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Valeur / Valeurs

Anne Besnault-Lévita

‘Valeur absolue’ ou ‘valeur critique’ : de la valeur en littérature selon Virginia Woolf 

Résumé

Lire, selon Woolf, c’est allier la plaisir innocent et le besoin de hiérarchiser, de discriminer ; c’est apprendre à résoudre l’apparent paradoxe de « la valeur absolue qu’a pour nous un livre » — « to decide the question of the book’s absolute value for us » (Essays V, 580) ; c’est aussi, et l’un ne va pas sans l’autre, comprendre ce que, par l’écriture, la littérature construit d’un savoir de la valeur, tout en étant conscient que la valeur demeure, chez Woolf, l’objet d’une constante interrogation : « yes ; there is always a reason for writing a book ; and often, surprisingly often, there is something of value in it. But what, I ask myself turning the pages of the faded volume, what sort of value have they? and have they got it in common? (Essays IV, 476). À partir de l’étude de cinq essais portant sur la lecture, la littérature, et le rôle du critique — « Hours in a Library » (1916), « Reading » (1919), « On Re-Reading Novels » (1922,) « How Should One Read a Book ? » (1926) et « Byron and Mr Briggs » — cet article propose d’explorer les trois parcours auxquels nous invite Virginia Woolf et qui nous conduisent de la bibliothèque à la littérature, de la représentation du lecteur contingent à la notion théorique de « common reader », de la contingence de la valeur (celle d’une œuvre et celle d’une lecture) à la littérature comme savoir poétique de la valeur.

Abstract

According to Virginia Woolf, the art of reading consists in combining the reader’s innocent pleasure with the necessity to discriminate; it requires that we should get to terms with “the question of the book’s absolute value for us” (Essays V, 580); ultimately, it is a critical activity that teaches us how literature builds for the reader, and thanks to the reader, the understanding of what literary value is, even if the notion of “value” is never considered as a fixed, unquestioned category: “yes; there is always a reason for writing a book; and often, surprisingly often, there is something of value in it. But what, I ask myself turning the pages of the faded volume, what sort of value have they? and have they got it in common?” (Essays IV, 476). As it examines five of Woolf’s famous essays on reading, writing, and the critic’s role — “Hours in a Library” (1916), “Reading” (1919), “On Re-Reading Novels” (1922) “How Should One Read a Book?” (1926) et “Byron and Mr Briggs” — this paper follows Woolf’s personal critical itinerary from the library to literature, from the portrayal of the individual reader to the more theoretical notion of the “common reader”, from literary value as inevitably contingent to literature as the site of the poetic understanding and critical knowledge of its value.

Texte intégral

1Je commencerai mon propos par trois citations que l’on peut entendre comme de sérieuses boutades, comme si, lorsqu’il s’agit de valeur, il fallait à la fois garder ses distances et regarder son objet de plus près. La première est de Gérard Dessons, dans un article intitulé « L’Homme de la littérature », publié en 2004 dans la revue électronique Polart (Poétique et Politique de l’art) :

Je sais bien que la question de la valeur est une des tartes à la crème de la pensée contemporaine. Mais il y a deux raisons de ne pas ignorer les tartes à la crème. D’abord pour essayer de les éviter : ça éduque les reflexes. Ensuite pour apprendre à se placer du côté des entartreurs : ça éduque le sens critique.

2Plus sérieusement, pour Gérard Dessons, « Les valeurs dans l’art et la littérature sont des valeurs tout à la fois éthiques, politiques, et épistémologiques. Elles conduisent à penser les conditions même du penser » (Dessons 3).

3La seconde citation est de Michel Onfray et nous invite à observer le grand écart que l’on peut être amené à faire entre des revendications radicalement anti-système et les besoins du marché (ici, celui du livre). Expliquant la « philosophie » sous-tendant son dernier ouvrage Cosmos, Onfray évoquait le 25 mars 2015 sur un plateau de télévision la fin de la civilisation chrétienne, la mort de son père, et la nécessité « de proposer des vertus, des valeurs »1. On pensera ce que l’on veut de la portée de ses propos, de son ouvrage et de la question attendue du journaliste l’interrogeant : « Michel Onfray, votre pensée est-elle réactionnaire ? » Il n’en demeure pas moins que celui qui se déclarait sur le plateau adepte de Mai 1968 souhaitait, non pas « restaurer le passé », précisait-il, mais les « vertus » et « les valeurs » transmises notamment par la nature.

4La confusion règne, ou du moins le malentendu, dès lors que l’on aborde la question de la valeur, comme s’il y avait là le retour forcément jubilatoire, mais aussi dangereux, d’un refoulé ayant longtemps attendu le feu vert des consciences pour se libérer du soupçon postmoderne qui entoure les notions d’essence, de normes et de règles. En 1996, Terry Eagleton insistait déjà, dans le chapitre 5 intitulé « Fallacies » de The Illusions of Postmodernism, sur la différence entre « élitisme » et « hiérarchie », rappelant qu’il ne peut y avoir de renversement des pouvoirs en place sans sens de la hiérarchie et des valeurs, la hiérachie étant constitutive, selon lui, de notre identité, de notre vie sociale, et de notre pouvoir de résister et de combattre. Commentant l’intérêt et les limites de déclarations postmodernistes telles que : « Milton isn’t better than Superwoman, just different », il condamnait le relativisme culturel dans sa forme radicale en écrivant : « the belief that values are constructed, historically variable and inherently revisable has much to recommend it, though it fares rather better with Gorky than with genocide. » (Eagleton 96-97). On le voit, lorsqu’il s’agit de « valeur », il semble difficile de ne pas mêler l’affect au sens critique, et il paraît dès lors nécessaire, non pas tant de relativiser que d’historiciser les approches et les discours.

  • 2 Voir, entre autres, les ouvrages de Linden P...

  • 3 Voir ici Tim Armstrong, Modernism : A Cultur...

5C’est ce que me semble proposer Virginia Woolf dans ses essais sur la littérature et la lecture. Longtemps considérée comme une figure exemplaire d’un haut-modernisme formaliste, Woolf fut longtemps dissociée d’un contexte impliquant les débats publics de son temps sur la lecture, l’écriture, la pédagogie, l’histoire et l’idéologie. Cette vision est à présent dépassée2, et nous savons par ailleurs que l’injonction moderniste d’Ezra Pound – « Make it New » – conduisit tantôt au rejet violent des valeurs sclérosées de l’art au profit de la « vie » et de la « réforme », tantôt à une forme d’anti-modernité enracinée dans le conservatisme aristocratique d’une culture élitiste3. Depuis 20 ans, les nombreux travaux universtaires consacrés à l’œuvre de Woolf et notamment à ses essais dessinent donc le portrait d’une intellectuelle engagée dont la pensée poétique et critique ne saurait être détachée de sa visée politique et éthique.

6Parmi les quelques deux cents essais, ou lectures critiques d’œuvres, qu’elle consacra à l’écriture littéraire, ses formes, sa réception et sa critique, ils sont un certain nombre à parler de « valeur ». Dans Recasting Social Values in the Work of Virginia Woolf Judy S. Reese, par ailleurs plutôt critique sur ce qu’elle appelle les contradictions et les échecs de Woolf, explique l’intérêt de celle-ci pour cette question :

As a novelist, a literary critic, a human being and a woman, Virginia Woolf perpetually faced a crisis in evaluation. As a novelist, Woolf felt constant pressure to assess her own work. As a critic, she was expected to review and evaluate the work of her contemporaries. As a woman, she came into continual conflict with the patriarchal system of society. And as a human being, living and writing through the devastation of World War I and the impending threat of World War II, she felt the urgency of determining different values for her society and of effecting crucial changes. (Reese 24)

7Ces propos ont le mérite d’envisager la pertinence du sujet de la valeur chez Woolf dans toute sa richesse, même si j’ai tendance à penser que la « crise » évoquée par Judy Reese soit moins de l’ordre de l’insoluble dilemme (comme le sous-entend le titre de son deuxième chapitre « Dilemma ») que d’un travail de mise à nu par l’écriture woolfienne de la notion complexe de valeur, que l’on entende par là le jugement esthétique, ou la valeur au sens politique, éthique et idéologique.

  • 4 Sur ce sujet, voir, entre autres, Katerina K...

8Travailler sur la « valeur » dans l’œuvre de Virginia Woolf, c’est donc non seulement envisager cette œuvre dans sa diversité (des lettres et journaux à la fiction en passant par les essais critiques), mais aussi mettre au jour la cohérence conceptuelle et la visée pragmatique qui se donnent à lire à partir de cette diversité. Les essais critiques ne forment pas un corpus homogène en termes de conditions de production, d’énonciation et de réception ou même de genre : certains étaient à l’origine des « reviews », d’autres des conférences, et nombreux sont ceux qui mêlent réflexion critique, témoignage biographique et fiction. Par ailleurs, aucun d’entre eux ne se présente comme un manifeste esthétique ou théorique, même si certains le sont clairement devenus, ce qui n’est pas sans poser question. Mais la plupart construisent un lien étroit, voire indénouable, entre écriture, lecture et critique ; entre la valeur d’une œuvre et la valeur de la littérature et de l’art ; entre la nécessité de la critique et celle de l’évaluation de la critique. Leur mode dialogique et exploratoire met en scène la lecture, et donc la littérature, comme praxis impliquant des dimensions historiques, sociales, matérielles et politiques, en nous invitant à être ce « common reader » qui est au cœur de la poétique woolfienne et qui se veut l’antithèse des figures plus institutionnelles et patriarchales du critique littéraire ou du « scholar »4. Lire, selon Woolf, c’est allier le plaisir innocent et le besoin de hiérarchiser, de discriminer ; c’est apprendre à résoudre l’apparent paradoxe de « la valeur absolue qu’a pour nous un livre » : « to decide the question of the book’s absolute value for us » (Essays V, 580) ; c’est aussi, et l’un ne va pas sans l’autre, comprendre ce que, par l’écriture, la littérature construit d’un savoir de la valeur, tout en étant conscient que la valeur demeure, chez Woolf, l’objet d’une constante interrogation : « yes ; there is always a reason for writing a book ; and often, surprisingly often, there is something of value in it. But what, I ask myself turning the pages of the faded volume, what sort of value have they? and have they got it in common? (Essays IV, 476).

9J’ai choisi ici de ne pas m’intéresser directement à ce que Woolf dit de la valeur esthétique d’une œuvre, ni, par voie de conséquence, à sa critique du jugement critique chez ses contemporains : même s’il reste sans doute beaucoup à dire sur le sujet, le travail récent de Melba-Cuddy-Keane dans son ouvrage Virginia Woolf and the Intellectual Sphere, comme dans son article « A Standard of One’s Own : Virginia Woolf and the Question of Literay Value », apporte des réponses essentielles. Il s’agira plutôt de poser avec Woolf la question de la littérature comme valeur, c’est-à-dire comme façon de penser et de faire penser la valeur. Chez Woolf, cette question est indissociable de celles de la lecture, de la critique, et des institutions qui encadrent leurs pratiques.

  • 5 Les deux versions de cet essai seront utilis...

10Quatre des cinq essais sur lesquels je me suis appuyée font à présent partie du canon de la critique moderniste. Il s’agit, dans l’ordre chronologique de leur parution, de « Hours in a Library » (1916), de « Reading », paru à titre posthume dans The Captain’s Death Bed mais vraisemblablement écrit en 1919, de « On Re-Reading Novels » publié dans le TLS du 20 Juillet 1922 et de « How Should One Read a Book ? », conférence adressée sous forme de question en 1926 au public féminin de l’école privée de Hayes Court dans le Kent avant de paraître dans la Yale Review la même année5. Le cinquième essai, « Byron and Mr Briggs », est sans doute le plus exemplaire des essais critiques de Virginia Woolf portant sur la lecture, le moins connu et le plus complexe. En mai 1921, Woolf envisageait d’écrire un livre intitulé Reading. Son chapitre introductif de 25 pages, « Byron and Mr Briggs », est plus ou moins tout ce qu’il nous reste de cette entreprise : l’éditeur des essais Andrew McNeillie nous en a livré la transcription dans sa version fragmentaire.

11Dans « Hours in a Library », Woolf commence par opposer l’homme de lettres – « the learned man » – au lecteur ordinaire qui n’est pas en quête de savoir et ne lit pas en fonction « d’un système » de normes ou de valeurs, dans le but de devenir une autorité ou un spécialiste. Le « désintérêt » est ce qui caractérise avant tout ce « common reader »: « [he] doesn’t read on a system, to become a specialist or an authority, is very apt to kill what it suits us to consider the more humane passion[knowledge]for pure disinterested reading » (Essays II, 55). Il est ce « we » qui inclut l’auteur de l’essai et son lecteur; ses goûts vont évoluer avec l’âge, et être vraisemblablement de plus en plus influencés par celui de ses contemporains: « Indeed, one of the signs of passing youth is the birth of a sense of fellowship with other human beings as we take our place among them. We should like to think that we keep our standard as high as ever; but we certainly take more interest in the writings of our contemporaries and pardon their lack of inspiration for the sake of something that brings them nearer to us » (57). À la fin de son essai, Woolf aborde la question du jugement de la valeur des œuvres contemporaines et de la difficulté pour le lecteur de décider de cette valeur: « it is oddly difficult in the case of new books to know which are the real books and what it is they are telling us, and which are the stuffed books which will come to pieces when they have lain about for a year or two » (59) .

  • 6 Sur la façon dont la lecture, dans cet essai...

12Dans « Reading », le lecteur est de nouveau ancré dans la réalité spatiale d’un lieu public – ici une bibliothèque –, dans la réalité temporelle d’une histoire et d’un témoignage, celle du « je » auteur de l’essai, contemplant de la fenêtre, la lande et la mer du Nord. Woolf décrit ses premières années de lectrice et son absorption dans le monde littéraire du passé qui parvenait alors à enfermer le monde extérieur du présent. Les besoins du lecteur sont ici associés aux moments de la journée – « The hour of midnight », « dawn », « a hot summer morning » – eux-mêmes métaphores d’une époque de l’histoire du lecteur et de l’histoire de la littérature et de ses genres (Essays III, 141-62). Dans un contexte – celui des années 1920-1930 – où la lecture et le lecteur deviennent des enjeux économiques et idéologiques justifiant la publication de nombreux titres qui disent autant la nécessité d’éduquer un nouveau public que de préserver la littérature « highbrow » et ses institutions, Woolf défend, dans cet essai comme dans d’autres, l’intérêt de lire de mauvais livres ; elle y représente le lecteur comme un dévoreur de pages, influencé certes par son milieu, les circonstances et les modèles littéraires, mais aussi sujet actif de l’acte de lire : il est ce voyageur capable de passer de la bibliothèque au monde extérieur et d’abolir la frontière entre réalité et fiction, passé et présent6. Contrairement au modèle bourdieusien qui pourrait ici s’appliquer, comme le remarque Melba Cuddy-Keane, le lecteur woolfien est aussi celui qui a le choix, le pouvoir de déterminer, individuellement et collectivement la valeur d’une œuvre :

The early twentieth century was a time when, as Peter Keating puts it, “readers – or at least one crucial group of readers – were being turned into students”; another force of cultural production, as we have seen, aimed to turn readers into buyers, whether of serious limited editions from the quality press or of inexpensive, ephemeral, mass-produced paperbacks. It is within this context of upheaval, transition, and redefinition that Woolf’s idea of the common reader – or perhaps common reading – takes shape. (Cuddy-Keane 2003, 68)

13Publié dans le TLS du 20 juillet 1922 à l’occasion de la réédition des romans de Jane Austen, des sœurs Brontë et de George Meredith, l’essai intitulé « On Re-reading Novels », commence par poser la question de l’héritage comparé des Victoriens et des Édouardiens pour un lecteur de 1922, lecteur qui apparaît d’abord dans le texte sous les traits « d’un jeune homme » lisant pour la première fois du George Meredith dans un train : « And what was it like, reading Harry Richmond for the first time ? » (Essay III 336) Le « he » de ce lecteur ordinaire se transforme ici encore en un « we » qui inclut Woolf et ses lecteurs en une communauté ayant potentiellement lu Meredith, ses contemporains et ses successeurs. Woolf décrit ensuite le désarroi – « exasperation and bewilderment » – de ce public caractérisé par des habitudes nationales – « to read straight through and grasp the book entire » –, par un tempérament – « we are by temperament and tradition poetic » –, et dont les besoins ne sont pas pris en compte par le roman des Géorgiens, ses contemporains : « we ask for one thing and they give us another » (337). Woolf, on le voit, utilise dans ses essais un mode dialogique ouvert, reconnaissant d’emblée la subjectivité de ses propos et la contingence de ses jugements, tout en se montrant bien souvent prescriptive.

  • 7 Ma traduction.

14Pas autant, sans doute, que l’essayiste et critique Percy Lubbock, dont l’ouvrage théorique The Craft of Fiction, publié en 1921, fait l’objet de la deuxième partie de l’essai. Par son insistance exclusive et dogmatique sur la « forme » du roman au sens visuel et structurel du terme – « this word ‘form’, of course, comes from the visual arts » (339), Lubbock, selon Woolf, fait curieusement l’impasse sur les notions d’histoire littéraire, d’influence et d’émotion. Or un livre, explique Woolf en relisant pour son lecteur « Un cœur simple » de Flaubert, n’est pas la « forme que l’on voit, mais l’émotion que l’on ressent » (340)7. Le travail de Lubbock annonce ici l’influence de la New Criticism entre les années 1920 et 1950 et d’une approche que Woolf combattra tout au long de sa carrière en refusant de considérer que la valeur d’un texte littéraire puisse être exclusivement inhérente au texte en soi.

15Au début de « How Should One Read a Book ? », Woolf demande à ses auditrices de se projeter dans l’espace privé d’une bibliothèque, d’imaginer son espace intérieur et ses rayonnages, mais aussi l’espace extérieur sur lequel elle s’ouvre. Puis elle s’interroge sur la façon dont il conviendrait qu’un lecteur parcourant ses rayonnages lise les livres, dans quel ordre, selon quels principes ou en fonction de quels appétits. Que s’agit-il de rechercher : le plaisir, ou une forme de profit, de bénéfice ? Dans cet essai qui est à la fois une réponse pédagogique à ce que Woolf considère être un besoin vital de l’individu – lire – mais aussi une réponse critique au discours normatif et figé de l’institution académique, Woolf insiste sur la nécessité pour le lecteur d’affronter le passage de l’impression subjective de lecture au jugement :

a good reader will give the writer the benefit of every doubt; the help of all his imagination; [he] will follow as closely, interpret as intelligently as he can. In the next place, he will judge with the utmost severity. Every book, he will remember, has the right to be judged by the best of its kind. He will be adventurous, broad in his choice, true to his own instincts, yet ready to consider those of other people. […] It is by the means of such readers that masterpieces are helped into the world (Essays IV, 398).

16Woolf suggère ainsi que la lecture et l’écriture construisent conjointement la valeur de la littérature. Pourtant, le dernier paragraphe de l’essai insiste sur le plaisir gratuit de la lecture qui vient remettre en question l’utilité de la littérature telle qu’elle vient de la définir, car au fond, la littérature n’a pas besoin de l’excuse de son utilité : « It is true that we get nothing whatsoever except pleasure from reading ». En revenant à l’idée d’un plaisir gratuit, Woolf nous renvoie moins à une définition purement esthétique de la valeur (définition qui pourrait avoir été inspirée par Walter Pater), qu’elle ne me semble répondre à une vision utilitariste de l’art. Le plaisir de lire est en effet si complexe que l’on pourrait bien découvrir, dit encore Woolf, qu’il est ce qui nous confère, depuis des miliers d’années, notre humanité: « it would not be in the least surprising to discover on the day of judgement […] that the reason why we have grown from pigs to men and women, and come out from our caves, […] and erected some sort of shelter and society on the waste of the world, is nothing but this: we have loved reading. » (398-399).

17J’en viens enfin à « Byron and Mr Briggs », essai inachevé dans lequel l’auteur explore les rapports du « common reader » et du livre ; de Mr Briggs, fabricant de lunettes à Cornhill au XIXème siècle, et de la littérature. L’essai commence par le témoignage à la première personne de son auteur qui raconte comment la lecture d’un roman contemporain (The Flame of Youth, de E. K. Sanders, 1922) mit soi-disant fin à sa carrière de reviewer : « E. K. Sanders put an end to my career as a reviewer. For I found myself at the end of two hours with no impression of the Flame of Youth; with no review to write the next morning, with nothing to seal, send off and deliver » (Essays III, 474). À partir de la question récurrente de la critique des œuvres contemporaines, Woolf pose de nouveau celle de la valeur de la littérature, question qui détermine à son tour celle de la valeur d’une œuvre singulière : « And if I know what this value is will it help me to decide the value of E. K. Sanders’ novel – The Flames [sic] of Youth ? » (476). Pour répondre à cette question, et comme elle l’avait fait dans le célèbre essai intitulé « Mr Bennett and Mrs Brown », elle incarne cette fois non pas son personnage mais son lecteur, lui donnant un nom, un métier, un état civil (1795-1859), l’ancrant dans une réalité, une conjoncture historique et une généalogie dont il est le représentant, l’héritier ou le témoin. Il est cet exemplaire « he » qui se trouve finalement dans la même situation que le « je » écrivant et que le lecteur inclus dans le « we » omniprésent sur lequel, sans surprise, le chapitre s’achève :

It is a law of our being and the proof of our descent from Briggs of Cornhill that we should somehow, anyhow, using critics, scholars, the Lives and letters, gossip and journalism, fact and fiction, anything that comes handy, make out for ourselves what sort of book the Flame of Youth is by E. K. Sanders which is to be published in March 26th, 1922, price seven and sixpence. The publishers say it will be the talk of the season. It is high time to begin to review. (499)

18Le livre a ici un prix précis, déterminé par le marché ; sa réputation a déjà été décidée par les éditeurs. Mais sa valeur, elle, dépend de notre jugement personnel, lui-même formé par toutes nos lectures, et par la multiplication des points de vue : universitaire, historique ou journalistique. Évaluer, c’est ainsi reconnaître notre appartenance à une communauté de lecteurs situés, avec lesquels nous entrons en conversation après avoir dialogué avec l’auteur de l’œuvre et de ses prédécesseurs ; c’est aussi prendre le risque d’adopter un point de vue, tout en sachant que la singularité de celui-ci n’est peut-être qu’une illusion.

19Lus ensemble et parmi d’autres, ces cinq essais me semblent donc proposer trois parcours qui conduisent métonymiquement et métaphoriquement de la bibliothèque à la littérature, de la représentation du lecteur contingent à la notion théorique de « common reader », de la contingence de la valeur (celle d’une œuvre et celle d’une lecture) à la littérature comme savoir poétique de la valeur.

20De la bibliothèque à la littérature, le voyage semble directement lisible et signifiant. J’emploie évidemment le terme de « voyage » à dessein : s’il n’est pas dans un train, le lecteur représenté par Woolf est en effet rarement statique, soit qu’il déambule à loisir entre les rayons d’une bibliothèque privée ou publique, soit que son esprit vagabonde du livre à la fenêtre comme frontière poreuse entre la littérature et le monde extérieur, ou bien encore que son esprit voyage par la lecture dans un passé lointain et des contrées inconnues. Dans ce parcours de la bibliothèque à la littérature, ce qui m’intéresse plus spécifiquement aujourd’hui est le passage du lieu situé, concret, physique, singulier de la bibliothèque à l’espace commun créé par l’accumulation des livres, par les empreintes physiques laissées par la lecture sur les pages et par la circulation des visiteurs, par la mémoire de la succession des générations de lecteurs. Comme la littérature, la bibliothèque est pour Woolf un « sanctuaire » protégé des « lois » et des « autorités », mais où règne un indispensable esprit de liberté (Essays V, 573), ce qui ne signifie en aucune façon que la bibliothèque ou la littérature soient sacralisées, placées hors-temps : les livres comme les lecteurs impliquent leur appartenance à une conjoncture historique qui leur confère une matérialité incontournable. La bibliothèque permet ainsi de penser le rapport de l’écriture et de la lecture à l’histoire, de penser la survie des textes dans l’histoire en rapportant cette survie à la conjoncture contemporaine des lecteurs, mais aussi en faisant surgir la valeur dans l’espace commun créé par les auteurs et leurs lecteurs. Ce saut métaphorique nous rappelle la contingence et l’historicité de la valeur en littérature, tout en nous invitant à penser comment ce qui a de la valeur dans une conjoncture peut être recontextualisable, et avoir donc de la valeur dans une autre. C’est à partir de cette évocation d’un lecteur contingent que Woolf développe la notion théorique, politique et éthique de « common reader ».

21Qu’ils aient été écrits avant ou après la préface à la première édition du premier volume de The Common Reader, paru en 1925, (et qui rend hommage au « common reader » tel que Samuel Johnson le conçut), les essais de Woolf portant sur la lecture explorent tous la nature de ce lecteur à la fois ordinaire, contingent et semblable à d’autres qu’ils convoquent parallèlement par le biais de l’écriture. Le « common reader » y apparaît en effet comme un lecteur dont la singularité peut même aller jusqu’à s’incarner. Mr Briggs, le jeune homme au livre dans « On Re-Reading Novels », ou la jeune Woolf lisant dans sa bibliothèque privée nous rappellent en effet que cette singularité est affaire de « circonstances », d’« éducation », de « goûts », de « désirs », d’« appétits », de « besoins » – tels sont les termes utilisés par Woolf – qui sont à la fois les produits d’une individualité en constante évolution et d’une conjoncture historique, sociale et culturelle. Ainsi, « nobody reads by chance or without a definite scale of values » (Essays IV, 41) et « for each generation the point of interest shifts » (Essays II, 326).

22Mais ce même lecteur – « he » – différent parce que singulier et semblable à nous (« we ») par sa contingence même, fait aussi partie d’une communauté dont il partage certaines des caractéristiques, fussent-elles nationales, culturelles, générationnelles ou de genre. Le lecteur singulier n’est pas unique, son appartenance à une génération implique une filiation, un héritage, un socle de savoirs communs, une proximité d’intérêts : « a sense of fellowship with our other human beings as we take our place among them » (Essays II, 57). L’histoire du lecteur « commun » est liée à son historicité (au sens où l’histoire ne peut avoir lieu que pour et par le sujet) mais le « commun » du lecteur est aussi ce qui est construit par la littérature et par l’influence qui, en retour, est exercée sur la littérature.

23Ce parcours théorique et métaphorique du lecteur contingent au « common reader » nous parle ainsi de la possibilité de construction, par l’art en général, et la littérature en particulier, d’un espace commun démocratique, d’un singulier collectif qui s’incarne chez Antonin Artaud dans la notion de « public », chez Woolf dans celle de « lecteur commun ». La valeur de cette construction est politique – puisqu’il s’agit de rassembler une collectivité sans perdre l’individualité de chacun, contrairement à ce qui se passe dans une foule ; elle est aussi sociale, comme l’explique Melba Cuddy-Keane : « [Woolf’s] essays cultivate active minds in opposition to the normative and regulative influence of authoritarian discourses. As a literary critic, Woolf thus testifies to the potentials for a specifically literary intervention in the formation of public culture. » (Cuddy-Keane 2003, 121).

24Enfin, Woolf nous fait voyager dans ses essais de l’historicité de la valeur (celle d’une œuvre et celle de sa lecture critique) à la littérature comme savoir poétique de la valeur, savoir qui s’oppose à la connaissance figée des règles et « standards » imposés par le monde académique. En reconnaissant l’historicité de la valeur d’une œuvre et celle du jugement critique, Woolf fait moins preuve de relativisme culturel qu’elle ne désigne la littérature comme lieu d’une activité critique, dans et par le langage, à travers le « continu historique de la littérature » (Joubert 44). La valeur dont il est question ici a une portée épistémologique. Comme le dit Claire Joubert dans un très bel article sur F. R. Leavis comme « acritique » littéraire, « le lecteur commun » de Woolf, « parce qu’il est contemporain du moderne » :

[…] n’est pas placé sur l’éminence d’où le savant, avec sa vision surplombante, peut déterminer les contours marmoréens et les sommets (‘accomplishments’, ‘achievements’) d’une temporalité historienne de la littérature, mais ‘en bas, dans la plaine’, il est pris dans le présent critique qui est aussi celui du roman. Car c’est pour autant qu’il prend avec le romancier contemporain le risque de la recherche sémantique et éthique […] qu’il entre dans la trans-subjectivité critique que Woolf appelle ‘a critical and hungry public’ (Reviewing). Actif avec lui dans le travail commun de la valeur, [il est] prêt à essayer les nouveaux modes littéraires, à entrer dans l’aventure du présent subjectif, et à vivre son devenir politique. (44)

  • 8 « The writers of England and the readers of ...

25Woolf construit, qui plus est, une approche pragmatique de la littérature comme conversation – dans « Byron and Mr Briggs » Woolf utilise le terme « intercourse »8 – mais aussi dans le sens d’un lien essentiel entre la pensée et l’action, la littérature et la vie. Elle évoque ainsi à maintes reprises les « besoins » du lecteur et les « services rendus » par la littérature. S’ouvre alors tout un champ sémantique de l’échange intersubjectif où l’on voit la littérature donner, gratifier et servir ; le lecteur utiliser, aller chercher, et « être servi » au sens noble du terme. Dans « How should One Read a Book », Woolf écrit ainsi: « we can reach [lives and letters] with another aim, not to throw light on literature, not to become familiar with famous people, but to refresh and exercise our creative powers » (Essays V, 576). Dans « Poetry, Fiction and the Future», le verbe « to give » veut à la fois dire « exprimer » et rendre compte de l’utilité de l’œuvre littéraire saisie dans un rapport au contemporain: « [the novel of the future will] give, as poetry does, the outline rather than the detail »; it « will give the relations of man to nature, to fate; his imaginations, his dreams. But it will also give the sneer, the contrast, the question, the closeness and complexity of life » (Essays IV, 436).

  • 9 Les termes entre guillemets sont utilisés pa...

26La littérature a, dès lors, valeur de « trésor » : a « treasure », « some consecration [that] descends upon us » (Essays II, 60). Mais ce trésor n’est pas fossilisé dans la nature ou par une connaissance imposée au texte. Il est lié au pouvoir « magique », « stimulant », et « vitalisant » de la littérature qui devient alors le lieu d’une « expérience » complexe : expérience, singulière et collective, de l’« émotion » physiologique et intellectuelle, expérience de la mise en relation et du jugement, expérience enfin, de la vérité du vivant : de « life itself »9. Réunissant à la fois deux temporalités – « the timeless and the contemporary » (Essays III, 153) – la valeur de l’œuvre littéraire est pour nous, ici et maintenant, tout à la fois absolue et critique.

Bibliographie

Armstrong, Tim. Modernism: A Cultural History. Cambridge: Polity Press, 2004.

Cuddy-Keane, Melba. “A Standard of One’s Own: Virginia Woolf and the Question of Literary Value.” Turning the Centuries: Selected Papers from the 9th Annual Conference on Virginia Woolf. New York: Pace UP, 2000. 230-36.

Cuddy-Keane, Melba. Virginia Woolf, the Intellectual and the Public Sphere, Cambridge: Cambridge UP, 2003.

Dessons, Gérard. “L’Homme de la littérature.” Polart (Poétique et Politique de l’Art) 2004. 1-10. http://polartnet.free.fr/textes/textes_polart/L_Homme_de_la_litterature_%28G._Dessons%29.pdf.

Eagleton, Terry. The Illusions of Postmodernism. Oxford : Blackwell, 1996.

Joubert, Claire. “L’Anglais de F. R. Leavis et l’acritique littéraire.” La Critique, le critique. Ed. Émilienne Baneth-Nouailhetas. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2005. 27-54.

Pollentier, Caroline. L’invention de la communauté : esthétique et poétique de l’ordinaire dans les essais de Virginia Woolf. Thèse de Doctorat, Université Paris Diderot, 2011.

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Woolf, Virginia. The Essays of Virginia Woolf. vol. 2 (1912-1918). Ed. Andrew McNeillie. London: The Hogarth Press, 1987.

Woolf, Virginia. The Essays of Virginia Woolf. vol. 3 (1919-1924). Ed. Andrew McNeillie. London: The Hogarth Press, 1988.

Woolf, Virginia. The Essays of Virginia Woolf. vol. 4 (1925-1928). Ed. Andrew McNeillie. London: The Hogarth Press, 1994.

Woolf, Virginia. The Essays of Virginia Woolf. vol. 5 (1929-1932). Ed. Stuart N. Clarke. London: The Hogarth Press, 2009.

Notes

1 http://www.canalplus.fr/c-emissions/c-le-grand-journal/pid5411-le-grand-journal.html?vid=1237732

2 Voir, entre autres, les ouvrages de Linden Peach (Virginia Woolf and New Historicism, London : Macmillan, 2000), de Pamela Caughie (Virginia Woolf in the Age of Mechanical Reproduction, Garland Publishing, 2000), de Melba Cuddy Keane (Virginia Woolf, the Intellectual and the Public Sphere, Cambridge UP, 2006) ou de Jane Garrity (Step-Daughters of England : British Women Modernists and the National Imagery, Manchester UP, 2003).

3 Voir ici Tim Armstrong, Modernism : A Cultural History, 4-5.

4 Sur ce sujet, voir, entre autres, Katerina Koutsantoni, Virginia Woolf’s “Common Reader, Farnham : Ashgate, 2009 et Beth Carole Rosenberg, Virginia Woolf and Samuel Johnson : Common Readers, New York : St. Martin’s Press, 1995.

5 Les deux versions de cet essai seront utilisées ici, la première, parue en 1926, (Essays IV, 388-400) ; la seconde, publiée dans The Common Reader, Second Series, en 1932 (Essays V, 572-84).

6 Sur la façon dont la lecture, dans cet essai, inscrit « le temps long de l’histoire littéraire » dans « l’épaisseur même du temps quotidien » plongeant le lecteur dans une expérience « temporelle plurielle » qui est aussi une expérience active du sensible, voir la thèse de Caroline Pollentier (174-75).

7 Ma traduction.

8 « The writers of England and the readers of England are necessary to one another. They cannot live apart. They must be forever engage in intercourse » (Essays III, 499).

9 Les termes entre guillemets sont utilisés par Woolf dans plusieurs de ses essais.

Pour citer ce document

Anne Besnault-Lévita, «‘Valeur absolue’ ou ‘valeur critique’ : de la valeur en littérature selon Virginia Woolf », TIES [En ligne], TIES, Valeur / Valeurs, mis à jour le : 10/02/2018, URL : http://revueties.org/document/118--valeur-absolue-ou-valeur-critique-de-la-valeur-en-litterature-selon-virginia-woolf.

Quelques mots à propos de :  Anne  Besnault-Lévita

Anne Besnault-Levita, agrégée d’anglais, est Maître de Conférences à l’Université de Rouen et membre de L’ERIAC (Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur les Aires Culturelles). Sa thèse de doctorat L’Ellipse dans les nouvelles de Katherine Mansfield, de Virginia Woolf et d’Elizabeth Bowen : la voix du moment a été publiée aux éditions Messène en 1997. Elle travaille sur la littérature moderniste anglaise, la nouvelle, les études de genre et la représentation du sujet féminin aux XIXe et XXe siècles en Angleterre ; sa recherche porte également sur les rapports entre histoire, fiction et histoire littéraire. Elle a co-édité avec Natalie Depraz et Rolf Wintermeyer l’ouvrage interdisciplinaire Construire le sujet (Limoges : Lambert Lucas, 2014). Avec Anne-Florence Gillard-Estrada elle s’apprête à publier chez Routledge (2017) un ouvrage collectif intitulé Beyond the Victorian / Modernist Divide. Remapping the Break in Literature, Culture, and the Visual Arts.

Ses derniers articles portent sur Virginia Woolf critique et essayiste, la critique féministe, et les relations entre genre littéraire et représentation du genre (« gender »). Elle travaille actuellement à une monographie intitulée : Writing History as a Woman : Virginia Woolf’s Conversations with the Nineteenth Century.