Troublantes Usurpations
Introduction
Texte intégral
“C’est lorsque littérature rime avec imposture que l’on discerne le mieux la manière dont la fiction recèle de redoutables pouvoirs.”
Maxime Decout
1Ferment fictionnel par excellence, car lui-même créateur de fiction et d’illusion et pouvant à ce titre servir de modèle, l’imposteur glisse d’un siècle à l’autre, d’une œuvre à l’autre, changeant de masque ou d’avatar pour révéler en fin de compte son omniprésence, patente ou larvée, dans les arts et la littérature. Les enjeux poétiques, esthétiques et politiques de la thématique de l’imposture – cette dernière symbolisant les pouvoirs de la fiction – sont nombreux et variés comme l’attestent d’ailleurs plusieurs des écrits réunis dans ce numéro.
2Ce que nous montrent en premier lieu les imposteurs qui abondent dans les fictions du monde anglophone – de Shakespeare à Philip Roth en passant par Patricia Highsmith, de Hitchcock aux auteurs de séries contemporaines – c’est leur vertigineux pouvoir de séduction. Ces personnages ou narrateurs déstabilisants sèment sous les yeux du lecteur ou du spectateur fausses pistes et faux-semblants, et le plongent bien souvent dans le vertige tout à la fois inquiétant et jubilatoire de la dé-route. Cette déroute est bien sûr à entendre comme une défaite, celle qu’inflige l’imposteur triomphant à la victime qui a cru en lui, mais aussi celle qu’imposent les fictions trompeuses aux lecteurs ou aux spectateurs qui se sont attachés à une piste interprétative avant d’être pour ainsi dire vaincus par le texte, la série ou le film, lorsque l’imposture révélée les force à renoncer à leur première lecture. Néanmoins, comme le souligne Maxime Decout dans “Quand littérature rime avec imposture” (infra), cette déroute comporte un élément de délectation. C’est sans doute l’un des aspects les plus saillants des personnages et des œuvres qui reposent sur un double jeu d’emblée destiné à être dénoncé, contesté ou simplement dévoilé comme tel : les impostures fictionnelles et les imposteurs de la fiction, nous séduisent et nous donnent du plaisir. Celui-ci provient sans doute de la distance esthétique qui induit une connaissance, cette dernière pouvant se faire expérience de l’imposture, tout en étant sans danger pour nous. Nous pouvons nous prendre au jeu de l’imposteur sans avoir à en souffrir de même que, dans l’expérience du sublime, nous pouvons avoir peur sans pour autant avoir à craindre un danger réel. Et de même que le sublime romantique est souvent crédité d’une fonction révélatrice (celle de révéler de manière sensible un principe métaphysique), l’imposture fictionnelle semble pouvoir, elle aussi, être associée à une révélation plus fondamentale que le simple dévoilement d’une supercherie: serait-ce le dévoilement, comme le suggère Roland Gori, d’une pulsion présente chez tout sujet humain, qui l’amènerait à accepter des figures d’autorité toujours potentiellement illusoires, du fait de sa propre fragilité ontologique et d’un besoin irrépressible de trouver hors de soi le principe de sa conduite et même de son existence ? Ce que révèlent les impostures des textes, des films, et des usurpateurs fictionnels, ce serait donc, avant tout, une crédulité fondamentale de l’humain, c’est-à-dire l’envie ou le besoin de nous fier à un autre que nous-même, et à construire dans cette figure d’autorité le principe qui guide et détermine nos propres existences. C’est dans ce besoin que Roland Gori, muni des concepts de la psychanalyse freudienne, décèle l’ombre du Vatersehnsucht, la nostalgie du père (Gori, infra).
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1 Au sens où Robert Musil entend ce terme dans...
3Représentées à la scène, à l’écran ou dans le texte, de nombreuses usurpations viennent aussi révéler la précarité des identités, qu’elles soient collectives – raciale, genrée, humaine – ou individuelles. Les usurpations et les usurpateurs interrogent ainsi les zones d’ombre, les divers visages d’un “je” qui ne peut s’éprouver, prendre corps, que par ce jeu constitutif d’une existence nourrie de cette altérité, de ce “champ de l’Autre” évoqué par Roland Gori (infra). Un “champ de l’Autre” qui, dans un même temps, édifie et phagocyte, donnant naissance à cette “imposture ontologique” dont sont pétris les individus “sans qualités”1, pris dans “un monde apocalyptique, où la relativité empêche toute affirmation définitive” (Delmeule 2010), tout à la fois victimes et acteurs d’un système social, politique et idéologique. Des constantes redéfinitions tactiques de l’identité des narrateurs dans Invisible Man de Ralph Ellison ou dans The Counterlife de Philip Roth, jusqu’à la conception de l’identité comme ensemble mouvant d’avatars scéniques dans l’œuvre de David Bowie (“Fashion”), la notion même d’authenticité ou d’identité véritable est contestée, mais jamais entièrement discréditée, tant la conception de l’identité comme succession d’impostures maintient obstinément, sous forme de hantise, l’exigence d’un partage entre vérité et mensonge.
4Ce que nous montrent les personnages d’usurpateur, ce sont aussi les règles d’un jeu social qu’ils habitent avec une virtuosité toute particulière, et surtout avec une forme d’excès qui rend visibles les absurdités et contradictions que recèle l’ordre social à un moment historique donné. Par exemple, chez ceux qui, aux États-Unis, pratiquent le racial passing – les transfuges de classe, les adeptes du travestissement – se dessine l’expression ambiguë d’une émancipation, à mi-chemin entre conformisme et transgression des normes dominantes. Personnage des marges, des limites, du déplacement, du hors la loi, l’imposteur en tant que passeur de frontières sociales ou éthiques intervient comme fauteur de trouble dans un cadre régulé aspirant à la stabilité et à la certitude. Paradoxalement, c’est parce que l’imposteur joue le jeu qu’il en démontre le caractère arbitraire, construit, et subvertit toute tentative qui chercherait à consolider cet ordre social en le naturalisant.
5Dans une telle configuration, les représentations artistiques de troublantes usurpations engagent une réflexion critique sur l’autorité et la position d’autorité. L’autorité relèverait-elle donc toujours d’une sorte de coup de force ? Et comment le dialogisme des fictions littéraires, cinématographiques, dramatiques permet-il de mettre en scène la bataille des versions de la réalité et de l’identité qui s’affrontent ? Tout comme le concept d’auteur, déjà remis en cause par Roland Barthes (comme Sarah Hatchuel le rappelle dans ce numéro) et peut se trouver battu en brèche de diverses manières, la fiction offre un terrain particulièrement propice à la représentation d’un jeu intersubjectif, voire d’un jeu social, devenu jeu de dupes où, pour emprunter la formule de Mathilde Galinou, s’affrontent de “mauvais joueurs délaissant les indices, plus ou moins évidents, qui sont disséminés” (Galinou, infra). La ligne de partage entre visibilité et invisibilité de l’imposture peut devenir des plus floues, tendant ainsi à légitimer ce qui pourrait a priori être perçu comme déviation et contournement condamnables et à faire de l’imposteur cet “homme ‘normal’ de notre civilisation d’apparences” (Gori 2013, 243). Il s’agit là, on s’en doute, d’un paradoxe fertile propre à susciter diverses interrogations.
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2 Il s’agit des journées d’étude suivantes, or...
6Dans la mouvance de nos travaux collectifs précédents consacrés à la thématique de l’usurpation2, les huit articles et les deux entretiens réunis dans ce numéro offrent autant d’aperçus éloquents sur les figures de l’imposture et de l’imposteur telles qu’elles apparaissent à travers des mises en texte et des mises en scène spécifiques. Tandis que Roland Gori se livre à une modélisation de la figure de l’imposteur, de ses ambivalences et des “rets de l’illusion et l’imposture” (Gori, infra) qui tapissent le fond de tableau social, l’auteur dramatique et metteur en scène Patrick Bonté fait retour sur sa création Histoire de l’imposture et sur les diverses tensions, ruptures et dissociations qui nourrissent son portrait de l’imposteur en homme de notre temps. Maxime Decout prolonge la réflexion initiée par Roland Gori en évoquant le cas des “impostures textuelles” et analyse la démarche herméneutique d’un lecteur parfois placé lui-même en position d’imposture. Les questions de fragmentation identitaire et d’imposture fictionnelle sont explorées tour à tour par Julien Achemchame dans la série Better Call Saul de Vince Gilligan et par Christelle Centi dans le roman contemporain The Water Cure de Percival Everett. En analysant cette figure de l’imposteur moderne qu’incarne Saul Goodman, initialement créé dans la série Breaking Bad, Julien Achemchame montre comment cette fiction dérivée trouve sa dynamique propre, tout en proposant un rapport critique à son origine médiatique même. Christelle Centi démontre quant à elle comment le roman d’Everett, mettant en scène l’effondrement des identités dans un contexte de torture, renvoie à la possibilité même du langage d’exprimer douleur intime et colère politique dans un pays où la responsabilité se délite.
7Les articles proposés par Sarah Hatchuel, Mathilde Galinou et Yohann Lucas dans ce numéro mettent en question les notions d’auctorialité et les modalités de réception ainsi que leurs implications intersubjectives, sociales et idéologiques dans des corpus aussi variés que le théâtre shakespearien et ses réécritures, les pratiques artistiques contemporaines et la magie de spectacle, ou la pièce de théâtre militante We Righteous Bombers, produite au cœur du Black Arts Movement. Dans son étude, Galinou interroge l’adhésion du public d’hier et d’aujourd’hui face à ce qu’elle nomme les “mystifications artistiques” (infra) : crédule ou sceptique, le spectateur du passé ou du présent oscille alors entre croyance et méfiance, et ce spectateur est amené à affiner son esprit critique. Définie par Lucas comme “usurpation littéraire”, la pièce We Righteous Bombers, plagiat des Justes d’Albert Camus par Ed Bullins, s’inscrit dans une double stratégie de détournements dramatique et politique. Sarah Hatchuel explore, quant à elle, la troublante récurrence de l’accusation d’imposture portée contre William Shakespeare lui-même au fil des siècles, reflétant ainsi un thème central à son œuvre, accusation ensuite souvent portée contre ceux qui ont osé mettre le Barde en scène au cinéma. Hatchuel voit dans ce fascinant réseau de contamination de l’imposture une brillante illustration de la part d’imposture qu’il y a en tout artiste et en tout art, dès qu’il y a marché de l’art.
8Delphine Louis-Dimitrov et Manon Küffer s’interrogent sur les manipulations identitaires et leurs résonances politiques. Delphine Louis-Dimitrov montre que The Tragedy of Pudd’nhead Wilson de Mark Twain, vecteur d’un véritable “théâtre de l’absurde”, entraîne dans son sillage tout le sous-bassement idéologique du Sud de la ségrégation. Manon Küffer analyse quant à elle les Berlin-Filme de 1945 à 1961 où les représentations de l’image de l’ennemi subissent des altérations trompant l’œil du spectateur à des fins de propagande. Ces diverses explorations, dont bon nombre se font écho dans leur prise en compte d’enjeux sociétaux aussi bien qu’esthétiques, mettent toutes en évidence le lien paradoxal que noue la représentation artistique entre l’éblouissement et la lucidité, lorsque notre “œil ébloui”, pour reprendre la formule de Pérec et White (1981), est à l’affût des déstabilisations, des vacillements, des brouillages et de ce qu’ils font surgir.
Bibliographie
DELMEULE, Jean-Christophe. "Introduction aux Actes du Colloque sur l’Imposture". La Tortue Verte (revue en ligne des littératures francophones), dossier n°0, 2010. https://www.latortueverte.com/page16a.html (page consultée le 25 mai 2022).
GORI, Roland. La Fabrique des imposteurs. Paris : Les Liens qui libèrent, 2013.
PEREC, Georges et Guci WHITE. L’Œil ébloui. Neuchâtel & Paris : Chêne et Hachette, 1981.
Notes
1 Au sens où Robert Musil entend ce terme dans son roman L’Homme sans qualités (traduction de Der Mann ohne Eigenschaften paru en 1930).
2 Il s’agit des journées d’étude suivantes, organisées par l’équipe de recherche Cultures Anglo-Saxonnes (CAS, EA 801) de l’Université Toulouse-Jean Jaurès : “Crooks and Con Artists in the Novel / Escrocs et autres artistes du roman anglophone” (décembre 2016), “Cross-Dressing in Fiction and Fact” (avril 2017), “Passer pour un blanc dans la littérature et le cinéma / Racial passing in Cinema and Literature” (décembre 2017).