se déploya sur plusieurs niveaux : sur les planches, en coulisse, dans la presse critique et dans l’espace universitaire.
2Cet article propose d’interroger la manière dont les usurpations littéraires et raciales s’entrecroisent, s’imbriquent dans le cas de We Righteous Bombers, et finissent par éroder une autorité critique aussi factice que complice de ces usurpations. Avant d’entrer plus en détail dans les différents niveaux de cette mascarade et leurs implications, nous commencerons d’abord par un rappel des événements et de leur contexte.
La production de We Righteous Bombers : intrigue, contexte et conséquences
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1 « the aesthetic and spiritual sister of the ...
3Dès le milieu des années soixante, le Black Arts Movement – mouvement artistique et littéraire que l’un de ses principaux théoriciens, Larry Neal, avait qualifié de « sœur spirituelle et esthétique » du Black Power Movement1 (Neal 1968, 28) – promut l’idée d’un théâtre noir, c’est-à-dire un théâtre où toutes les étapes d’une pièce, de l’écriture à la représentation en passant par la production, étaient assurées par des Noirs. W.E.B. Du Bois avait déjà envisagé un théâtre par, pour, à propos et proche des Africains-Américains (Young 8), mais le Black Arts Movement reprit ces fondations pour y ajouter l’idée que ce théâtre devait également être libérateur, au même titre que tous les autres arts mobilisés au sein de ce mouvement, c’est-à-dire la poésie, la photographie, la danse, la musique ou encore la peinture. Parmi ces différents arts, le théâtre retenait une importance particulière puisque l’une des impulsions premières du mouvement était venue d’Amiri Baraka, dramaturge et auteur à l’origine du Black Arts Repertory Theatre School créé en 1965 à Harlem, une institution culturelle qui fut bientôt émulée en d’autres points du pays et qui est parfois considérée comme le point de départ du Black Arts Movement. L’objectif des artistes était d’amener la communauté africaine-américaine à amorcer une réévaluation d’ampleur : les hiérarchies sociales, culturelles et politiques qui traversaient les États-Unis étaient étroitement liées à un édifice épistémologique fondamentalement inégalitaire qu’il convenait d’abattre. Les artistes africains-américains devaient donc tirer parti de tout le potentiel offert par les arts et proposer des œuvres adaptées aux besoins de la communauté. En ce sens, les œuvres qui paraissaient trop proches ou visiblement dérivées de la culture occidentale blanche étaient rejetées d’emblée car jugées incapables de remettre en question l’ordre établi. Cette culture blanche n’était pas la seule cible de choix des artistes et militants du Black Arts Movement puisque le Mouvement pour les Droits Civiques faisait également fréquemment l’objet d’attaques plus ou moins acerbes. Pour les partisans du Black Arts Movement, considérations artistiques et politiques allaient de pair : ainsi, la tactique de la non-violence employée par le Mouvement pour les Droits Civiques était perçue comme trop timorée et en dernière analyse inefficace, précisément parce que son succès reposait sur l’acception de la part des Blancs de la légitimité des actions et revendications africaines-américaines. Un théâtre véritablement noir passait donc par un rejet à la fois de la culture occidentale blanche et de l’héritage idéologique du Mouvement pour les Droits Civiques, accusé de se satisfaire de compromis et de promouvoir une politique des petits pas.
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2 « uplift and educate ». Nous traduisons.
4Dans ce contexte, la production de la pièce We Righteous Bombers fut entreprise en 1969 par le théâtre New Lafayette qui existait depuis quelques années à Harlem, reprenant le nom de la salle de spectacle qui avait été un lieu incontournable du quartier et qui avait rythmé la vie culturelle et artistique africaine-américaine pendant près d’un demi-siècle. La nouvelle institution avait pour ambition de faciliter l’émergence de ce théâtre noir, en produisant des pièces qui devaient soulever des enjeux cruciaux pour la communauté. En ce sens, les thématiques abordées devaient être aussi authentiques que possible, c’est-à-dire coller au plus près de l’expérience d’une communauté historiquement minorée, engagée dans une lutte collective émancipatrice et aux prises avec une société raciste et oppressive. De même, les pièces de théâtre noir présentées au New Lafayette devaient « inspirer et éduquer »2 (Gant 46) le public essentiellement africain-américain. La finalité était une prise de conscience individuelle et collective susceptible d’apporter des transformations dans l’ordre social et politique.
5Ainsi, la pièce We Righteous Bombers paraissait particulièrement bien convenir aux impératifs artistiques et idéologiques du Black Arts Movement. En effet, son intrigue suit un groupe de révolutionnaires noirs qui fomentent un attentat contre un dirigeant politique noir, appelé le Grand Préfet. Ce dernier œuvre à assurer le maintien d’un système politique et social en tous points similaire à un régime militaire, où la communauté noire est parquée dans un ghetto et où la suprématie blanche n’est pas inquiétée. La répression organisée par le Grand Préfet vise principalement les artistes et les militants. Face à cette situation, un groupe de révolutionnaires africains-américains décide de passer à l’action pour se débarrasser du Grand Préfet. Ils se nomment Jackson, Cleveland ou encore Harrison, patronymes empruntés à d’anciens présidents américains. Bien que le lieu de l’intrigue ne soit jamais clairement défini, l’écho discret à ces quelques figures illustres de la nation états-unienne ne laisse que peu de doutes : il revient à ces révolutionnaires de faire advenir la promesse d’égalité et de liberté présente depuis la fondation de la nation mais jamais concrétisée. Quand Jackson a une première occasion de lancer une bombe dans la voiture du Grand Préfet, il se ravise lorsqu’il aperçoit des enfants assis aux côtés de ce dernier. Deux jours plus tard, une nouvelle tentative est cette fois un succès. Jackson est arrêté et on lui apprend qu’en réalité, il n’a pas tué le Grand Préfet mais simplement un acteur chargé de jouer son rôle. En prison, on lui propose de sauver sa propre vie ainsi que celles de ses camarades à condition d’accepter un marché, à savoir accepter d’officier en tant que bourreau pendant les six prochaines années. Hors de prison, la télévision annonce la diffusion à venir de l’exécution d’un révolutionnaire et les camarades de Jackson sont persuadés qu’il s’agit de lui. Le groupe regarde la retransmission de l’exécution avec émotion, salue le courage de Jackson, qui, s’il est exécuté, n’a pas flanché, n’a pas compromis ses idéaux révolutionnaires. Lorsque la tête est tranchée, ils pensent ainsi que leur combat n’a pas été vain et pourra se poursuivre. Le spectateur de la pièce, en revanche, sait que Jackson a accepté le marché, qu’il est devenu bourreau en pensant sauver ses camarades qui n’avaient en réalité pas été inquiétés, et que l’ancien bourreau qui officiait avant Jackson avait accepté un marché similaire. Cependant, cet ancien bourreau avait été trahi au moment d’être libéré de cette fonction et avait pris la place qui aurait dû revenir à Jackson sur l’échafaud. Le spectateur sait également que l’attentat contre le Grand Préfet a piteusement échoué, un simple acteur ayant suffi à leurrer les révolutionnaires.
6We Righteous Bombers met donc en scène les questionnements des révolutionnaires et explore la moralité de leurs actions. Le public reçut cette pièce avec enthousiasme, chaque représentation donnant lieu à une standing ovation, plusieurs spectateurs et spectatrices n’hésitant d’ailleurs pas à revenir accompagnés de nouvelles personnes pour assister à une autre représentation (Hay 103). Comme symbole, l’auteur Kingsley Bass Jr. était lui-même un jeune révolutionnaire africain-américain de vingt-quatre ans qui a été tué par la police de Détroit pendant les émeutes de 1967. Comme symbole en effet car Bass n’a en réalité jamais existé. Pire, We Righteous Bombers était un copieux plagiat de la pièce d’Albert Camus, Les Justes, parue dans sa traduction anglaise sous le titre de The Just Assassins en 1958, la pièce de Camus étant elle-même dérivée du roman autobiographique Le cheval blême : journal d’un terroriste de Boris Savinkov, écrit en 1909. L’auteur de ce que Larry Neal qualifia de « premier canular littéraire du Black Arts Movement » (Neal 1969, 14-15) n’était autre qu’Ed Bullins, dramaturge africain-américain reconnu et auteur résident du théâtre New Lafayette. Pour orchestrer cette imposture, Bullins avait reçu l’aval de Robert Macbeth, le directeur du théâtre et metteur en scène de la pièce, seule autre personne à être dans la confidence. À la suite de la découverte de l’usurpation, une table ronde conviant artistes et militants fut organisée, afin de juguler les dommages déjà infligés et d’évaluer l’ampleur du discrédit que la pièce faisait peser sur le Black Arts Movement dans son ensemble. Plusieurs historiens ont vu dans cette discussion non pas un épiphénomène, mais un élément véritablement central lié à toute cette controverse (Smethurst 72, Hay 101). En effet, cette discussion venait alimenter l’ancien débat concernant la fonction de la littérature et du théâtre africain-américains, débat auquel avaient pris part dramaturges et critiques, tels que Marita Bonner, Willis Richardson, Alain Locke ou encore W.E.B. Du Bois (Shannon 605). Ce dernier ne s’était d’ailleurs pas contenté de donner son opinion, puisqu’il avait été directement impliqué dans la formation de la troupe des Krigwa Players qu’il présida au cours des années vingt et qui compte parmi les précurseurs au théâtre noir (Pitts Walker 353).
7Les résultats de la table ronde furent publiés dans le quatrième numéro du magazine Black Theatre, magazine rattaché au théâtre New Lafayette. Dans ce numéro, on apprenait dans une note de bas de page que la pièce avait reçu le Harriet Webster Updike Award for Literary Excellence, ce qui semblait alors ajouter un nouvel élément à l’imposture. Cependant, il n’y a aucune trace ou information quant à ce prix supposément remporté par We Righteous Bombers, ce qui laisse à penser que cette récompense est aussi fictive que l’identité de Bass Jr. La raison pour laquelle Black Theatre a inventé ce prix a certainement à voir avec l’éditeur du magazine, qui n’était autre que Bullins. En d’autres termes, la personne en charge de publier les réactions et critiques émises lors de la table ronde était également celle à l’origine de la controverse, ce qui ne manqua pas de brouiller davantage les pistes. Loin de faire son mea culpa, Bullins persista et signa en créant une récompense de toutes pièces et en agitant ainsi le spectre d’une attention médiatique accrue, véritable pied-de-nez adressé aux artistes du Black Arts Movement qui s’étaient montrés si empressés d’éteindre le départ de feu provoqué par We Righteous Bombers et de limiter rapidement les dégâts. Les manipulations éditoriales effectuées par Bullins dans le magazine Black Theatre suggéraient donc que l’usurpation à laquelle il s’était livré ne se limitait pas à l’écriture et à la production de la pièce. Bullins entendait prolonger la supercherie en l’immisçant dans le domaine de la critique.
8Un autre projet éditorial vint confirmer cette ambition de Bullins puisque lorsqu’il fut en charge d’assembler une anthologie de pièces de théâtre noir pour Bantam Books en 1969, il y inclut We Righteous Bombers, reprit la biographie aussi tragique que fictive de Kingsley Bass Jr. sans jamais préciser qu’il était en réalité l’auteur de cette pièce, ni que cette pièce était un plagiat manifeste de l’œuvre d’Albert Camus. L’anthologie publiée s’intitule New Plays from the Black Theatre et poursuivait l’imposture encore un peu plus loin. Cela pouvait paraître n’être qu’une facétie de plus de la part de Bullins. Cependant, New Plays from the Black Theatre s’imposa vite comme un ouvrage de référence, comme l’une des quatre anthologies les plus fréquemment utilisées dans les départements d’études noires au début des années soixante-dix. Des centaines voire des milliers d’étudiants et d’étudiantes ont donc vraisemblablement découvert et étudié le texte produit par Bullins en ignorant tout de la controverse qui avait accompagné la production new-yorkaise de la pièce. De la même façon, la pièce et la biographie de son auteur supposé furent également repris tels quels par une autre anthologie, Black American Literature publiée en 1970. Le critique littéraire et anthologiste africain-américain Darwin T. Turner n’avait visiblement pas eu connaissance du tollé provoqué et l’imposture lancée par Bullins s’étendait encore un peu plus loin. En un peu plus d’un an, Bullins a donc été en mesure d’orchestrer une mise en scène de l’imposture de grande ampleur. We Righteous Bombers avait incarné brièvement l’esprit même du théâtre noir, puis avait été dénoncée comme un plagiat éhonté, avant finalement de rejoindre discrètement et pour un temps la tradition littéraire africaine-américaine qui était étudiée sur les différents campus états-uniens.
9La trajectoire singulière de l’œuvre théâtrale en dit long sur le motif de l’usurpation et ses ramifications, bien au-delà du sujet même de la pièce, lui aussi fait de dissimulation, de faux-semblants et d’impostures. La responsabilité de cette mascarade repose certes sur Bullins, mais We Righteous Bombers démontre également les limites de cette responsabilité individuelle. Pour fonctionner, l’imposture repose sur une complicité obtenue à l’insu d’un groupe qui doit la reconnaître comme légitime, même temporairement. Bullins ne s’est pas contenté de mettre en scène l’imposture, il en a livré une mise en abyme grâce à la multiplicité des supports qu’il a utilisés pour orchestrer la supercherie, représentation théâtrale, numéro de magazine mais aussi anthologie. Ce faisant, il a mis en perspective la manière dont les appels à l’authenticité représentent un terreau fertile à l’usurpation. We Righteous Bombers, loin de vouloir ridiculiser les préceptes idéologiques du Black Arts Movement a au contraire cherché à en éprouver les fondations, ouvrant un vaste débat sur la place de l’art, de la littérature et de la représentation dans une lutte politique d’envergure. L’usurpation orchestrée par Bullins a démontré certaines limites théoriques et pratiques du théâtre noir. Inversement, cette usurpation n’était pas sans renfermer ses propres limites, puisque le débat déclenché à la découverte de la supercherie permettait à We Righteous Bombers d’atteindre l’un des buts du théâtre noir, à savoir engager une réflexion de fond qui puisse être salutaire pour la communauté africaine-américaine, ce que Lisbeth Gant appelait « inspirer et éduquer ».
La dynamique individuelle
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3 « real revolutionary play ». Cité dans Hay. ...
10L’usurpation liée à We Righteous Bombers ne peut être dissociée de la personne d’Ed Bullins. Robert Macbeth avait certes demandé à Bullins d’écrire une pièce « véritablement révolutionnaire » (Hay 102)3 et lui avait même prêté une copie de la pièce d’Albert Camus dans sa traduction anglaise. Cependant, ce fut le dramaturge africain-américain qui décida de revenir trois semaines plus tard avec We Righteous Bombers. Bullins avait pris la décision d’adapter Les justes, en reprenant l’intrigue, les scènes, voire des pans entiers de texte sans jamais créditer l’œuvre originale qu’il s’est appropriée sans en avoir reçu l’autorisation. Conscient des problèmes que cela n’allait pas manquer de créer, Bullins demanda à Macbeth de ne pas faire figurer son nom sur la pièce. Il choisit à la place de la signer Kingsley Bass Jr. et d’inventer une identité fictive à cet auteur. L’invention d’une biographie n’est pas anodine car Bullins orientait ainsi la réception de la pièce. Il aurait pu inventer une histoire personnelle banale ou avoir recours à l’anonymat, mais il choisit de faire de l’auteur fictif un martyr. Il est utile de rappeler l’étymologie du mot « martyr » qui voulait dire « témoin »4. Attribuer à l’auteur présumé une histoire personnelle si tragique était peut-être un moyen de susciter une forme d’empathie de la part du public. Sur le plan symbolique, la pièce livrée par un tel auteur se transformait de fait en témoignage. La mort de Kingsley Bass n’était pas à percevoir comme une anomalie mais comme un symptôme éloquent du système politique et social dysfonctionnel auquel les Africains-Américains devaient faire face. L’intrigue de We Righteous Bombers et la mort de son auteur présumé aux mains de la police étaient mises en regard, suggérant alors qu’il s’agissait des deux faces d’une même pièce.
11Par ailleurs, Bullins a révélé que la composition du nom Kingsley Bass faisait référence au personnage de Kingfish dans l’émission de radio Amos’n’Andy qui avait été extrêmement populaire au tournant des années trente (Watkins)5. Le prénom Kingsley avait été composé à partir de la première partie du nom du personnage, tandis que « Bass » désignait un poisson, le bar. L’émission Amos’n’Andy suivait les tribulations de personnages africains-américains dans l’Amérique de la Grande Dépression. Les personnages s’exprimaient en vernaculaire et étaient fréquemment tournés en dérision. De plus, les acteurs qui prêtaient leur voix à ces personnages étaient blancs. Amos’n’Andy était donc l’équivalent radiophonique des minstrel shows de la fin du dix-neuvième et début du vingtième siècles, où des acteurs grimés en noir caricaturaient des Africains-Américains afin de provoquer un effet comique. Ainsi, Kingsley Bass Jr. était un témoin de son époque mais son nom faisait émerger tout un passé et une tradition artistique racistes, celle des minstrels, figures emblématiques de l’usurpation raciale. Le choix de ce nom suggérait donc une forme de renversement dans le cadre d’une stratégie de Signifyin(g)6.
12Le recours à un nom d’emprunt permettait aussi à Bullins de se prémunir face à divers problèmes. Tout d’abord, si le plagiat était découvert, il était vain de demander à un auteur de rendre des comptes si celui-ci était mort. Ensuite, il s’agissait d’un moyen pour Bullins de préserver sa réputation littéraire. Dernier avantage : Bullins savait pertinemment que sa pièce ne manquerait pas de susciter des réactions de la part d’autres artistes du Black Arts Movement, pas tant par le plagiat que par l’intrigue même de la pièce. En effet, la situation finale de We Righteous Bombers livrait un constat plein d’ambigüité. Les révolutionnaires étaient manipulés de bout en bout par les autorités, incapables d’ébranler l’autorité du Grand Préfet et ignoraient tout de la supercherie qui les avait trompés. De plus, le personnage de Jackson qui avait finalement eu le courage de commettre l’attentat compromettait ses idéaux pour tomber dans le piège tendu par le pouvoir en place, piège qui le ramènerait inévitablement vers l’échafaud qui lui était destiné. Il était donc difficile de percevoir dans la pièce un quelconque triomphe de la révolution ou même des idéaux révolutionnaires puisque, comme Geneviève Fabre le fit remarquer, seules les apparences demeuraient sauves (Fabre 155).
13Comme Bullins l’avait sans doute anticipé, sa pièce déplut à un certain nombre de personnes, le chapitre du Black Panther Party de New York en tête. Le personnage d’Elton L. Cleveland rappelait fortement Eldridge Cleaver, de même que la volonté de faire le sacrifice de certains révolutionnaires de la pièce faisait écho aux rumeurs qui entouraient Huey Newton au sujet de ses envies de mourir présumées. Bullins connaissait de près le Black Panther Party et ses différents leaders : au milieu des années soixante à San Francisco, Bobby Seale avait joué dans des productions théâtrales de Bullins et c’était par l’entremise de ce dernier qu’Eldridge Cleaver fit la connaissance de Seale puis de Newton (Smethurst 170). Cleaver avait notamment utilisé l’avance reçue pour son autobiographie Soul On Ice pour convertir une maison victorienne en lieu de réunion pour les artistes et militants, appelé « Black House ». Bullins travaillait régulièrement à cet endroit, avant d’en être expulsé manu militari par le service d’ordre du Black Panther Party, suite à une décision de Newton de débarrasser les lieux des artistes qui, à ses yeux, détournaient l’attention du combat révolutionnaire (Hay 24-25). Si l’intrigue et la résolution finale de la pièce pouvaient donc déplaire aux militants du Black Panther Party, la représentation des révolutionnaires offertes par Bullins leur laissa également un goût amer. Le théâtre noir se devait certes de proposer des spectacles authentiques, mais s’approcher au plus près de la réalité ne devait pas se faire au prix de l’entrave à l’engouement pour la révolution. Vraisemblablement, l’expérience de Bullins à San Francisco au contact des militants du Black Panther Party a nourri sa réécriture de la pièce de Camus et l’a sans doute poussé à créer une galerie de révolutionnaires qui restaient prisonniers d’illusions : trop obsédés par la révolution qu’ils s’ingéniaient à faire advenir, ils mésestimaient leur rôle, l’efficacité de leurs actions et restaient largement aveugles aux manipulations du pouvoir en place.
14En ce sens, le choix de la pièce de Camus, qui avait lui-même fréquenté des milieux militants, n’était certainement pas anodin. Tout d’abord, l’intrigue riche en tromperies, déceptions et faux-semblants de la pièce originale convenait particulièrement bien à la supercherie à grande échelle organisée avec la production de We Righteous Bombers. Ensuite, pour Camus, la confrontation avec l’absurde était à la fois inévitable et nécessaire, mais constituait un prélude à l’affirmation d’une humanité en partage fondée sur le sentiment de révolte (Illing 224, Royal 56). Sans préjuger du fait que Bullins adhérait ou non au projet philosophique de Camus, cette exploration de l’expérience de l’absurde faisait fortement écho à une expérience minoritaire africaine-américaine – Camus avait d’ailleurs une affinité avec l’expérience minoritaire du fait de son identité algérienne – telle qu’elle a pu se faire dans d’autres textes d’auteurs noirs, tels que Ralph Ellison ou Amiri Baraka (Parent 141-150).
15L’usurpation mise en scène dans We Righteous Bombers ne se résumait cependant pas à une simple dynamique individuelle : Bullins faisait plus que piller de manière éhontée Les justes et son objectif était loin de se limiter à régler quelques comptes avec d’anciennes connaissances. Il détournait en partie l’objectif du théâtre noir pour faire entendre un point de vue artistique personnel qui ne faisait pas l’unanimité. Au-delà du public qui se trouvait dans la salle au moment des représentations, le détournement opéré par Bullins était sûr de lui attirer l’attention d’un autre public, à savoir celle des dramaturges et artistes du Black Arts Movement occupés à échafauder les fondations d’un théâtre noir, radical et indépendant. We Righteous Bombers n’était pas une simple mascarade orchestrée par un artiste isolé ayant décidé de se distinguer à tout prix, elle avait été rendue possible grâce à la complicité involontaire d’une communauté d’artistes.
La dynamique collective
16Le symposium organisé dans le sillage de la découverte de la supercherie eut pour conséquence indirecte d’étendre l’usurpation et en révéla la dynamique collective inhérente. Roland Gori rappelle que, pour fonctionner, l’imposture repose sur une complicité obtenue à l’insu d’un groupe qui doit la reconnaître comme légitime, même temporairement (Gori 14). La table ronde convia des hommes de théâtre – Robert Macbeth, Amiri Baraka ou encore Marvin X qui avait lui aussi fait partie de la « Black House » de San Francisco et qui était proche de Bullins – ainsi que des artistes qui s’illustraient plus dans le domaine de la théorie – Larry Neal, Askia Muhammad Touré et Ernie Mkalimoto. Baraka et Neal avaient eu une importance cruciale dans le développement du Black Arts Movement et en étaient des chefs de file, tandis que Touré ou Marvin X comptaient parmi les figures de premier plan au niveau national, signe que l’affaire était prise très au sérieux, comme le montre cette citation de Neal dans le journal Black Theatre :
7 « Brother Bass, whoever he was or is, is a p...
Le frère Bass, peu importe qui il est ou était, est un piètre voleur littéraire. La pièce entière est extraite de celle d’Albert Camus, Les Justes… Le frère Bass a volé la pièce de Camus mot pour mot, situation pour situation, conflit pour conflit ; bref, tout. Si on voulait se livrer à un exercice universitaire sur le sujet, on pourrait poser les deux textes côte à côte et les comparer, mais les correspondances textuelles sont trop nombreuses à souligner. Vous pouvez vérifier de vos propres yeux en comparant les textes des deux pièces. Nous sommes bien dans la merde. Ce que nous avons sur les bras est le premier canular littéraire du Black Arts Movement. Une mauvaise scène. Nous avons tous perdu quelque chose. (Neal 14-15)7
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8 « counterrevolutionary ». Cité dans Hay. Nou...
17Bullins et Macbeth se défendirent en affirmant qu’ils avaient eu l’intention de tout révéler mais qu’ils avaient choisi d’attendre un peu lorsqu’ils virent la réponse positive du public. Ils minimisèrent l’affaire en la présentant comme une simple blague qui aurait mal tourné. La discussion autour de l’affaire fit ressortir deux attaques principales : la première dénonçait le manque de clarté idéologique de la pièce qui laissa le spectateur confus en présentant la mort comme une fuite souhaitable, tandis que la deuxième critiquait l’emprunt au drame occidental lorsque le théâtre africain-américain se devait de créer des œuvres culturelles endogènes. Touré et Mkalimoto estimèrent que la pièce était « contre-révolutionnaire » (Hay 101)8 et vilipendèrent Macbeth pour l’avoir autorisée. Ils auraient préféré voir des productions de pièces de Baraka, alors que ce dernier défendait Bullins. L’ensemble des interventions fut publié dans le quatrième numéro de Black Theatre. La publication de ce numéro aurait pu signaler la fin de l’usurpation, en donnant le détail des retours critiques et en établissant un bilan des dégâts. Seulement, Bullins et Macbeth choisirent de décerner un prix fictif à la pièce. De fait, cela transformait le statut des intervenants à la table ronde, passant d’artistes à acteurs de cette supercherie bien malgré eux. En effet, si Bullins et Macbeth inventaient un prix et faisaient passer leur invention pour une information digne de confiance au même titre que ce qui se trouvait dans le reste du magazine, la publication des interventions lors de la table ronde pouvaient tout à fait avoir été altérées elles aussi : la blague avait peut-être mal tourné, mais les responsables ne semblaient pas souhaiter l’interrompre pour autant.
18La création d’un faux prix était certainement un moyen de faire un commentaire cinglant sur la reconnaissance et les distinctions littéraires réservées aux œuvres africaines-américaines. Tout d’abord, cela suggérait que les seuls prix susceptibles de récompenser les œuvres africaines-américaines étaient d’obscures récompenses dont la majeure partie du public ignorait l’existence9. Par ailleurs, cela laissait également entendre que la critique était fondamentalement incapable de déterminer ce qui constituait une œuvre originale ou non. Qui plus est, l’attention de cette critique pour les œuvres africaines-américaines ne semblait se matérialiser que lorsqu’une pièce avait copié formellement et thématiquement l’œuvre d’un auteur blanc. Les autres formes de théâtre noir ne valaient alors pas la peine d’être distinguées. Dernière perspective générée par la récompense fictive, cela entérinait l’appropriation culturelle comme une pratique célébrée aux États-Unis : le fait que le plagiat s’était fait sans gants n’avait pas effarouché le prétendu jury et n’était alors pas un obstacle pour saluer le génie de la pièce, de la même manière que lorsque des artistes blancs s’appropriaient sans ménagement la culture africaine-américaine dans le domaine musical ou littéraire, cela n’avait jamais empêché la célébration de ces artistes. En inventant ce prix, Bullins et Macbeth dénonçaient la faillite de cette critique10. La faillite critique était également du côté africain-américain puisque le succès remporté par la pièce auprès du public démontrait l’inanité d’un cadre idéologique et thématique trop dogmatique pour le théâtre noir.
19Au-delà de ces aspects, la mise en scène éditoriale de Bullins révélait l’incapacité des acteurs du Black Arts Movement à véritablement se confronter aux conditions qui avaient rendu l’usurpation possible. La table ronde avait pour but de déterminer si la dramaturgie du théâtre noir avait vocation à donner des réponses à un problème – ici comment mettre en place la révolution – ou s’ils suffisaient de poser le problème – ce qu’être révolutionnaire signifie, ce que cela implique, le genre de sacrifice qu’il faut être prêt à faire et le mérite d’un quelconque sacrifice dans la défense d’une cause (Fabre 156). Ainsi, la discussion tournait autour des effets produits et des finalités qui auraient dû être poursuivies au lieu de s’interroger sur les raisons qui avaient permis à cette supercherie de voir le jour et de passer inaperçue, au moins dans un premier temps. En d’autres termes, en choisissant de se concentrer davantage sur les finalités à rechercher plutôt que sur les causes, les artistes du Black Arts Movement permettaient potentiellement à des situations similaires de survenir à nouveau.
L’héritage de l’usurpation
20À partir de l’année 1968, la prolifération de départements d’études noires (Black Studies Departments) sur les campus états-uniens poussa le monde éditorial à publier un nombre exponentiel d’anthologies de littérature africaine-américaine afin de répondre à cette nouvelle demande. La nouvelle manne financière que cela représentait poussa de nombreuses maisons d’édition à se positionner sur un créneau éditorial jusqu’alors laissé largement vacant, en faisant appel au pied levé aux personnes susceptibles de s’acquitter du rôle d’anthologiste. À travers son statut de dramaturge africain-américain de premier plan, Bullins représentait donc un choix tout à fait sensé pour la maison d’édition Bantam Books qui fit paraître New Plays from the Black Theatre en 1969.
21L’inclusion de la pièce We Righteous Bombers à cette anthologie, puis à Black American Literature paracheva l’usurpation amorcée quelques mois plus tôt lorsque Bullins se décida à plagier Camus. Dans l’introduction de New Plays from the Black Theatre, Bullins déclare que le théâtre noir d’alors avait pour cœur de cible la « communauté noire », un théâtre qui n’était pas fait pour la critique mais pour « le peuple-peuple » (Bullins viii). D’une certaine manière, We Righteous Bombers avait précisément atteint cet objectif, les diverses représentations de la pièce suscitant un accueil très positif tandis que la critique africaine-américaine reconnue – celle venue partager son point de vue à la table ronde – était simplement scandalisée : la désapprobation de cette critique ne venait que renforcer la légitimité populaire de la pièce. Cependant, toute la critique africaine-américaine ne jugea pas We Righteous Bombers de la même façon. Ainsi, l’universitaire et anthologiste Darwin T. Turner choisit de l’inclure à l’imposant volume qu’il était en train d’assembler. Black American Literature comportait bibliographies, introductions critiques, et s’avérait être un ouvrage qui visait le public scolaire et universitaire en proposant des textes adaptés à l’étude. En d’autres termes, Turner estimait donc d’une part, que la pièce était conforme à l’étude critique, et d’autre part, qu’elle avait sa place au sein d’une tradition littéraire africaine-américaine. Aucune indication ne laissait à penser que Turner était au courant de la controverse qu’avait suscité la pièce moins d’un an auparavant : le jeune martyr Bass Jr. en était toujours l’auteur et il n’y avait aucune référence à la pièce d’Albert Camus. Cela permettait de voir une autre facette de l’usurpation commencée avec la production de la pièce puisque la critique universitaire, symboliquement garante de rigueur et d’intégrité intellectuelle ne parvenait pas à déceler un grossier plagiat.
22Un autre élément qui suggérait que la pièce de Bullins avait été acceptée par la communauté universitaire sans sourciller était la popularité rencontrée par sa propre anthologie, New Plays from the Black Theatre, auprès des enseignants dans les départements d’études noires. En effet, une étude de Roger Whitlow effectuée en 1975 révélait une liste des quinze anthologies les plus fréquemment employées comme ouvrages de référence par les universitaires. Dans cette liste, l’anthologie éditée par Bullins se classait quatrième et la seule autre anthologie consacrée intégralement au théâtre n’arrivait qu’à la quinzième position (Whitlow 644). La date de parution de New Plays from the Black Theatre fut sans doute cruciale dans la popularité rencontrée par l’anthologie auprès des universitaires. En effet, à la création de la plupart des départements d’études noires à partir de 1968, les ouvrages de référence à disposition étaient peu nombreux ou bien relativement datés. Parue en 1969, l’anthologie de Bullins put ainsi rapidement se faire une place et progressivement asseoir sa domination, d’autant que parmi le flot de nouvelles anthologies de littérature africaine-américaine qui furent produites au tournant des années soixante-dix, relativement peu comprenaient uniquement des pièces de théâtre. Six ans après la découverte de la supercherie de We Righteous Bombers, des milliers d’étudiants et étudiantes états-uniens continuaient donc d’utiliser un volume où la pièce était toujours associée à son auteur présumé et n’était pas signalée comme un plagiat. Certes, il n’existe aucune certitude quant au fait que les universitaires utilisaient pour l’étude en classe cette pièce plutôt qu’une autre dans l’anthologie. Toujours est-il que pour toute une génération d’étudiants, We Righteous Bombers était susceptible de figurer, au moins de manière périphérique, dans ce qui leur était présenté comme représentatif du théâtre noir, radical et militant.
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11 Nous gardons le terme anglais car les tradu...
23À notre connaissance, plus aucune anthologie n’inclut la pièce de Bullins par la suite. Ce dernier continua d’apparaître au sein de ce genre d’ouvrages pour d’autres pièces qu’il avait cette fois signées de son propre nom, mais aucun autre anthologiste ne choisit de reproduire We Righteous Bombers. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cela. Tout d’abord, le plagiat représente un double problème pour les anthologistes. Une œuvre plagiée signifie une œuvre qui n’est pas fondamentalement originale, diminuant de fait l’intérêt que l’on pourrait lui prêter. Le deuxième aspect, et sans doute le plus important, est que Bullins n’a jamais pris la peine de régler la question des droits d’auteurs que le plagiat soulevait inévitablement, ce qui ne manqua pas de créer des problèmes légaux. À la sortie de la pièce, aucun lien ne fut fait avec la pièce de Camus. Par la suite, Bullins laissa la pièce exister telle quelle, ne réfutant pas les accusations de plagiat qui lui étaient adressées et ne cherchant pas non plus à s’exonérer en ajoutant, par exemple, un avertissement au lecteur. We Righteous Bombers fut ainsi libre de poursuivre la mystification amorcée avec sa production. Malgré cela, la pièce est un témoignage littéraire extrêmement révélateur d’une période, le Black Arts Movement, avec tous ses idéaux et ses contradictions. L’étymologie du mot martyr rappelle que les notions de témoignage et de sacrifice sont intimement liées. L’invention d’un auteur martyr était une intuition judicieuse de la part de Bullins, et ce n’était sans doute pas par hasard si We Righteous Bombers, après avoir secoué le Black Arts Movement et brièvement gagné sa place dans la tradition littéraire africaine-américaine, se trouvait par la suite sacrifiée pour ne plus jamais réapparaître par la suite.
Pourtant la pièce présentait des qualités certaines qui pouvaient justifier de son inclusion au sein de cette tradition. Robert Macbeth avait demandé à Bullins d’écrire une pièce « véritablement révolutionnaire » et, dans une large mesure, c’est exactement ce qu’il fit. Pour We Righteous Bombers, Bullins avait étendu l’espace scénique en permettant à la représentation de se poursuivre dans d’autres médias et en incitant le public à modifier sa perception des choses dans une mise en abyme novatrice. Les spectateurs et autres auteurs du Black Arts Movement n’étaient pas restés passifs, Bullins avait fait en sorte de les transformer en acteurs au sein d’une farce à grande échelle dont il avait gardé la maîtrise, en les forçant à se positionner mais aussi à réfléchir à la finalité du théâtre noir. De bout en bout, Ed Bullins avait livré une mise en scène éditoriale révolutionnaire, en particulier hors des planches. À cela, on pouvait ajouter le fait que son œuvre et la « performance éditoriale » (Sell 428) qu’il avait livrée – pour reprendre la formule de Mike Sell – le plaçaient incontestablement parmi les plus célèbres figures de trickster11, de farceur, de roublard, figures chères à la littérature africaine-américaine et qui en symbolisent l’habileté formelle et la richesse sémantiques : le trickster ne cesse de se jouer des ombres, des lumières, des faux-semblants et des sens cachés pour déstabiliser le lecteur ou le spectateur et ainsi réaffirmer subtilement tout le pouvoir de la littérature.
La contribution de We Righteous Bombers au Black Arts Movement
24En définitive, le cas de We Righteous Bombers dépasse le simple canular littéraire. La mise en scène éditoriale orchestrée par Ed Bullins fut de grande ampleur puisqu’elle s’étala sur près d’un an et se déploya sur plusieurs supports éditoriaux, à savoir un numéro de magazine et une anthologie. En retraçant la trajectoire de We Righteous Bombers dans l’espace social et culturel de l’époque, on peut s’apercevoir que la mystification ne se limita pas aux spectateurs et spectatrices venus assister à la pièce, mais en vint à inclure les artistes et critiques du Black Arts Movement, la critique universitaire états-unienne dans son ensemble, certaines maisons d’édition ainsi que, potentiellement, des milliers d’étudiantes et d’étudiants. Cette magnitude même pousse à s’interroger sur les mécanismes qui rendirent possible cette mystification.
25Ainsi, à l’usurpation littéraire s’ajoutait une usurpation raciale qui intervint à trois niveaux distincts. Premièrement, l’appropriation du texte d’un auteur blanc par un auteur noir, et les échos historiques que cette pratique ne manqua pas de créer. Ensuite, la dissimulation d’une pièce issue de la culture blanche occidentale sous la cape du théâtre noir radical, ce qui révélait en creux les limites de tout hermétisme culturel. Enfin, la faillite de l’autorité critique traditionnelle dans l’évaluation des œuvres produites par les Africains-Américains, que ce soit à travers l’invention d’un faux prix littéraire qui passa inaperçue, ou à travers le manque de vigilance de la part d’universitaires qui ont approché We Righteous Bombers comme une œuvre originale lorsqu’il s’agissait d’un plagiat. L’amplitude finale de l’imposture découle, en partie, du désintérêt caractéristique d’une frange de la critique littéraire de l’époque à l’égard des œuvres africaines-américaines. La controverse suscitée par la production n’a vraisemblablement jamais dépassé les cercles critiques du Black Arts Movement : au milieu des années soixante-dix, l’anthologie éditée par Bullins avec la pièce de Kingsley Bass figurait toujours parmi les volumes de référence utilisés par les universitaires dans l’étude du théâtre africain-américain.
26Loin d’être anecdotique donc, l’usurpation organisée par Bullins avait vocation à interroger les limites idéologiques et théoriques du théâtre noir. La pièce fut largement décriée par les artistes et critiques africains-américains lorsque la supercherie fut découverte. Pour cause, Bullins avait jeté un pavé dans la mare dont les répercussions exposaient la faillite de l’autorité critique, à la fois au sein de la communauté noire et au sein des universités états-uniennes. Cependant, les apparences étaient trompeuses à plus d’un titre car, sous couvert de supercherie, We Righteous Bombers atteignait l’un des buts fondamentaux du Black Arts Movement puisqu’elle permettait d’amorcer une véritable réflexion de fond sur la refonte épistémologique que le mouvement artistique appelait de ses vœux.
Bibliographie
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Notes
1 « the aesthetic and spiritual sister of the Black Power concept ». Nous traduisons.
2 « uplift and educate ». Nous traduisons.
3 « real revolutionary play ». Cité dans Hay. Nous traduisons.
4 https://www.cnrtl.fr/etymologie/martyr
5 Le candidat démocrate à l’élection présidentielle de 1928, Al Smith s’assura par exemple de ne pas faire d’allocution radiophonique en même temps que l’émission.
6 La théorie du Signifyin(g) – énoncée par Henry Louis Gates Jr. dans The Signifyin(g) Monkey en 1988 – défend l’idée que l’ensemble des textes africains-américains ne cessent de se répondre les uns aux autres à travers une multiplicité de dispositifs rhétoriques. Ces réponses interposées incarnent une tension fondamentale entre l’écrit et l’oral – comme le « g » entre parenthèses de Signifyin(g) le souligne – qui parcourt toutes les œuvres africaines-américaines, où le texte donne à entendre davantage que ce qui y est écrit.
7 « Brother Bass, whoever he was or is, is a poor literary thief. The whole play is abstracted from Albert Camus’s Les Justes… Brother Bass has stolen Camus’s play word for word, situation for situation, conflict for conflict; in short the whole thing. If we wanted to get academic about it, we could lay both texts side by side and compare them, but the textual correspondences are too numerous to illustrate. You can check for yourselves by comparing the texts of the two plays. This is serious shit. What we have on our hands is the first literary hoax of the Black Arts Movement. Bad scene. We have all lost something. » Nous traduisons.
8 « counterrevolutionary ». Cité dans Hay. Nous traduisons.
9 Des œuvres littéraires africaines-américaines avaient été récompensées par des prix prestigieux à partir du milieu du vingtième siècle : le recueil For My People de Margaret Walker fut récompensé par le prix Yale Series of Younger Poets en 1942, Gwendolyn Brooks remporta le prix Pulitzer dans la catégorie poésie en 1950 pour le recueil Annie Allen, Ralph Ellison reçut le National Book Award en 1953 pour le roman Invisible Man, tandis les pièces Trouble In Mind d’Alice Childress puis The Dutchman d’Amiri Baraka furent distinguées par un Obie Award, en 1955 et 1964 respectivement. Cependant, au tournant des années soixante-dix, ces œuvres représentaient bien plus une exception qu’une règle et la littérature africaine-américaine dans son ensemble souffrait encore d’un manque d’attention critique et médiatique important.
10 Faillite qui se poursuivit au-delà de la réception de la pièce puisque certains commentaires sur We Righteous Bombers suggèrent que leurs auteurs ont également cru à l’existence du Harriet Webster Updike Award for Literary Performance (Moore 46).
11 Nous gardons le terme anglais car les traductions en français divergent, allant de » filou », « rusé », « fourbe », « manipulateur rusé » ou encore « décepteur ». La figure du trickster est présente dans de nombreuses cultures, et en particulier celles issues d’Afrique ou de la diaspora. Il s’agit d’un personnage rusé et malicieux à qui l’on prête des caractéristiques souvent contradictoires, pouvant par exemple incarner tour à tour un bienfaiteur ou un bourreau. Le trickster est donc une figure qui bat en brèche les divisions binaires. Voir Makarius, 1969, et Ossa, 1998.
References
Quelques mots à propos de : Yohann Lucas
Yohann Lucas est actuellement
maître de conférences à l’Université de Rouen-Normandie et rattaché au laboratoire ERIAC. Il a soutenu en janvier 2021 une thèse de doctorat intitulée « Produire, reproduire et préserver : les magazines et les anthologies de la Renaissance de Harlem et du Black Arts Movement dans la construction d’un canon littéraire africain-américain ». Elle porte sur les magazines culturels et les anthologies de la Renaissance de Harlem et du Black Arts Movement, et s’intéresse en particulier à leur incidence dans les processus de canonisation de la littérature africaine-américaine. Plus largement, sa recherche explore les rapports qui unissent édition et les groupes historiquement minorés, et comment différentes pratiques éditoriales ont contribué à délimiter ou étendre le périmètre fluctuant d’une citoyenneté états-unienne.