Troublantes Usurpations
Saul Goodman, une imposture télévisuelle ?
Abstract
A secondary, cartoonish and comedic character who appeared in the second season of Breaking Bad (Vince Gilligan, AMC, 2008-2013), the crooked lawyer Saul Goodman (Bob Odenkirk) comes to the fore and gets his own storyline in Better Call Saul (Vince Gilligan, Peter Gould, AMC / Netflix, 2015-): a spin-off of Breaking Bad which is also a prequel to it. Cultivating all kinds of aesthetic, narrative and even generic paradoxes, Better Call Saul simultaneously attempts to bring to light the complex figure of a modern impostor concealing his former identity under a new surname to better operate within or without the margins of the law: the character both goes by a new name and is engaged in a quest for an identity of his own–arguably two characteristics which the character and the spin-off (as spin-off) have in common. By focusing on the ways in which Saul Goodman’s character is represented, this article attempts to highlight the specifically audiovisual and televisual quality of the impostor hero hiding behind images (especially those deriving from advertising) or behind his various aliases and who, by doing so, allows the new derivative fiction to find its own dynamic, while offering a critical relationship to its media origin.
Outline
Full text
1Personnage secondaire, caricatural et comique apparu dans le huitième épisode de la deuxième saison de Breaking Bad (série créée par Vince Gilligan et diffusée sur AMC entre 2008 et 2013), l’avocat véreux Saul Goodman (interprété par l’acteur américain issu du stand-up Bob Odenkirk) a le privilège de voir son histoire se développer dans une série dérivée, ou spin-off, qui a la particularité d’être également un prequel intitulé Better Call Saul (créée par Vince Gilligan et Peter Gould et diffusée depuis 2015 sur AMC et Netflix).
2Né de l’envie de prolonger l’univers fictionnel de la série originale et d’approfondir la psychologie du personnage, le spin-off prend dès lors pour centre un personnage d’imposteur dont l’identité trouble et multiple demeure l’enjeu sériel principal. La série est par ailleurs un prequel : elle se déroule donc avant le récit de Breaking Bad, qui narrait la métamorphose de Walter White (interprété par Bryan Cranston), le professeur de chimie, en Heisenberg, baron de la drogue. La série dérivée nous propose à nouveau de découvrir une trajectoire individuelle, puisque le récit met au jour comment James « Jimmy » McGill devient, à force de mensonges et d’impostures, l’avocat malhonnête, Saul Goodman, que nous connaissons dans Breaking Bad.
3La série cultive les paradoxes et les brouillages sur les plans esthétique et narratif lorsqu’elle oscille dans son statut entre prequel et suite, qu’elle fait le choix du noir et blanc pour représenter le présent du récit, qu’elle introduit des « anti-cliffhangers » placés dans la première séquence de chaque saison. Better Call Saul cultive également les brouillages génériques en passant du drame à la comédie, de la série d’avocat à celle sur la mafia. Dans un même mouvement, la série tente de mettre au jour la figure complexe d’un imposteur moderne, se déguisant sous un autre patronyme pour mieux naviguer aux marges de la loi, aux prises avec une quête d’identité qui est aussi celle de la série dérivée face à sa série-mère.
4En nous intéressant particulièrement aux modalités d’apparition à l’image du personnage de Saul Goodman dans l’épisode 8 de la deuxième saison de Breaking Bad, que nous comparerons aux deux premières séquences du pilote de Better Call Saul, mais également avec la première apparition de Saul Goodman dans le spin-off, nous tenterons de mettre en évidence la qualité proprement audiovisuelle et télévisuelle du héros imposteur qui, caché derrière les images (notamment publicitaires) et les différents noms d’emprunt, semble insaisissable et permet à la fiction dérivée de trouver sa dynamique propre, tout en proposant un rapport critique à son origine commerciale et médiatique même.
5Véritable personnage transmédiatique, puisqu’il possède son propre site Internet depuis 2010, Saul Goodman interroge, par la multiplication des images de son « être », la société de consommation avide d’argent et de célébrité tout comme il présente sous un angle critique la fictionnalité et la mise en récit (« Saul » ne cessant de monter des « arnaques » et des mensonges élaborés, comme autant de récits, pour arriver à ses fins). Enfin, c’est le principe de la série dérivée en tant que produit médiatique qui se trouve lui-même interrogé de manière critique, puisque « Better Call Saul », le titre même de la série, est le slogan publicitaire fictionnel vantant les mérites de l’avocat « véreux » : la mise en récit est ainsi désignée comme une opération inséparable de l’autopromotion publicitaire, elle-même indissociable en son principe de l’autocélébration frauduleuse.
6Si l’imposture de Saul Goodman demeure un drame existentiel que la série dérivée approfondira, elle est également révélatrice d’une fascination de la société médiatique pour les imposteurs et le principe même de l’imitation frauduleuse, qui se reflète formellement dans la structure narrative sérielle, dans la reconfiguration esthétique et le principe même du spin-off.
Saul Goodman : modalités d’apparition dans Breaking Bad
7Saul Goodman apparaît dans le huitième épisode de la deuxième saison de Breaking Bad, déjà intitulé « Better Call Saul » (diffusé le 26 avril 2009 sur AMC) : il s'agit du quinzième épisode de la série. Le personnage n’est donc pas présent dès l’origine du projet sériel mais arrive en cours de récit. Il est un fragment ajouté pour densifier la fiction et y apporter une touche comique. À la recherche d’un avocat peu scrupuleux afin de tirer d’affaire leur ami et dealer Brandon « Badger » Mayhew (Matt L. Jones) qui vient d’être interpelé par les forces de l’ordre, Walter White et Jesse Pinkman (Aaron Paul) engagent Saul Goodman. À la suite de cette première rencontre, le personnage apparaît ensuite, de manière plus ou moins développée, dans 43 des 45 épisodes ultérieurs que compte la série, montrant ainsi son importance croissante au sein du récit.
8Comme on le sait, les choix patronymiques des personnages de Breaking Bad sont particulièrement signifiants et connotés : Walter White et Jesse Pinkman renvoient par exemple aux personnages de braqueurs dans Reservoir Dogs de Quentin Tarantino (1991) ; celui de Saul Goodman (« L'homme bon »), identité d’emprunt et calembour (« It’s all good, man ! »), évoque ironiquement son statut d’avocat aussi immoral qu’efficace. Jesse Pinkman le décrit avec ironie comme un « criminal lawyer », ce qui signifie à la fois : avocat spécialisé dans le droit pénal et avocat littéralement criminel. Toutefois, il est intéressant de noter que le personnage est plus ambigu qu’il n’y paraît : en effet, lors de sa première rencontre avec Walter White dans son bureau, ce dernier refuse sans ménagement un pot de vin de dix mille dollars en espèces, puis demande un dollar symbolique à Jesse et Walter, à la suite de son kidnapping, afin de pouvoir travailler pour les deux apprentis dealers et leur proposer une solution illégale afin de résoudre l'épineuse arrestation de leur ami Badger. Son rapport à sa fonction et à la loi se révèle donc particulièrement trouble, mais non dénué d’une certaine éthique, du moins en apparence.
9De la même façon, le statut du personnage au sein du schéma actanciel de l'épisode est ambigu. En effet, Saul est un adjuvant (pour Walt et Jesse), puisqu’il va aider Badger à sortir de prison, mais il est également un opposant, car il veut que le dealer interpelé dénonce son fournisseur, Heisenberg (qui n’est autre que Walt), pour éviter la prison. Toutefois, cette contradiction trouvera une solution à travers l’élaboration d’une imposture qui sera la marque de fabrique du personnage de Saul Goodman : en effet, la dénonciation de Heisenberg sera frauduleuse puisqu’il s’agira d’envoyer en prison un usurpateur consentant dont le « métier » est justement d’endosser la responsabilité de crimes qu’il n’a pas commis à la place des véritables auteurs. De même, à la fin de l’épisode, Saul retrouve Walt qui corrige ses copies dans sa salle de classe et lui propose de devenir son avocat attitré, son « Tom Hagen », comme il l’indique de manière réflexive, dans une référence à l’avocat/consigliere d’origine irlandaise de Vito Corleone interprété par Robert Duvall dans Le Parrain (Francis Ford Coppola, 1972) : Saul fait-il chanter Walt ou veut-il « l'aider » à gagner plus d'argent à travers un échange de bons procédés ? Son injonction finale « Better Call Saul », rappel de son slogan publicitaire emblématique, sonne ainsi à la fois comme un conseil amical mais aussi comme une possible menace de chantage financier.
-
2 Le yuppie, abréviation de « Young Urban Prof...
-
3 Par son rapport ambigu à la loi, Saul Goodman...
10Le personnage est donc marqué d'emblée par une moralité trouble et son assignation en tant que figure d’adjuvant ou d’opposant n’est pas immédiatement claire, lui laissant une certaine labilité dans le récit. Son assignation floue, voire « liquide » (Bauman), dans la dramaturgie corrobore son ambiguïté morale et son identité d’imposteur. Son objectif principal apparaît toutefois plus lisible : gagner le plus d’argent possible. Ainsi, même si dans un premier temps, il refuse les dix mille dollars proposés par Walt, il en empochera tout de même cinquante mille en proposant une solution à Walt et Jesse pour résoudre le problème lié à l'arrestation de Badger. Comme l’écrit François Jost, pour Saul Goodman, « [u]ne seule chose compte : l’argent. Avec lui, tout se monnaye, quelle que soit la nature du service demandé » (Jost 2015, 105). Exhibant les symboles extérieurs de réussite, l’avocat roule ainsi dans une rutilante Cadillac DeVille de 1997 dont la plaque d’immatriculation indique « LWYRUP » qui signifie, de manière là encore équivoque, selon François Jost, « Lawyer'up » (« Prenez un avocat ») ou « Lawyer Yuppie » (Jost 2015, 104)2. De même, dans son bureau, la Constitution américaine tapisse littéralement tout un pan de mur tandis que la Statue de la Liberté, en modèle gonflable géant et ridicule, trône sur le toit de son cabinet. Originaire de Cicero dans l’Illinois, fief d’Al Capone dans les années 1920, Saul Goodman, ou plutôt Jimmy McGill, est cet avocat qui, au lieu de faire respecter la loi, la transgresse, la contourne, la détourne, en une parfaite et continuelle imposture sociale. La loi n’est ainsi qu’une couverture hypocrite pour des desseins personnels pécuniaires moins avouables, tapis derrière les apparences de la bonne moralité3.
11Dans l’épisode qui le voit faire son entrée dans la série, l’apparition de Saul Goodman se déroule en trois temps : d’abord, dans la séquence pré-générique, via la publicité imprimée sur le banc où est assis Badger ; puis, dans la première séquence post-générique, par le biais de la publicité télévisée diffusée sur l’écran de télévision dans l’appartement de Jesse ; enfin, en chair et en os, au milieu de l’épisode, lorsqu’il entre dans la salle d'interrogatoire où se trouve Badger. Saul est ainsi non seulement un personnage façonné par son image, mais aussi un personnage dérivant d’une image double, à la fois publicitaire et télévisuelle. Son image s’anime progressivement, puisqu’elle passe de l’image fixe publicitaire à l’image animée télévisuelle. Lorsque Saul apparaît, il est le parfait imposteur : un personnage né d’images médiatiques et à dimension commerciale. Comme l’indique François Jost, cette publicité présentant pour la première fois le personnage est « dévalué[e] par son énonciation audiovisuelle. La réalisation très subtile contribue à construire la personnalité de Saul, qui vise le tape-à-l’œil mais sans y apporter le soin qui le rendrait crédible » (Jost 2016, 128). L’imposteur Goodman assume, en maniant les symboles de l’Amérique, telle la Constitution américaine, avec une grossièreté affichée, son propre statut de construction imagière vulgaire. Il joue sans scrupule avec les apparences pour vendre sa propre image qui lui sert finalement de fonds de commerce.
12De plus, Saul Goodman est un personnage volubile, dont la logorrhée détonne dans une série où les personnages échangent plutôt à travers des silences, comme l’indique Peter Gould, le scénariste de l’épisode et créateur du personnage, dans les commentaires audios disponibles sur le DVD. Et même s’il n'arbore pas encore les costumes criards qui seront sa marque de fabrique visuelle et qui le transforment en sorte de publicité vivante pour lui-même, son discours sonne déjà comme un spot télévisé : la dernière phrase prononcée dans l'épisode est le slogan publicitaire derrière lequel il se cache et qui fait sa renommée : « Better Call Saul! » Saul Goodman st est donc un personnage d’imposteur fondamentalement factice, construit dès l’origine à partir de strates d’images superposées, entrecroisant télévision et publicité.
13Ce passage par l’image est essentiel dans la construction de ce personnage d’imposteur puisqu’on le sait, « [h]ypocrites, menteurs, fraudeurs, usurpateurs, les imposteurs ont besoin, plus que d’autres, de faire croire, de trouver un public, des victimes qui consentent à ce que le faux soit authentifié comme vrai, que le “pour rire” soit pris “pour de bon” » (Gori 12). Nous sommes donc, avec le personnage de Saul Goodman, mis réflexivement en position téléspectatorielle (s’il lance à Walt son slogan publicitaire, c’est que ce dernier est lui-même placé en position de téléspectateur). Saul trouve son identité à travers les images qui le construisent. Plus encore, l’usurpateur est un acteur en perpétuel situation de jeu, comme l’est Bob Odenkirk, le véritable acteur qui nous fait croire au personnage de Saul Goodman. Ce dernier n’est ni tout à fait un personnage, ni tout à fait un acteur dans la série, mais plutôt « un personnage-joué-par-un-acteur (et inversement) » (Monnet-Cantagrel 91-92) tant il est vrai que l'incarnation par Bob Odenkirk, comique américain venu du stand-up, transforme en « spectacle » toute apparition du personnage.
14De plus, Saul Goodman, prolongeant l’imposture identitaire jusque dans le réel même, s'est vite émancipé de l’espace diégétique de la série : il s’est vu attribuer son propre site internet dès 20104 sur lequel des spots publicitaires et autres vidéos comiques étaient disponibles. Ainsi, les internautes étaient alors transformés en personnages de l’espace diégétique de Breaking Bad tandis que les personnages fictionnels partageaient de façon imaginaire la réalité de l'internaute. Cette dynamique transmédiatique mettait tout à la fois en avant le caractère marchand assumé du personnage et elle inscrivait de manière ironique et réflexive la possibilité même d’un spin-off, c’est-à-dire le possible lancement d’un nouveau produit dérivé associé à Saul Goodman. L’imposture du personnage fictif semble ainsi contaminer le réel, puisque l’industrie télévisuelle expose sa propre recherche de profit commercial à travers un site fictionnel.
15Lorsque Peter Gould évoque la genèse de Better Call Saul, il pointe le caractère problématique, donc fructueux, de l’identité de Saul :
The Saul Goodman who we met on Breaking Bad, that portion of him he seemed too comfortable in his own skin. We started talking more about how he got to be who he was. And the more we started going into the backstory, then I started getting excited! There’s a lot to say about this guy. There’s a lot of places we can take this. […]. I think the main thing for us is that it’s something we’re passionate about, it’s not a business proposition. I mean, it is that obviously. There are these companies that are placing a big bet on it, but I think we got just genuinely excited about it. [...]. It’s in the same world as Breaking Bad, but it isn’t. The tone is so remarkably different. [...]. And I don’t think there’s a lot of precedent for that. (Lynch)
16Si la proposition initiale de spin-off, due au succès de la série-mère de l’aveu même de Peter Gould, semble trouver également son origine dans l’envie de continuer l'univers de Breaking Bad à travers l’avocat histrion Saul Goodman, elle apparaît immédiatement problématique car le personnage apparaît trop lisse, sans véritable profondeur psychologique. L'image exubérante et comique de Saul Goodman qui lui sert de stabilité identitaire demande à être reformulée et développée. Dès lors, les créateurs semblent mettre au cœur de la série dérivée l’enjeu de l’imposture du personnage : son apparence dans Breaking Bad est trompeuse et il faudra en gratter le vernis. Ainsi Better Call Saul propose comme questionnement central : « Comment James "Jimmy" Morgan McGill est-il devenu l'avocat véreux et fantasque Saul Goodman ? » faisant écho à la formule de Breaking Bad énoncée ainsi par Vince Gilligan : « Comment Mr Chips devient-il Scarface ? » (MacInnes). François Jost note les enjeux psychologiques, ou plutôt psychanalytiques, de la construction d’un personnage sériel, et cela vaut d’autant plus dès lors qu’il s’agit de le reformuler dans un spin-off :
À l'inverse [du J.R. de Dallas], les « nouveaux méchants » ne sont pas nés méchants, ils le sont devenus, et c'est cette transformation qui nous passionne, car, pour la comprendre, il nous faut peu à peu comprendre une vérité intérieure, toujours plus sombre et secrète, plus proche de la psychanalyse que de la psychologie. » (Jost 2015, 14)
17Si nous connaissons dans Breaking Bad l’avocat véreux Saul Goodman, il faut donc retourner en arrière dans le récit pour nous glisser sous le masque de l’imposteur et construire la psychologie profonde du personnage, en révéler les failles, tout en arpentant des territoires génériques différents, pour s’éloigner de la série originelle.
Saul Goodman dans Better Call Saul : ré-apparitions d’images
18Dans les deux premières séquences de l’épisode pilote de Better Call Saul, à l’intitulé programmatique d’« Uno », le statut identitaire du protagoniste demeure complexe, car il est en pleine reconstruction pour s’émanciper de l’image de la série-mère dont il est issu.
-
5 Le choix du noir et blanc pour dévoiler Gene...
19Premièrement, nous découvrons « Gene », le gérant de pâtisserie, identité falsifiée post-Breaking Bad et en lien direct avec la série-mère. En effet, Saul Goodman avait disparu dans le quinzième épisode de la cinquième et dernière saison de Breaking Bad, intitulé « Granite State » et écrit et réalisé par Peter Gould (un des futurs showrunners de Better Call Saul). L’épisode laissait entendre que Saul allait changer d'identité et que « dans le meilleur des cas » (« [the] best case scenario », dit-il, comme dans une allusion réflexive à la création audiovisuelle dont il est issu5), il serait « d’ici un mois, gérant d’un Cinnabon à Omaha ». Ce rappel direct de la séquence de Breaking Bad vient relier les deux séries tout en renvoyant le personnage de Saul Goodman à une destinée déjà écrite. Le choix du noir et blanc, habituellement réservé aux retours en arrière narratifs, sert ici à montrer le moment présent de l’histoire. La figure esthétique et narrative classique est ainsi dévoyée et prend l’apparence d’une image trompeuse : en d’autres termes, elle a l’aspect d’une imposture. De la même façon, non sans ironie, « Gene » aussi muet que Saul était loquace, dans un univers entre le noir et le blanc, alors que Saul était identifié à travers ses costumes aux couleurs exubérantes, offre une facette nouvelle du personnage imposteur, qui sera tout l'enjeu de la série à venir. Néanmoins, aussitôt après le générique, la série fait un saut de huit ans en arrière. Ainsi, le spin-off, aussitôt amorcé, se métamorphose en prequel, dénaturant l’enjeu dramaturgique du pré-générique et nous exposant à une nouvelle imposture narrative.
20Deuxièmement, il y a également ce Saul Goodman que nous avons déjà vu dans Breaking Bad et que nous entendons à la fin du pré-générique, mais que la mémoire du téléspectateur superpose au visage de « Gene » lorsque ce dernier regarde les cassettes vidéo contenant les spots publicitaires de l’avocat. Les voix issues du poste de télévision restent invisibles, hors-champ. Il est nécessaire, pour le téléspectateur, d’oublier l'image de Saul, de l’effacer alors qu’elle demeure pourtant là, toute proche. L’évocation des images déjà vues et lointaines des spots publicitaires de Saul Goodman sont reléguées hors-champ, invisibilisées, pour mieux laisser exister une nouvelle facette du protagoniste.
21Enfin, après le générique (dont les images symboles proviennent d’ailleurs de Breaking Bad), nous faisons la connaissance de James « Jimmy » McGill, qui est au cœur de la série intitulée, dans un redoublement de l’imposture du personnage central, Better Call Saul. Jimmy, avocat commis d’office défendant d’honnêtes clients, roule dans une vieille Suzuki Esteem abîmée de couleurs jaune et rouge, symbolique du statut social et psychologique précaire du personnage, loin de l’image maîtrisée de Saul Goodman.
-
6 Le caractère indécidable qui structure l’ide...
22À cette trinité identitaire (Gene/Saul/James), il conviendrait d’ajouter une identité supplémentaire : l’avatar juvénile du protagoniste, « Slippin’ Jimmy », que nous croiserons au détour de quelques pré-génériques dans des épisodes ultérieurs. Slippin’ Jimmy, qui élabore avec son complice Marco Pasternak (Mel Rodriguez) de multiples arnaques, fait ainsi croire à un inconnu qu’il vient de trouver une Rolex et la lui vend à prix cassé ; ou encore, prétend qu’une pièce de cinquante cents avec un défaut de fabrication vaut en réalité plus de cent dollars (S01E10). Si c’est l’appât du gain qui semble la motivation principale de Jimmy, il est aussi capable de se faire passer pour une star de cinéma, plus précisément pour Kevin Costner, afin d’obtenir les faveurs d’une jeune femme. L’imposture était seulement racontée à Walter White dans le onzième épisode de la troisième saison de Breaking Bad : nous en découvrons la mise en scène dans l’épisode 10 de la première saison de Better Call Saul. Par cette référence à une star de cinéma, l’imposture de Slippin’ Jimmy prend des allures réflexives. Derrière Jimmy, c’est Bob Odenkirk qui s’autoparodie en incarnant une version dégradée, c’est-à-dire télévisuelle et donc moins prestigieuse, de Kevin Costner, la star de cinéma, tout en mettant en avant son origine imagière. Comme le rappelle Roland Gori, « […] le processus de l’imposture passe par la nécessité intérieure d’agir sous un autre nom que le sien, de se placer dans un état de tension, dans la situation précaire de quelqu’un qui risque à tout instant d’être découvert et a besoin de se cacher dans des mascarades successives » (Gori 227). À chaque nouvel épisode, Jimmy McGill met en place une nouvelle imposture, échafaude un nouveau mensonge, se crée un nouvel avatar, le faisant basculer toujours un peu plus vers le personnage fictif et véreux de Saul Goodman6. Comme l’indique Roland Gori, « [l]e chevalier d’industrie, l’escroc, l’imposteur, c’est celui qui vit d’expédients, c’est-à-dire qui se tire d’affaire par tous les moyens possibles et inimaginables au premier rang desquels figure la crédulité qu’il fait naître chez ses victimes par le jeu des apparences » (Gori 222). Et ce jeu des apparences va être l’enjeu audiovisuel et narratif majeur des premières séquences de Better Call Saul.
-
7 À ces modalités, il faudrait ajouter la duré...
23Si le pseudonyme Saul Goodman était présenté succinctement à Walter White dans le huitième épisode de la deuxième saison de Breaking Bad comme le résultat d’une stratégie principalement commerciale, le spin-off Better Call Saul souhaite effacer le personnage de Saul pour mieux en réécrire la genèse. Nous remarquons d'ailleurs dans le pré-générique l'importance de trois modalités majeures permettant la nouvelle représentation du personnage : le décadrage, le flou et l'utilisation du plan d'ensemble7. Ces dernières sont utilisées pour mieux mettre à distance le visage reconfiguré de Saul en Gene (l’acteur porte désormais moustache et lunettes).
24De la même façon, la première séquence post-générique du pilote recompose progressivement un personnage à partir de ses différentes parties. Dans les toilettes du tribunal, l’avocat James McGill est présenté hors-champ, par sa voix, répétant sa plaidoirie, comme un acteur répéterait la scène qu’il doit jouer sur le plateau. C’est d’abord son ombre, par deux fois, qui s’étale sur les urinoirs, associant le personnage à une trivialité comique qui le place du côté du burlesque et ridiculise déjà sa parole à venir. Il est déjà une imposture d’avocat. Ce sont ensuite ses pieds, la caméra étant placée au sol, qui nous montrent directement, là encore à deux reprises, le personnage volubile. Ce plan des pieds est comme un programme narratif et esthétique propre à la série qui ne cessera de piétiner, c’est-à-dire de progresser à petits pas, vers le Saul Goodman de Breaking Bad à partir de Jimmy McGill. Flou dans la profondeur de champ, l’avocat, en attente de représentation, est comme observé par le désodorisant qui traîne à proximité de l’urinoir, rappelant la singularité esthétique de Breaking Bad dans laquelle les plans d’objets inanimés qui « regardent » les humains sont légion. C’est ensuite un plan sur son buste, mais ne cadrant pas la tête, qui nous révèle un peu plus l’avocat. Net dans un premier temps puis passant au flou quand l’officier de la Cour vient le chercher pour qu’il se rende à l’audience, James McGill est un personnage en cours d’apparition, de re-figuration. Dans le plan suivant, qui est un plan d’ensemble montrant pour la première fois son corps en entier, l’avocat est de dos : son visage nous échappe toujours. Il gesticule et répète ses questions rhétoriques sous le regard circonspect de l’officier. Se rendant compte enfin de la présence de l’homme, James McGill est filmé en plongée quasi-zénithale, empêchant de distinguer encore clairement son visage. Suivi de dos, l’avocat entre ensuite d’un pas décidé dans la salle d’audience, prêt à assurer le spectacle d’une plaidoirie qui est destinée avant tout à faire illusion sur le fait qu’il n’est pas véritablement avocat mais qu’il en a, en bon imposteur, toutes les apparences. En effet, c’est bien la représentation d’un imposteur à laquelle nous venons d’assister ici pour présenter le personnage car chez lui, comme l’explique Roland Gori,
[…] la forme [...] devient le fond, le ballet des silhouettes et des volutes successives, elle vient masquer ce sentiment de vide profond qu’ils avouent parfois ressentir et qu’éprouvent ceux qui les ont suffisamment approchés. Mais pas toujours car l’imposteur est passé maître dans l’art de l’illusion. Par ses emprunts aux couleurs de l’environnement, l’imposteur témoigne d’une exceptionnelle « adaptation à la réalité » […]. (Gori 13)
25Car si le personnage donne les gages à son auditoire d’une plaidoirie d’avocat, qui tourne à la logorrhée emplie d’effets de persuasion, il est ridiculisé par le procureur qui, pour seul réquisitoire, sans prononcer un mot, montrera l’enregistrement des méfaits des clients de l’avocat. Pourtant, imposture ultime vis-à-vis de ses propres clients condamnés d’avance, mais aussi des téléspectateurs, l’avocat semble étrangement confiant. Cette première séquence tourne en ridicule le personnage de James McGill qui, aussitôt après avoir (mal) défendu ses clients, s’empressera d’aller toucher son chèque auprès du tribunal.
26Dans le sixième épisode de la troisième saison, Jimmy, qui vient d’être suspendu de toute activité d’avocat pendant un an et se retrouve en difficulté financière, montre à sa petite amie et avocate Kim Wexler (Rhea Seehorn), un clip vidéo qu’il vient de tourner pour revendre des espaces publicitaires télévisés qu’il possédait sur une chaîne locale. Affublé de grosses lunettes de soleil, d’une casquette et d’un bouc postiche, Jimmy apparaît ainsi pour la première fois en tant que Saul Goodman dans la série. Les images télévisuelles et publicitaires, redoublées par la fonction du personnage inventé de réalisateur/producteur, dévoilent réflexivement l’origine doublement artificielle du personnage. Saul Goodman est une création fictive, un personnage à l’existence purement télévisuelle et dirigé par le besoin de (se) vendre. Grimé maladroitement, et laissant perplexe le personnage de Kim Wexler, téléspectatrice en abyme, le personnage exubérant et outrancier de Saul Goodman, porte en lui-même la critique de son origine et de son ontologie imagière et commerciale.
27De la même manière, si nous nous sur la construction narrative, nous constatons dans la construction de Better Call Saul un principe d’inversion parodique : en effet, débuter les épisodes par la fin était une marque de fabrique des épisodes de Breaking Bad. Son spin-off Better Call Saul semble avoir pour stratégie d’étirer ce même procédé jusqu'à la rupture, afin de conquérir sa propre identité tout en dévoilant le caractère d’imposture du projet sériel même. La construction narrative singulière de Breaking Bad « va être récurrente dans toutes les saisons : le spectateur sera constamment invité à voyager dans le temps, à garder en mémoire ses interrogations et à attendre que le récit veuille bien lui délivrer des réponses. » (Jost 2016, 52) Mais les réponses attendues sont parfois décevantes car prenant la « forme d'erreur ou de bévue, forme d'accident plutôt que de nécessité » (Burdeau 25). La série dérivée semble pousser à son paroxysme cette tendance à la sinuosité, à la digression, et si la première question posée, dans le pré-générique de Better Call Saul est la suivante : « Que va-t-il arriver à « Gene »/Saul Goodman ? », le suspense est aussitôt désamorcé pour s’intéresser à une autre question : « Comment Jimmy McGill est-il devenu Saul Goodman ? », bien plus importante au regard de sa position dans le récit du spin-off. On assiste à une sorte d’imposture narrative sous la forme d’un « anti-cliffhanger », puisque l’avancée majeure du récit, au lieu de se trouver traditionnellement à la fin, se trouve au tout début, non pas de l’épisode, mais de la saison tout entière. Si bien qu’il faudra attendre, dès le début, la saison suivante pour voir avancer le récit post-Breaking Bad.
28Comme l’explique Baroni, la complexité narrative du projet sériel de Better Call Saul peut s’analyser ainsi :
La mise en intrigue vise bien plutôt à relier le présent avec un passé qui nous hante et avec un futur incertain qui nous attend. Prendre en compte la temporalité de l'intrigue revient ainsi à mettre en évidence que c’est l'irréversibilité et l'incertitude de l'histoire qui relient les épisodes entre eux : le passé nous habite parce qu'il est plein de mystères, de regrets, de culpabilité, de souvenirs nostalgiques qui soudain s’imposent à nous à l'occasion du surgissement d'un événement évocateur ; le futur est quant à lui lourd de dangers, de désirs, d'espoirs, de rendez-vous que l'on craint de manquer, et sa présence se fait sentir dans l'intensité du présent qui mesure les limites de son pouvoir sur l'avenir. (Baroni 106)
29On constate une hésitation temporelle entre le passé et le futur du personnage, qui est inscrite dans le pilote, tout comme dans l’hésitation sur le statut même du spin-off qui oscille entre suite et prequel. À travers cette hésitation, Better Call Saul trouve un espace d’originalité : en s’appuyant sur la forme narrative de sa série-mère, la série va aussi, sous l’influence de son personnage singulier, en pousser les caractéristiques jusqu’au paroxysme, au point d’en excéder les modalités pour les faire apparaître comme des impostures et mieux les critiquer.
Un spin-off singulier : entre prequel et suite, une imposture narrative ?
30Si la dimension économique est évidente, comme l’a évoqué Peter Gould, la volonté de créer une série dérivée peut aussi trouver sa raison d’être dans l’envie de prolonger un univers familier, de retrouver un lieu ou un personnage laissé en suspens dans l’œuvre originelle, ce qui était le cas de Saul Goodman qui s’enfuyait en changeant d’identité à la fin de Breaking Bad. Toutefois la stratégie de dérivation choisie par Vince Gilligan et Peter Gould est complexe et critique car Better Call Saul est un spin-off original, qui met en lumière la condition de son personnage central d’imposteur tout en mettant à distance l’essence même du projet sériel. Anne Besson insiste sur la dimension économique du spin-off :
le terme, qui signifie « retombées » (conséquences, profit indirect) et désigne aussi des scissions d'entreprise, est usité dans le champ de la sérialité médiatique pour qualifier un type de prolongement possible par embranchement, ou dérivation. Un personnage, secondaire mais important, d'une série télévisée […] se détache du tronc principal et devient le héros de ses propres aventures, plus ou moins durables. Les univers de fiction restent en général associés (mêmes créateurs, diffuseurs…), mais ne communiquent qu'exceptionnellement, à l'occasion de crossovers réunissant les anciens partenaires. (Besson 501)
31Le spin-off est ainsi un terme importé de la sphère économique, et cherche à capitaliser à partir d’un succès commercial. Il consiste à développer une « formule » sérielle et/ou à prolonger, comme dans l’exemple qui nous intéresse, un « univers sériel ». Toutefois, comme le rappelle Stéphane Bénassi :
[...]les fictions appartenant à la catégorie des feuilletons canoniques [comme Breaking Bad] ne sont pas susceptibles de générer des récits possiblement infinis, dans la mesure où la promesse de la fin de l’histoire est, en quelque sorte, l’argument sur lequel se fonde l’histoire (Benassi 122).
32Il faut donc proposer un nouvel univers fictionnel qui puisse à la fois, et d’une manière paradoxale, respecter l’intégrité narrative de l’œuvre originelle tout en l’enrichissant d’une série de récits complémentaires originaux.
33Ainsi, le pré-générique de l'épisode pilote de la série dérivée va immédiatement venir combler le temps de l’histoire écoulé après la fin de la série-mère. Comme le rappelle Richard Saint-Gelais, « La transfictionnalité est [...], à sa façon, une “machine à voyager à travers l'intertexte” : elle permet aux lecteurs [mais aussi aux téléspectateurs] qui aimeraient savoir ce qui arrive après la fin du récit […] de satisfaire leur curiosité. » (Saint-Gelais 55)
34Better Call Saul se relie à sa série originelle pour attiser cette curiosité fondamentale de voir l’après-Breaking Bad, respectant ainsi son cahier des charges commercial. Pourtant, aussitôt le pré-générique terminé, la série se détache immédiatement de la série-mère et met ainsi en lumière dans sa formule narrative le thème de l’imposture qui structure temporellement la nouvelle série et caractérise son protagoniste.
35Ce choix du prequel est particulièrement intéressant en ce qu'il semble respecter l’unité de Breaking Bad en arpentant une temporalité différente. Selon Anne Besson, le prequel ou antépisode répond, lui aussi, à un objectif commercial :
[Un prequel est un] épisode d'une macro-intrigue à suivre qui, quoique écrit et diffusé plus tard, raconte les débuts de l'histoire déjà connue. Le prequel permet ainsi d'opérer un retour en arrière dans la chronologie d'un personnage ou d'un univers fictionnel dont les « à-côtés » ou les « après » ne seraient pas ou plus disponibles. Raconter de cette façon la jeunesse d'un personnage ou la fondation d'une société constituent des options très prisées dans la culture médiatique contemporaine, sous la pression du modèle générique de la fantasy et du jeunisme triomphant. (Besson 500)
36Cette définition met encore une fois en évidence l’origine commerciale de l’œuvre dérivée dès le moment où le prequel choisit un rajeunissement des héros dans le but de cibler un public plus jeune, élargissant la base des téléspectateurs afin de continuer indéfiniment l'extension narrative de la série à succès. Toutefois, la singularité du « feuilleton canonique » est de s’inscrire dans un temps évolutif (Jean-Pierre Esquenazi utilise d’ailleurs le terme de « série évolutive ») où le vieillissement des personnages est la principale donnée partagée avec le public. Et avec Better Call Saul, c'est un vrai contre-modèle (presque ironique) de prequel qui est proposé car il ne s'agit pas de changer les acteurs pour évoquer la jeunesse des personnages. Dans la nouvelle série, ce sont toujours les mêmes acteurs, donc des acteurs plus âgés, qui interprètent les rôles et que l’on doit donc rajeunir artificiellement, aboutissant à une nouvelle imposture. Mais la problématique du vieillissement naturel des acteurs et de l’adhésion du public à cette « imposture » temporelle programme d’emblée une durée de vie courte pour la série. On ne pourra pas étirer indéfiniment le récit pré-Breaking Bad puisque le risque de voir apparaître, sur le visage même des acteurs principaux, les marques du temps qui passe deviendrait synonyme de la révélation de la supercherie. Ce voile posé sur le temps qui passe peut être vu comme une nouvelle imposture de principe pour la série dérivée, qui semble prendre ses distances avec le modèle économique attendu.
37De plus, le modèle du prequel est un cas de transfictionnalité particulièrement paradoxal, que l’on pourrait presque qualifier d’imposture fictionnelle, comme le suggère Richard Saint-Gelais :
Le paradoxe, ou la contradiction motrice, des prequels tient à ce que, pour susciter quelque intérêt romanesque ou dramatique, l’expansion analeptique gagne à incorporer des éléments à la fois notables et inédits ; or ce caractère de nouveauté implique que le prequel mette en place des éléments diégétiques, quand ce n'est pas une trame narrative entière, dont le récit original ne garde pas la trace – comme si, malgré leur importance, ils s'étaient effacés de la mémoire des protagonistes ou du narrateur. Cela a toutes les chances d'accentuer, ne serait-ce que sourdement, le caractère apocryphe de ces passés sans lendemain, dont l'intrigue ne semble se dérouler sur une manière de plan parallèle à celui du récit initial. (Saint-Gelais 80)
38En effet, on ne trouve aucune trace dans Breaking Bad de nombreux personnages de la série dérivée qui gravitent autour de Saul Goodman : la petite amie Kim Wexler, le frère Charles « Chuck » McGill (Michael McKean) ou encore l’ami et complice de Cicéro. Autant de personnages condamnés d’entrée à la liquidation et dont l’existence même se place sous le signe de l’imposture narrative, malgré la volonté de créer des sutures narratives entre les deux projets sériels.
39En proposant un pré-générique en forme de suite qui sera immédiatement éludée, et en faisant démarrer le récit presque aussitôt en sens inverse, Better Call Saul met en lumière la « condition motrice » paradoxale d’un récit à contre-sens, que le téléspectateur doit accepter. Ce choix de récit à rebours, parce qu’il débute par un effet de continuité, déstabilise et violente le lien qui l’unit à la série originelle afin de mettre en place sa propre identité sérielle. Ici, le prequel qui peut être considéré en partie (à travers la construction de son récit) comme la représentation des souvenirs de Saul Goodman, place le spectateur en position d’interprète :
[Le prequel] prendrait volontiers une valeur herméneutique […], marquée à la fois par le roman policier et la psychanalyse, qui pensent (chacun à sa façon bien sûr) le présent comme un tissu d'indices à partir desquels remonter, à travers divers mouvements interprétatifs, jusqu'à un passé considéré à la fois comme sa cause et son explication. Quel passé fictif doit-on supposer pour que le récit initial soit tel qu'il est ? (Saint-Gelais 81)
40L’enjeu sériel de Better Call Saul, dans la reformulation narrative qu’il propose, est donc bien psychologique, voire psychanalytique, et interroge la personnalité trouble de l’imposteur que revêt Saul Goodman dans Breaking Bad.
41De la même façon, une reformulation générique vient se superposer à la dynamique de dérivation entre les deux séries, puisque nous passons d’une histoire criminelle (toujours présente à travers les personnages de mafieux mexicains et de l’ancien flic Mike Erhmantraut – interprété par Jonathan Banks) à une série judiciaire. De plus la dimension dramatique, voire tragique, de Breaking Bad semble s’estomper pour laisser une place plus importante au genre de la comédie porté par Saul Goodman. En effet, la transfictionnalité de Better Call Saul met en évidence un principe :
La pulsion expansive des univers de l'imaginaire contemporain les amène, et nous avec eux, à repousser les frontières de l’œuvre jusqu'à déborder sur la notion de genre. De constants mouvements de porosité réciproque et de coalescence se font jour entre sous-genres plus ou moins voisins, sentis comme compatibles, présentant un « air de famille », pour aboutir à la création de nouveaux territoires ouverts aux quatre vents […]. (Besson 123)
42Hybride, entre-deux, « liquide », la série ouvre réflexivement un nouveau territoire d’imposture permanente, en ce qui concerne le versant générique de son identité.
43En s’appuyant sur un personnage d’imposteur fascinant mais lisse dont il s’agit de reformuler la personnalité et de développer la psychologie, le cœur du projet sériel de Vince Gilligan et Peter Gould développe toute une série d’impostures. Oscillant entre fausse suite et véritable prequel, elle met en avant par sa structure narrative une condition temporelle paradoxale et elle reformule son enjeu dramatique, quitte à décevoir les attentes du public ayant apprécié la série-mère. Hésitant par ailleurs entre récit à suspense et chronique psychologique, la mise en scène de la série dérivée met à distance l’esthétique de la série originelle et privilégie le temps étiré et l’immobilité des cadres, afin d’y re-figurer son protagoniste. Enfin, brouillant les frontières entre série mafieuse et judiciaire, drame et comédie, les territoires génériques de Better Call Saul reformulent et mettent à distance ceux de Breaking Bad. Cette triple reformulation aux allures d’imposture est également redoublée par une série de références réflexives aux origines publicitaires et télévisuelles du protagoniste en lien avec une critique même du principe de série dérivée (spin-off) en tant que processus essentiellement commercial. Cet emboîtement labile d’impostures semble entrer en résonance avec ce « temps liquide » théorisé par Zygmunt Bauman à propos de la société néo-libérale contemporaine et au sein de laquelle l’imposteur se meut mieux que quiconque. C’est ce que note David Pierson à propos du personnage de la série : « Jimmy is a master at altering his identity to meet the constantly shifting market demands of a global world in liquid modernity » (Pierson 219). Mais c’est, plus profondément, tout le projet sériel qui mime cette capacité de son protagoniste à s’adapter et à se reformuler. « L’imposteur : un homme « normal » de notre civilisation d’apparences ? » se demande Roland Gori (243). Il nous semble que la caractérisation complexe de Saul Goodman à l’intérieur du projet sériel de Better Call Saul se (et nous) pose la même question.
Bibliographie
BARONI, Raphaël. L’Œuvre du temps. Paris : Éditions du Seuil, 2009.
BAUMAN, Zygmunt. Liquid Times: Living in an Age of Uncertainty. Cambridge: Polity Press, 2007.
BENASSI, Stéphane. « Spin-off et Crossover. La transfictionnalité comme figure esthétique de la fiction télévisuelle ». La Fiction, suites et variations. Dir. René Audet et Richard Saint-Gelais. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2007. 111-129.
BESSON, Anne. Constellations. Des mondes fictionnels dans l'imaginaire contemporain. Paris : CNRS Éditions, 2015.
BURDEAU, Emmanuel Breaking Bad, Série blanche. Paris : Les Prairies ordinaires, 2014.
GORI, Roland. La Fabrique des imposteurs. Paris : Les Liens qui Libèrent, 2013.
JOST, François. Les Nouveaux méchants. Paris : Bayard, 2015.
JOST, François. Breaking Bad. Le diable est dans les détails. Paris : Atlande, 2016.
MONNET-CANTAGREL, Hélène. « Jeux et enjeux du récit dans American Horror Story ». Télévision 7, « Repenser le récit avec les séries télévisées ». Dir. Raphaël Baroni et François Jost. Paris : CNRS Éditions, 2016. 85-99.
LYNCH, Jason. “Vince Gilligan on Ending ‘Breaking Bad’ and the Perils of Spinning Off ‘Better Call Saul’”. Daily Beast, 6 février 2015. https://www.thedailybeast.com/vince-gilligan-on-ending-breaking-bad-and-the-perils-of-spinning-off-better-call-saul
LYONS, Siobhan. “The (Anti-)Hero with a Thousand Faces: Reconstructing Villainy in The Sopranos, Breaking Bad, and Better Call Saul.” Canadian Review of American Studies 51.3 “New Perspectives on New Television.” (Winter 2021): 225-246.
MACINNES, Paul. “ Breaking Bad creator Vince Gilligan: the man who turned Walter White from Mr Chips into Scarface.” The Guardian, 19 mai 2012, https://www.theguardian.com/tv-and-radio/2012/may/19/vince-gilligan-breaking-bad
PIERSON, David. “Breaking Bad and Better Call Saul: Struggling and Living in Liquid Times.” Canadian Review of American Studies 51.3, “New Perspectives on New Television.” (Winter 2021): 213-224.
SAINT-GELAIS, Richard. Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux. Paris : Éditions du Seuil, 2011.
TROUBÉ, Alexandra. « De Slippin’ Jimmy à Saul Goodman : surimpression des identités et stratégies narratives dans Better Call Saul ». Télévision 9, « Troubles personnages ». Dir. François Jost. Paris : CNRS Éditions (2018) : 145-159.
Notes
2 Le yuppie, abréviation de « Young Urban Professionnal » symbolise l’arriviste de l’ère Reagan obsédé par la réussite financière.
3 Par son rapport ambigu à la loi, Saul Goodman entre en résonance avec le personnage de Patty Hewes (Glenn Close), l’avocate à l’éthique trouble de Damages (FX, 2007-2012).
4 http://bettercallsaul.com/ puis http://www.amc.com/shows/better-call-saul/saul-goodman-esq/
5 Le choix du noir et blanc pour dévoiler Gene travaillant à Omaha dans le Nebraska peut également faire référence au film en noir et blanc Nebraska (2013), d’Alexander Payne, dans lequel Bob Odenkirk jouait un petit présentateur de journal télévisé sur une chaîne locale.
6 Le caractère indécidable qui structure l’identité du personnage (Gene, Saul, James) le range aux côtés d'un autre usurpateur contemporain de la télévision américaine : Don Draper (dont le véritable nom est Richard Whitman, aux sonorités patronymiques remarquablement proches à la fois de White et Goodman), homme qui se cachait lui aussi derrière des images publicitaires dans Mad Men (2007-2015), et véritable personnage emblème du même diffuseur : AMC.
7 À ces modalités, il faudrait ajouter la durée augmentée des plans et l’immobilité de la caméra en opposition aux choix de mise en scène de Breaking Bad qui privilégiait la caméra portée et des plans courts. Voir notre article : https://journals.openedition.org/map/2497
References
Quelques mots à propos de : Julien Achemchame
Julien Achemchame est maître de conférences en esthétique et histoire du cinéma et de l’audiovisuel contemporains à l’Université Paul Valéry depuis janvier 2020. Après la soutenance de sa thèse en 2008, il publie deux ouvrages sur le cinéaste américain David Lynch : « Lost Highway : Errance dans le labyrinthe de la modernité cinématographique » et « Entre l’œil et la réalité : le lieu du cinéma. Mulholland Drive de David Lynch » (Editions Publibook Université, 2010). Ses articles, s’intéressent principalement à l’histoire des formes et à la notion de réflexivité et portent sur le cinéma américain classique (King Vidor, Charlie Chaplin) et contemporain (David Lynch, Monte Hellman, Richard Linklater, David Fincher), comme sur les séries télévisées contemporaines (Twin Peaks, The Wire, Dollhouse, Better Call Saul).