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Troublantes Usurpations

Roland Gori et Philippe Birgy

Entretien avec Roland Gori

Abstract

This text is an interview with Roland Gori, a psychotherapist and a professor of clinical psychology at the University of Aix-Marseille. Gori is the author of many books among which the seminal La Fabrique des Imposteurs (Les Liens qui libèrent, 2013). The interview was conducted in December, 2021. Gori elaborates on the fundamental role played by illusion and illusory beliefs in our relation to social norms: Gori recalls that figures of authority  are effective and powerful only inasmuch as we credit them with effectiveness and power, which involves a measure of illusion on our part. In this respect, Gori argues, imposture should not be regarded as a pathology affecting dysfunctional social relationships, but rather as a principle that is lodged at the heart of authority itself.

Texte intégral

1Roland Gori : Puisque j’avais déjà rassemblé des éléments pour le colloque « Troublantes Usurpations » de mars 2020 à Toulouse, qui a été annulé en raison de la pandémie, je souhaiterais me servir du texte que j’avais préparé et, une fois que la trame en aura été présentée, ouvrir la discussion. Pour commencer, je pensais partir du thème : autorité, illusion et imposture, ce que je me propose de faire ici en toute simplicité et en toute confraternité. Il y a des parties que je peux développer, d’autres que je peux condenser, parce que de toute façon, c’était un gros texte que j’avais pensé apporter à Toulouse pour pouvoir en extraire des parties en fonction de ce qui aurait été dit pendant la journée.

2Je voudrais commencer avec deux citations. La première est de Hannah Arendt et la seconde, de Machiavel. La première dit « puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant, l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition. Là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par argument » (Arendt 123). C’est bien sûr là où va jouer l’illusion, si j’ose dire, qui se coagule, qui se cristallise autour de la figure d’autorité qui incarne d’une certaine manière le « corps mystique », pour reprendre Kantorowicz dans Les deux corps du roi (Kantorowicz 28). La deuxième citation est de Machiavel : « Tout le monde voit bien ce que tu sembles, mais bien peu ont le sentiment de ce que tu es ; et ces peu-là n’osent contredire l’opinion du grand nombre qui ont de leur côté la majesté de l’État qui les soutient. Pour les actions de tous les hommes et spécialement des princes, on regarde quel a été le succès » (Machiavel 343). Il me semble là aussi que cela détermine un peu ce qu’il en est des effets d’illusion.

3Je pensais aussi à The Tempest de Shakespeare. Je songe plus précisément à ce moment où, grâce à la magie et à l’illusion, Prospero retrouve le trône dont il a été déchu et exilé par son frère perfide. C’est cet aspect de la magie, cet aspect de l’illusion, qui me paraît tout à fait déterminant dans la constitution des figures d’autorité, sans qu’elles mettent en place des dispositifs d’oppression ou de pouvoir normatif. Ce qui est intéressant d’ailleurs dans The Tempest, c’est qu’au moment où Prospero va retrouver son duché, il renonce à la magie. C’est un peu comme s’il y avait une transmutation de la magie et de l’illusion dans le corps même du pouvoir. Prospero n’a plus besoin de la magie et de l’illusion dans la mesure où il retrouve finalement son autorité, son pouvoir au niveau du duché.

  • 1  Note du répondant : Ici, Roland Gori fait ré...

4Alors, sans rester trop longtemps sur ce point, mais pour dire un mot concernant encore une fois cette question de l’illusion, de l’autorité et du pouvoir, je pensais démarrer avec un conte de Hans Christian Andersen publié en 1837 et qui me semble, davantage même que le travail de La Boétie, mettre en évidence ce qu’il en est du conformisme social et de la manière dont il induit la soumission aux figures du pouvoir et la manière dont les gens se prennent dans les rets de l’illusion et de l’imposture. C’est un conte qui glorifie l’enfance et qui dénonce l’hypocrisie sociale : « il y a de longues années vivait un empereur qui n’aimait tant rien que les beaux habits. On disait de lui : l’empereur est dans sa garde-robe » (Andersen 83). Aujourd’hui, on dirait qu’il fait de la « com ». Ce désir de plaire et de se montrer est tel qu’il finit par succomber à une imposture. Deux escrocs qui se prétendent tisserands affirment qu’ils peuvent tisser la plus belle étoffe que l’on puisse imaginer, étoffe qui a l’étonnante propriété d’être invisible aux yeux des idiots et de tous ceux qui ne correspondent pas à leur fonction. Encore une fois, on retrouve la question de l’évaluation1.

5On imagine la suite. Ils se font livrer la plus belle soie du royaume, l’or le plus précieux. Ils affirment que ces matériaux permettent de constituer la trame de ces magnifiques vêtements, les plus beaux du monde. Ces vêtements ont la particularité d’être invisibles aux yeux des imbéciles et des inadaptés. Ils font donc semblant de tisser un habit qui n’existe pas et restent très tard dans la nuit devant leur métier à tisser vide. Au bout d’un certain temps, l’Empereur décide quand même d’aller vérifier ce qui se passe. Il envoie son premier ministre vérifier l’avancée de l’œuvre de ces faux tisserands, de ces imposteurs. Le premier ministre arrive et constate que le métier est vide mais il ne peut pas le dire car ce serait avouer qu’il est un imbécile ou qu’il est inadapté à sa fonction. C’est tout à fait impensable pour un premier ministre. Donc, devant les métiers à tisser vides des deux imposteurs, il s’extasie en disant que c’est tout à fait magnifique. Et tout le gouvernement défile devant ces métiers vides en s'extasiant sur ces habits magnifiques que l’on ne voit pas. Les escrocs invitent tous ceux qui s’en approchent à admirer ces magnifiques habits qu’ils affectent de préparer pour l’empereur afin de ne pas passer pour des idiots ou des inadaptés.

6Ils poussent même le bouchon un peu loin puisqu’ils demandent à l’empereur de défiler dans tout l’empire, revêtu uniquement de ces habits qui n’existent pas. Bref, l’empereur se promène entièrement nu dans son royaume et la foule applaudit la beauté de ses habits qui n’existent pas. Le simulacre de la cérémonie se poursuit sans anicroche jusqu’au moment où un tout petit enfant s’écrie que l’Empereur est nu et qu’il n’a pas d’habits du tout. Ce cri de vérité fait frissonner l'empereur et trembler les courtisans, mais n’empêche pas la procession de se prolonger. Le cortège suit son cours et les Chambellans continuent de porter la traîne d’habits qui n’existent pas.

7Je crois que là on a vraiment, en quelque sorte, un nouage entre les stratégies d’imposture et leurs effets relativement payants. Et puis, l’illusion du pouvoir, c’est bien le peuple et le gouvernement qui y contribuent, qui habillent l’empereur de leurs propres attentes, leurs propres croyances – ce qui, d’une certaine façon, met en évidence le caractère sacré qui est attribué aux rois, aux empereurs et aujourd’hui au président de la République. Je renvoie au travail extraordinaire de Marc Bloch sur les rois thaumaturges et le caractère surnaturel attribué au roi, qui était à l’origine capable de produire le mal ou de le guérir. Et pendant des siècles, ça a fonctionné comme ça. C’est-à-dire que les rois étaient capables de guérir des écrouelles ou des crises d’épilepsie. Il y avait des échecs, mais il n’empêche que, comme l’a dit Marc Bloch, puisqu’on attendait le miracle, d’une certaine façon il se produisait. C’est important parce que l’imposture n’est pas simplement le fait de Tartuffe, de Christophe Rocancourt ou de Bernard Madoff. L’imposture est tapie au cœur même de la société : les règles sociales sont peut-être formelles, mais elles ne fonctionnent avec une efficacité symbolique qu’à la condition d’être habillées de nos attentes, de nos croyances et de nos illusions, à la manière de la relation amoureuse.

8Ce point me paraît important et il m’amène à dire que l’imposteur est un martyr du lien social. C’est celui qui, plus que tous les autres, va attacher de l’importance aux apparences et, effectivement, de cette position, on va dire qu’il exclut sa propre subjectivité – j’y reviendrai tout à l’heure avec les personnalités « as if » décrites par Helene Deutsch ou les « faux self » de Winnicott (Winnicott 1963) – c’est-à-dire la capacité à devenir une éponge vivante, comme le Zelig de Woody Allen, cette capacité de grossir avec les gros, de maigrir avec les maigres, de rougir avec les rouges, de jaunir avec les jaunes, de blanchir avec les blancs et de noircir avec les Noirs. Cette capacité à jouer les caméléons constitue une stratégie d’adaptation parfaite à l’environnement. Ce dernier a sa part dans la fabrique – et la genèse des impostures. En outre, du côté de l'imposteur, elle est une stratégie d’adaptation, stratégie d’adaptation qui se paye bien sûr par une perte de liberté, puisqu’il s’agit de coller aux normes et aux idéaux de l’environnement, et par une perte de subjectivité, puisque le sujet imposteur disparaît au profit de ce qu’on attend de lui.

9L’autre point important, c’est que chaque société a les imposteurs qu’elle mérite, puisque l’imposteur révèle les vertus cardinales d’une société. Il va de soi qu’au xviie siècle, la religion ayant l’importance qu’elle avait, Tartuffe va adhérer aux cérémonies, aux rites religieux, pour vivre aux dépens d’autrui, aux dépens d’Orgon. Aujourd’hui, ça ne marcherait pas comme ça puisque, bien évidemment, l’imposture va plutôt passer par la manipulation des chiffres. À l’occasion de la pandémie, le gouvernement torturait les chiffres pour finalement faire passer ses mensonges d’État sur la gestion des masques, des réactifs et des respirateurs. Au xixsiècle, c’était plutôt tout ce qui était conquête technique et industrielle. C’est comme ça que je ne sais quel ferrailleur a eu l’idée géniale de vendre la tour Eiffel en morceaux. D’ailleurs, il n'a jamais remboursé les acheteurs à qui il avait réussi à faire acquérir la tour Eiffel. Ou bien, à une autre époque où c’est la hiérarchie des États qui compte et où la noblesse constitue un privilège social, les gens vont arranger leur nom en mettant une particule devant ou en s’inventant des généalogies imaginaires dont ils espèrent tirer profit.

10Là aussi, il y a un élément important, c’est que le terme d’imposteur vient d’imponere, c’est à dire prélever, imposer. Il y a un lien entre imposture et imposition. D’une certaine manière, la stratégie de l’imposteur, c’est d’arriver à prélever un intérêt, quel qu’il soit, financier ou symbolique ou social, à partir du crédit qu’il peut obtenir d’autrui. Toutefois, à y bien réfléchir, c’est toute la finance qui fonctionne comme l’imposteur, notre société, avec ses modes d’évaluation, est peut-être une société qui pousse davantage à l’imposture que d’autres. Cependant, pour reprendre les notes que j’avais prises sur certains textes de Shakespeare comme Measure for Measure, c’est aussi par l’imposture que l’on peut retrouver la vérité. C’est-à-dire qu’en gros, l’idée qu’il y a le vrai d’une part et l’imposture de l’autre est une idée bien naïve puisque parfois c’est par le déguisement qu’on rétablit la vérité. C’est le cas du prince qui va confondre Angelo dans Measure for Measure et qui va pouvoir restituer la vertu dans toute sa dignité par le jeu même d’un costume. On retrouve aussi cela dans The Merchant of Venice et la stratégie qu’adopte Portia pour pouvoir délivrer Antonio des griffes de Shylock.

11Ce serait trop facile de penser qu’il y a d’un côté l’hypocrisie, l’imposture, le masque qui est mauvais, diabolique et de l’autre côté la vérité vraie qui serait vertueuse, authentique. Je prends juste une phrase dans Measure for Measure. Angelo se retrouve à un moment donné dans la position du parfait Tartuffe. Il est chargé de remplacer le prince et condamne Claudio à mort parce qu’il a engrossé Juliette. Lorsqu’elle l’apprend, sa sœur Isabella va plaider sa cause auprès d’Angelo qui exige la rigueur morale la plus stricte. Mais Angelo tombe sous le charme d’Isabella et lui propose d’accomplir avec lui ce pourquoi il condamne son frère, c’est-à-dire coucher avec lui une nuit pour pouvoir libérer le frère. Et il a une très belle phrase. Quand Isabella lui dit qu’elle va dénoncer ce qu’il propose, il répond que ses mensonges auront plus de poids que ses vérités : « Say what you can ; my false o’erweighs your true » (2.4, l.171). Je crois que ça met bien en évidence ce crédit que nécessite la stratégie d’imposture. Et quand le prince veut dénoncer Angelo, il déclare que la ruse et le déguisement seront des armes nécessaires contre le vice : « Craft against vice I must apply » (3.2, l.277).

12On voit bien que la vérité n’est pas très facile à dire et à montrer, il faut parfois justement par la ruse et par la stratégie du masque – c’est quand même tout le théâtre qui est porteur de cela – produire une illusion qui permet de dévoiler l’imposture. Alors finalement, la grande question que l’on peut quand même se poser, c’est la question à la fois anthropologique et ontologique de savoir d’où vient notre besoin, comme dans le cas du conte d’Andersen, de participer et de contribuer à l’imposture. Et là, je crois que c’est très intéressant parce que, par exemple, si je prends The Duchess of Malfi de John Webster, ça rejoint ce que dit Shakespeare dans Macbeth quand il dit que la vie n’est qu'une ombre errante, « Life is but a walking shadow » (5.5, l.24). Dans The Duchess of Malfi, c’est la danse des fous. Ferdinand finit par faire assassiner sa sœur, ses neveux, etc. et il envoie les fous rendre la duchesse folle. Et c’est là qu’elle peut prendre conscience de la négativité du monde, c’est-à-dire de la déraison du monde. Ce sont peut-être les fous qui peuvent le mieux nous démasquer, démasquer l’absurdité de la vie et de cette course vers le néant. On est là du côté de l’ontologie.

13Antonio dit que Dieu nous a tirés du néant, et que tout nous pousse à retourner au néant : « Heaven fashion’d us of nothing ; and we strive / To bring ourselves to nothing [...] » (3.5, l.79-80). Il y a là un nihilisme qui finalement appelle l’imposture. Face à l’absurdité de la vie, face à la finitude de la condition humaine au sens où l’entend Camus, nous avons besoin de produire des illusions, sinon c’est tout à fait insupportable. Soyons à la fois compréhensifs et impitoyables avec les imposteurs. Compréhensifs car ils sont le miroir grossissant de nos stratégies sociales, impitoyables parce que leur solution au drame social est empreinte de lâcheté morale, ce sont des « collaborateurs » parfaits du fascisme. Ce que le film de Woody Allen, Zelig, montre parfaitement. Leonardo Zelig, l’homme caméléon, rejoint les rangs des cohortes nazies.

14Alors faisons un pas de plus et regardons du côté du pouvoir. On peut en effet se demander ce qui nous amène à auréoler d’illusions, de croyances et d’attentes des pauvres gens qui sont aussi stupides et mortels que nous. Qu’est-ce qui nous amène à fabriquer un corps mystique à un corps naturel et voué à la finitude et à la mort ? Je crois que c’est une illusion qui nous permet en quelque sorte de mettre comme un écran ou un intermédiaire entre la mort et nous. Le pouvoir fait écran à la mort. J’avais trouvé une citation de Richard II qui disait :

For God's sake, let us sit upon the ground
And tell sad stories of the death of kings;
How some have been deposed; some slain in war,
Some haunted by the ghosts they have deposed;
Some poison'd by their wives: some sleeping kill'd;
All murder'd: for within the hollow crown
That rounds the mortal temples of a king
Keeps Death his court and there the antic sits,
Scoffing his state and grinning at his pomp,
Allowing him a breath, a little scene,
To monarchize, be fear'd and kill with looks,
Infusing him with self and vain conceit,
As if this flesh which walls about our life,
Were brass impregnable, and humour'd thus
Comes at the last and with a little pin
Bores through his castle wall, and farewell king!
(3.2, l.156-170)

15C’est donc la mort qui règne et si on accepte de se soumettre à un monarque, on va lui attribuer tous les pouvoirs thaumaturges, tous les pouvoirs sacrés qui permettent aux sociétés de fonctionner, qu’il s’agisse d’un roi, d’une République ou d’une communauté, peu importe. Toujours est-il qu’il y a une instance mystique, transcendantale, qui permet le lien social. Durkheim a beaucoup insisté là-dessus dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Il montre qu’il y a derrière toutes les catégories sociales la présence de catégories religieuses. Lévi-Strauss parle d’« efficacité symbolique ». C’est un point très important qui nous ramène encore une fois à une magie du pouvoir. Le problème est effectivement que derrière cette figure transcendantale, derrière cette figure sacrée qui vient garantir le fonctionnement d’une société, il y a la mort.

16C'est un peu comme dans le tableau de Holbein, Les Ambassadeurs, où vous avez des vanités qui sont déposées devant les deux ambassadeurs parés de tous les attributs du pouvoir. Par anamorphose, en vous déplaçant, vous voyez surgir le crâne d’un mort, c’est-à-dire que le déplacement de point de vue permet de mettre à nu la vérité du pouvoir. Ce qui nous conduit, volontairement et inconsciemment, c’est bien cette présence de la mort. Si on voulait faire un pas de plus avec la psychanalyse, il faudrait préciser que ce n’est pas seulement la mort en tant que finitude de la condition humaine, mais aussi la mort en soi, c’est-à-dire, ce dont elle est le paradigme absolu : le non-savoir. L’autorité vient remplir ce que Freud appelle Vatersehnsucht, « nostalgie du père » ou « passion pour le père » (Freud 206) : elle vient remplir un besoin de causalité, un besoin d’attribuer à un autre être ce qui détermine nos comportements, nos pensées, nos actions. La figure de l’autorité est déposée aussi bien sur celle du néant, de la mort naturelle, corporelle, qu’elle est déposée sur la figure du non-savoir en nous en permanence, c’est-à-dire sur ce qui échappe à notre savoir et qui détermine notre comportement.

17Il y a une très belle phrase d’Antonio dans The Duchess of Malfi qui dit que, comme des enfants étourdis qui ne pensent qu’à jouer, nous courons après des bulles soufflées en l’air : « Like wanton boys whose pastime is their care / We follow after bubbles, blown in th’air » (5.4, l.64-65). Ce que l’imposteur met en évidence, c’est la comédie du drame social dont il a été le témoin, témoin au sens quasiment religieux de martyr. Les moments tragiques, dans les crises du pouvoir ou dans les déchéances du pouvoir, tiennent à ce qu’ils rendent visible le néant qu’ils avaient en quelque sorte vocation à obscurcir. C’est ce point qui est pour moi très important : que ce néant soit du côté de la mort, ou de ce qui nous échappe, c’est-à-dire le non-savoir.

18Laissons à présent de côté la question du pouvoir pour nous déplacer du côté de l’imposteur. Dans mon livre, La Fabrique des imposteurs, j’étais parti de cette idée que l’imposteur est aussi une victime. C’est-à-dire que c’est un abuseur qui a été abusé. J’étais parti d’un roman – parce que je pense que ce sont les romans qui disent le vrai –, un roman de Thomas Mann, Les Confessions du chevalier d'industrie Felix Krull. Felix Krull, c’est l’homme des costumes. Thomas Mann le dit, il peut porter tous les costumes du monde : c’est l’habit qui fait le moine. Or, c’est quand même ça, l’imposteur. L’habit fait le moine. Mais dans ce roman, l’imposteur, c'est d'abord un enfant abusé. Je crois que c'est un point qui est important.

19L’imposteur raconte comment vers l’âge de huit ans, il est amené par son père à sa première grande imposture qui constitue, comme il le dit : « l’un des plus beaux jours de ma vie, peut-être le plus absolument beau » (Mann 30). Il est dans une ville d’eau en séjour d’été. Sa mère et sa sœur ont des difficultés à nouer des relations avec les habitants parce que trop peu en odeur de sainteté pour la population d’une classe sociale supérieure. Et en même temps, la famille Krull est déjà trop au-dessus de la population autochtone. Donc l’enfant s’ennuie un peu et il regarde les concerts quotidiens d’un orchestre avec d’excellents musiciens qui obtiennent un succès auprès des curistes. Ravi par le jeu des musiciens, l’enfant se met à mimer avec deux baguettes un jeu de violon, et il le fait avec tellement de talent que son père achète un petit violon bon marché dont l’archet est soigneusement enduit de colophane. Puis il habille son fils à grands frais et avec la complicité du chef d'orchestre, il berne le public. Voilà la première imposture, la première filouterie : Félix est ravi parce qu’il est entouré de louanges, d’épithètes flatteuses, de caresses. Et les enfants de noble lignée qui le boudaient se précipitent auprès de lui pour avoir la grâce de jouer avec lui.

20On a là quelque chose d’assez extraordinaire puisque l’imposteur est ici d’abord l’instrument de l’imposture. De la même manière que Marx disait que les dominants étaient dominés par le principe de domination, les imposteurs sont dominés par le principe des apparences propre à notre société. Pour avoir travaillé sur un certain nombre d’imposteurs, notamment pour avoir participé à plusieurs émissions concernant Christophe Rocancourt, comme ce dernier le dit : « je n’ai jamais filouté des gens qui n’avaient pas d’argent et je n’ai fait que leur renvoyer en miroir leur propre avidité à en gagner ». Donc, il y a vraiment ce jeu-là qui est absolument décisif dans les histoires d’impostures : envoyer en miroir aux victimes ce qui les fait agir dans le drame social. C’est-à-dire que l’imposteur, d’une certaine manière, a compris la logique de l’audimat, la logique du crédit que l’on peut obtenir par un jeu purement formel. Nous y reviendrons car c’est un élément déterminant de la dynamique du capitalisme.

21L’audimat, je cite Bourdieu au passage, c’est « la sanction du marché de l’économie, c’est-à-dire d’une légalité externe et purement commerciale. Et la soumission aux exigences de cet instrument de marketing est l’exact équivalent en matière de culture, de ce qu’est la démagogie orientée par les sondages d’opinion en matière de politique » (Bourdieu 2008, 78). Quand dans une société comme la nôtre qui est une société de « com », Sarkozy fait un discours le 31 décembre qui passe mal auprès du public, d’après les sondages, qu’est-ce qu’il fait ? Il ne change pas son discours, il change le service de communication de l’Élysée. C’est assez significatif et on a vu en cette période de pandémie comment le pouvoir avait mis beaucoup plus d’argent à soigner sa communication qu’à donner les moyens à l’hôpital de prendre en charge les malades atteints par la COVID. On est là dans quelque chose qui est quand même très significatif et qui, encore une fois, vient déterminer ce qu’il en est de la stratégie de l’imposteur dans une société à la fois du conformisme et de l’imposture généralisés. Le conformisme, on en voit l’exemple avec le conte d’Andersen. Quant à l’imposture, on la devine tous les jours dans nos rituels sociaux. Prenez Frank Abagnale Jr. qui se transformait en pédiatre, en pilote de ligne, etc. (Spielberg s’est inspiré de ce fait divers dans son film Arrête-moi si tu peux). Et ça passait. L’atout de l’imposteur, c’est d’être un fétichiste du comportement attendu par les autres. Son objet, ce n’est pas un soulier de femme ou un soutien-gorge, c’est un comportement. Il sait qu’il doit adopter un comportement pour justement faire obturation à l’imprévu. Il fait obturation à une « vérité qui n’est rien d'autre que ce qui court après la vérité », pour reprendre les termes de Lacan. L’imposteur, c’est celui qui s’offre lui-même comme fétiche grâce à la castration de l’Autre. Je crois que c’est un point aussi très important. Il n’y a pas d’imposture sans Autre.

22Une amie qui m’est chère, Camille Laurens, a écrit un roman qui a connu beaucoup de succès, m’a-t-elle dit, Romance nerveuse. Elle y raconte sa rencontre avec un jeune amant qui est vraiment le héros de notre temps. Elle s’est beaucoup inspirée de la perversion sociale, de l’imposture, et donc elle le décrit sous les traits d’un « paparazzi sans foi ni loi, avide d’aventures sexuelles et d’images narcissiques, chasseur du désir de l’autre pour suppléer au vide sidéral de son espace subjectif. » Elle écrit : « il trahit tout, sa parole, ses amis, ses proches. Ses proches ? Il n’a ni proche ni prochain, il n’est fidèle à rien qu’à son malheur. Il entraîne les autres dans sa chute, et sans le vouloir, sans le décider, comme dans cet accident qu’il a raconté. S’il a tué quelqu’un, il ne l’a pas fait exprès. Il n’a pas de volonté de nuire aux autres. Simplement, il n’y pense pas. La place du mort, c’est la sienne. On peut comprendre qu’il veuille y échapper. Il fuit en avant, il bouge tout le temps. Il déplace la frontière du néant » (Laurens 119-120).

23Je vais aussi vous donner une citation d’Helene Deutsch qui est celle qui a le plus travaillé sur l’imposture comme état normal. Elle disait que ces personnalités « as if », elle en voyait partout à la fin de sa vie : « Il est intéressant d’observer la pathologie dans ce qui se passe habituellement pour normal. Le monde est rempli de personnalités « comme si » et, plus encore, d’imposteurs et de simulateurs. Depuis que je m’intéresse à l’imposteur, il me poursuit partout. Je le trouve parmi mes amis et mes relations aussi bien qu’en moi-même » (Deutsch 237). Il y a chez l’imposteur une tentative de vivre d’expédients et le terme d’expédients signifie « se dégager des entraves d’un piège ». Je crois que l’imposteur est celui qui tente de se dégager des entraves du piège social. Alors, bien sûr, il ne faut pas pour autant, si vous voulez, disculper ce petit messie du désir social, ce chevalier d’industrie. Un « chevalier d’industrie », ça voulait justement dire un imposteur, quelqu’un qui vivait aux crochets des autres, par des petites filouteries. Fait intéressant par rapport à notre société, il ne faut pas pour autant penser que le martyr du drame social est simplement un produit de la société. Il révèle la société, révèle ses normes et ses faux semblants. Mais il est aussi celui qui, finalement, se prive d’être.

24Winnicott le dit bien, il y a nécessairement du « faux self » chez tout le monde (Winnicott 1963). Ne serait-ce que par politesse et hypocrisie sociale, quand on s’adapte aux idéaux et aux normes qui nous sont prescrits, il y a bien sûr, imposture. Mais il y a quand même quelque chose d’autre, c’est-à-dire qu’il y a, comme dit Winnicott dans son langage un peu naïf, mais compliqué à la fois, il y a du vrai self, il y a quand même de l’être, un noyau ontologique. Or, ce qui est frappant quand on reçoit des imposteurs – j’en ai reçu quelques-uns – c’est qu’ils sont parfaits. Ils sont parfaits, mais « il y a quelque chose qui cloche », ils sont trop bien pour être vrais. C’est ce que dit Helene Deutsch. Elle parle d’une patiente qui avait toutes les qualités possibles pour s’adapter à ce qu’on lui demandait. Elle se mettait à la peinture, à faire des tableaux qui étaient tout à fait parfaits, académiques, comme c’était demandé. Elle faisait de la danse, c’était pareil. Elle avait des relations sociales, c’était pareil. Mais en groupe, elle n’était pas là.

25Chez les imposteurs ou les personnalités « faux self », ou chez les personnalités « as if », selon la terminologie qu’on emploie, ce qui est frappant, c’est que ça fonctionne mais qu’il n’y a personne à l’intérieur d’eux-mêmes et dans la relation qui est néantisée d’un point de vue ontologique. C’est un peu comme si les habits étaient vides. Ce qui leur manque, c’est un ratage : c’est-à-dire que là où le sujet se révèle, ce n’est pas dans les parures et les parades qu’ils offrent à l'autre mais c’est dans ses ratages. Et là il y a un texte majeur d’Helene Deutsch que je voudrais citer. Il concerne Jimmy, un enfant de 14 ans que Deutsch suit pendant des années. Ce n’était pas un imposteur extravagant. Il faisait semblant simplement d’être et il fabriquait des impostures. Et ce qui est intéressant, c’est qu’il devient un imposteur au moment où le père qui l’adorait et meurt. Ce père lui disait « Tu seras mon prolongement », etc., il le narcissisait beaucoup. Et cette promesse du père, elle ne peut pas être tenue puisque le père meurt. À partir de ce moment-là, il aurait pu très bien devenir psychopathe, il aurait pu très bien devenir délinquant. Mais lui, il entreprend en quelque sorte une carrière antisociale en s’identifiant à des héros sociaux : militaire, entrepreneur, écrivain, gentleman farmer, etc. Il s’invente des supercheries pour finalement essayer de se faire passer pour ce qu’il n’est pas.

26Deutsch montre bien que c’est finalement cette blessure d’une promesse non tenue par le père qui l’abandonne du fait même de sa mort qui l’amène à agir sous un autre nom que le sien, c’est-à-dire un autre nom que le nom du père, pour aller très, très vite. Donc ces mascarades successives, ce mimétisme de caméléon sont en rapport avec cette douleur de ne pouvoir être du fait de la disparition du père, qui l’avait rivé à des idéaux narcissiques. Et d’ailleurs, au cours de la psychothérapie, il dit « J’ai grandi trop vite », et Deutsch précise : « il voulait dire qu’il ne se sentait pas encore capable de jouer le rôle que son père lui avait assigné pour le jour où il serait grand. Son haut idéal du moi entretenu par son père et son identification au père formidable ne lui permirent pas, en dehors d’une certaine dose de perspicacité, d’attendre d’avoir fini de grandir. Il exigeait que les gens le traitent non pas en fonction de ce qu’il réussissait ou pas, mais à la mesure de son haut idéal du moi » (Deutsch 233). En somme, il se faisait le porte-voix des idéaux de son père, et il n’était pas lui-même.

27C’est très important. Ça, c’est frappant. J’ai même reçu parfois des escrocs que j’ai mis à la porte, ce qui était la seule forme de prise en charge possible en raison de leur comportement. Ce qui est frappant, c’est qu’ils font des simagrées mais qu’ils ne sont pas là. On a l’impression que leur comportement ne ripe sur rien. Il n’y a pas de prise. Ce qui est intéressant aussi, c’est que ces imposteurs sont des figures sociales parfaites, le fruit d’une hyper-adaptation réussie aux mirages sociaux. Dans une société comme la nôtre qui prescrit l’adaptation, ce sont des héros tout à fait mythiques. Ils viennent révéler la nature formelle de nos relations sociales. D’ailleurs, on le voit avec les patients dont parle par exemple Winnicott : ils peuvent travailler, ils peuvent avoir des relations sexuelles, des enfants, des femmes, une carrière. Mais dans leur grande souffrance, ils ne sont pas là.

  • 2  Note des directrices du numéro : Roland Gori...

28C’est un anéantissement ontologique de leur être qui renvoie aussi à quelque chose que j’appelle après Max Weber la « rationalité pratico-formelle » de notre société, c’est-à-dire un mode de pensée des affaires conjoint à un mode de pensée du droit2. Ils ont compris qu’en étant adaptés aux formes, ils pouvaient faire des affaires. Cela évoque aussi ce que dit Marcel Mauss à propos de l’éthique du capitalisme quand il va chercher du côté de Benjamin Franklin qui disait que l’honnêteté est très importante pour faire des affaires parce qu’il faut obtenir du crédit auprès de ses clients, mais que l’apparence de l’honnêteté suffit pour obtenir ce crédit et que donc, il est inutile de faire un effort d’honnêteté vraie. Là, vous avez vraiment la clé de voûte du capitalisme, surtout avec son évolution vers une financiarisation de l’économie et des institutions. Il est évident qu’aujourd’hui, en développant la rentabilité à court terme, en développant des normes extrêmement fluides, extrêmement flexibles, en développant une liquidité des relations, pour parler comme Zygmunt Bauman, notre société est devenue la niche écologique favorable à l’émergence du faux. Il faut saluer ce que disait Guy Debord dans La société du spectacle : « Dans la société du spectacle le vrai est un moment du faux » (Debord 39).

29Philippe Birgy : Je vous remercie pour cette présentation qui opère une clarification des termes en rendant le passage par des textes nécessaire. Il y a peut-être cependant un aspect que l’on trouve dans votre livre et que nous n’avons pas eu le temps d’évoquer. C’est l’importance de la création et l’extinction de la valeur-création, la façon dont l’arbre du récit s’est étiolé avec le rejet de la polysémie, laquelle a laissé place à l’information qui est toujours univoque. Et il y a ce rapport que vous faites entre récit et rêve. Dans votre livre, vous parlez beaucoup du rêve et du récit. Cela m’a fait songer qu’en anglais, par exemple, un « raconteur », c’est un bonimenteur. C’est quelqu’un qui fait croire à son public que des aventures extraordinaires lui sont véritablement arrivées, mais ce ne sont que des affabulations. Même en France, vers Bordeaux, on dit d’un hâbleur ou d’un vantard qu’« il se la raconte ». Et je me disais qu’il y avait une présence considérable dans la littérature de cette figure du mythomane finalement plus attachante que pathologisée. Je ne sais pas si cette figure-là a une signification particulière pour vous et en tant que clinicien. Elle est en tout cas valorisée dans le cinéma aujourd’hui : c'est l’homme ou la femme aux mille visages, qui parvient à s’adapter à toutes les situations.

30Roland Gori : Je viens de retrouver la citation exacte de Benjamin Franklin que donne Max Weber. Il dit : « l’honnêteté est utile parce qu’elle donne le crédit, de même que la ponctualité, l’ardeur à la besogne et la tempérance. C’est pour cela qu’elles sont des vertus. D’où il faudrait par exemple, conclure que lorsque l’apparence d’honnêteté rend les mêmes services, celle-ci est suffisante et qu’un surplus inutile de vertu ne pourrait apparaître aux yeux de Franklin que comme une dépense improductive et condamnable » (Weber 90-91). On a là quelque chose de visionnaire : on le voit bien aujourd’hui pour les accréditations et les certifications qui donnent la valeur. L’évaluation produit la valeur et elle est fondée non pas sur la vertu, non pas sur des idéaux de courage, sur la timè des Grecs, mais sur les apparences ou la tarification à l’activité à l’hôpital, l’impact factor, ou l’audimat en termes de journalisme. Une autre citation peut nous éclairer : c’est une citation de Christian Morel à propos des décisions absurdes, dans cet ouvrage où il parle des métarègles et de la fiabilité des décisions. Morel conclut : « La contre-culture de la fiabilité met en cause les pratiques de certification. La certification est une procédure par laquelle une organisation est déclarée conforme à un référentiel. Cette procédure peut prendre différents noms comme évaluation, notation, qualification et concerner toutes sortes de domaines, établissements de santé, aéronautique, service et aides. Mais elle ne garantit en aucun cas la fiabilité. D’abord parce qu’elle n’évalue que la forme d’une action et non ce qui se cache derrière. Ensuite parce qu'elle n’évalue que la conformité à des référentiels et non la culture de la fiabilité » (Morel 54).

31On le voit dans tous les métiers. On en a parlé à l’Appel des appels (Cassin, Gori, Laval). Il s'agit de répondre à des scores, à des protocoles. On perd la substance même de qui fait la valeur d'un acte, que ce soit un acte de soin, d’information, d’enseignement ou de recherche. On a là un monde qui est un monde d’ombres, un monde de spectres. La création, elle, vient y faire rupture. Winnicott écrit : « On pourrait démontrer que chez certaines personnes, à certains moments, des activités indiquant qu'elles sont vivantes sont simplement des réactions à un stimulus. Une vie entière peut être construite sur ce modèle : supprimez les stimuli et l'individu n'a aucune vie. Dans ce cas extrême, le mot être ne convient pas » (Winnicott 1988, 54-55). Pour pouvoir être et avoir le sentiment que l’on est, il faut que le faire par impulsion l’emporte sur le faire par réaction. La création, elle, est de ce côté-là, de quelque chose qui fait rupture. On peut dire que les créateurs sont ceux qui font rupture dans une logique de protocoles ou une logique de normes et de tradition. C’est par mutation ou par catachrèse, si on emploie le terme rhétorique, par ce détournement et cette transgression des formes que l’on peut faire advenir quelque chose qui était là, mais sans apparaître. C’est pour cela que les créateurs sont souvent des « hérésiarques », comme Manet selon Bourdieu (Bourdieu 2013, 207).

32Je pense notamment à la question de l'utopie. L'utopie n'est pas quelque chose comme un projet, parce que sinon, on retombe dans le programmatique. L’utopie est la possibilité de saisir un potentiel pour pouvoir faire apparaître quelque chose d'inédit. C’est-à-dire qu’il y a une efficacité performative du dire, qui produit la révélation de quelque chose qui n’était pas là. On voit bien la différence avec l’imposture. L’imposteur ne peut pas être créateur, c’est la figure antinomique du créateur. C'est ce point qui est très important. La morale de l’imposteur, c’est une morale fondamentalement cynique et utilitariste. À l'inverse, ce qui peut permettre de faire création, c’est d’accueillir quelque chose qui échappe à une utilité immédiate, qui ouvre du côté du rêve et de la culture. Prenons l’exemple que donne Walter Benjamin lorsqu’il parle du « levain de l'inachevé » : « l’enfant apparaît au détour d'une comparaison comme le lieu d'un désir qui le pousse à attraper la lune telle une balle. Le geste n'est pas vain, malgré les apparences, parce qu’il nourrit un élan de la main, du cœur et de la pensée, un élan propre à grandir en tout état de cause » (Benjamin 2011, 37). En gros, ça ne sert à rien d’attraper la lune et pourtant c’est essentiel. Il précise d’ailleurs que la création est la transgression d’une posture d’adaptation. Il précise : « Admettons que le jeune soit capable non seulement de saisir sa tâche, mais encore d’agir en conformité avec elle, sera-t-il encore jeune ? Gardera-t-il encore la naïve joie de vivre ? » (Benjamin 2011, 30).

  • 3  Sur cette fabrique des servitudes, voir Gori...

33Aujourd’hui, on voit bien que dans des stratégies d’apprentissage des compétences, on est complètement à côté d’un lieu de vie, d’un lieu de création, d’un lieu de jeu, d’un lieu de rêves. Je dois dire que les réformes de Monsieur Jean-Michel Blanquer, avec l'inspiration du Conseil de l’éducation piloté par Monsieur Stanislas Dehaene, sont une horreur lorsqu’on y parle de l’enfant comme un logiciel d'apprentissage, de sa capacité du cerveau à apprendre à lire. C’est une fabrique de servitudes et d’impostures3, une façon de faire de l’anthropomorphisme avec le cerveau. Je n’ai pas un cerveau qui me parle directement, ou alors je risque d'être psychotique. Je n’aime pas beaucoup Lénine parce que c’est un tayloriste, il dit que Taylor est un génie. Mais Lénine, quand il demande « que faire ? », a pour réponse : « Il faut rêver ». Je crois que c'est très important. Il n’y a pas de création qui n’ait été précédée d’un rêve, une capacité d’imaginer, de se déprendre des formes imposées par une réalité purement objectivée.

34Dans sa correspondance avec Camus, René Char déclare qu’il a dédié Pauvreté et privilèges « à tous les désenchantés silencieux, mais qui, à cause de quelques revers, ne sont pas devenus pour autant inactifs. Ils sont le pont ferme devant la meute rageuse des tricheurs. Au-dessus du vide et proche de la terre commune, ils voient le dernier et signalent le premier rayon » (Char 9). Je pensais aussi à cette citation de Benjamin, « Le naufragé […] qui dérive sur une épave en grimpant à l’extrémité du mât, qui est déjà fendu, a encore une chance de donner de là-haut un signal de détresse […] » (Benjamin 1931, 49-50). Je crois que la création est de ce côté-là. Peut-être que rêver, peut-être que parler, raconter, échanger, ça n’a pas une utilité immédiate, mais de là-haut, ça permet de lancer un signal de détresse.

35Philippe Birgy : Tout à l’heure, vous avez cité cet impératif : « il faut que le faire par impulsion l’emporte sur le faire par réaction ». Vous maintenez donc l’hypothèse d’un for intérieur, d’élans pulsionnels et de désirs authentiques qui émaneraient du soi, sans suggestion extérieure ? Est-ce que ce n’est pas difficile à tenir théoriquement ?

36Roland Gori : C’est, je crois, toute l’hypothèse de Winnicott. Pour Winnicott, il y a un noyau de l’être qui est silencieux. Dans un article qui s’appelle « De la communication et de la non-communication » (Winnicott 1963), il précise bien qu’il y a un noyau de l’être auquel il ne faut pas toucher, quelque part, enfermé dans un corps pris dans la sensibilité. Il n'a pas accès au langage et il est important de le respecter. On le retrouve d’ailleurs chez Lacan sur son schéma L64 dans Les Quatre concepts fondamentaux où il montre bien qu’il y a le champ de l’être et le champ de l’Autre. Et les formations de l'inconscient, c’est le croisement entre le champ de l’être et le champ de l’Autre. Ça signifie que l’imposteur a totalement basculé du côté de l’Autre. Il a tellement négocié avec l’Autre qu’il a perdu ce qui pouvait l’arrimer au champ de l’être, c’est-à-dire en dernière instance à son corps. Bien sûr, on peut discuter du caractère un peu idéaliste d'un champ de l’être qui serait complètement hermétique au champ de l'Autre. Il va de soi que c'est une question transcendantale. Est ce qu’il existe un être qui ne soit pas colonisé par le champ de l’Autre ?

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Notes

1  Note du répondant : Ici, Roland Gori fait référence à la multiplication des procédures d’évaluation dans le monde professionnel contemporain – un trait de société qu’il a à maintes reprises analysé dans ses textes récents.

2  Note des directrices du numéro : Roland Gori élabore cette notion en référence au concept de « rationalité formelle » utilisé par Max Weber, notamment dans Economie et Société. Weber applique la notion de « rationalité formelle » au domaine de l’économie et du droit, pour décrire des initiatives justifiées par une logique comptable. Weber oppose la rationalité formelle à la « rationalité matérielle », notion plus vague et négativement définie, qui suppose que l’observateur ne se contente pas de l’évaluation purement formelle opérée selon des critères comptables et que cet observateur tienne compte dans son évaluation d’autres exigences : éthiques, politiques, utilitaires, hédonistiques ou égalitaires, par exemple.

3  Sur cette fabrique des servitudes, voir Gori 2022.

Pour citer ce document

Roland Gori et Philippe Birgy , «Entretien avec Roland Gori», TIES [En ligne], TIES, Troublantes Usurpations, mis à jour le : 23/11/2023, URL : http://revueties.org/document/1203-entretien-avec-roland-gori.

Quelques mots à propos de :  Roland  Gori

Roland Gori est psychanalyste et professeur honoraire de psychologie et de psychopathologie clinique à l’Université Aix-Marseille. Il est l’auteur notamment de La Fabrique des imposteurs (Les Liens qui libèrent, 2013), de Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances (Les Liens qui libèrent, 2020) et de Le consentement : Droit nouveau du patient ou imposture ? (en codirection avec Jean-Paul Caverni, Éditions In Press, 2006). Voir la bibliographie pour une liste plus complète des ouvrages de Roland Gori.