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Musique et Polar
Échos, dissonances et discordances : Mouvements Perpétuels de Francis Poulenc et mouvements de l’âme dans Rope d’Alfred Hitchcock
Abstract
In Hitchcock’s world, musicians, far from bringing harmony, introduce instead dissonance and discord. This is the case with the drummer in Young and Innocent and with the piano player in Rope. It is as if Hitchcock saw a similarity between the murderer and the musician. The latter executes a score whereas the former executes a victim. In the case of murder by strangulation, as with piano playing, the hands and gestures are key. Consequently, the hands, both those of the murderer and of the pianist, will play a decisive role. Likewise, the symbol of strings serves as a leitmotiv for the film, whether those of the rope used for strangulation or the strings inside the piano struck by the powerful hands of the pianist. Paradoxically, the film maker as a master of images has opted here for sounds to take precedence over what we see, as if to suggest that voices and sounds were more appropriate to express the distress and dismay of someone about to die. By doing so, Hitchcock aligns himself with Jean-Jacques Rousseau’s idea that screams and shouts, noise and sounds precede words and the production of speech.
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1 Contrairement aux autres personnages qui agi...
1Dans l’univers hitchcockien, les musiciens, loin d’être toujours porteurs d’harmonie, peuvent introduire parfois ruptures et dissonances (Sullivan 2006). Si certaines discordances sont facétieuses, (il en va ainsi, dans The Lady Vanishes (1938), de Gilbert1 qui, bien que musicien, n’est jamais dans le ton), d’autres dissonances sont annonciatrices de tragédie ; tel est le cas, dans The Paradine Case (1947), de Madame Paradine jouant du piano à ses heures, du batteur dans Young and innocent (1937) et du pianiste dans Rope (1948), comme si Hitchcock percevait une similitude entre l’assassin qui exécute une proie et le musicien exécutant une partition, le meurtre commis par strangulation supposant doigté, gestuelle adéquate et émission de sons. Exécuter un morceau de musique n’implique-t-il pas un positionnement singulier, celui d’être en situation de savoir-faire et de maîtrise ? De même, n’est-ce pas parce qu’ils se sentent supérieurs à leur camarade que les criminels dans Rope, Phillip et Brandon, considèrent que leur acte est non seulement autorisé mais, qui plus est, justifié ? Brandon, tout particulièrement, aspire à créer un groupe de connaisseurs ayant la capacité et la finesse nécessaire pour apprécier les crimes du point de vue de leur réalisation et de leur aspect esthétique.
2D’ailleurs, si l’on en croit ces protagonistes égarés, la musique et le crime se situeraient dans le monde des arts, tant ils supposeraient l’un et l’autre contrôle, domination, raffinement, hauteur de vue, courage, stratégie et sens de la perfection. En témoignent les propos de Brandon à Phillip proférés de manière apodictique, juste après la mise à mort de David et avant la soirée festive proposée aux amis et au père de leur camarade assassiné : « Murder can be an art too. The power to kill can be just as satisfying as the power to create » (07:22). Rupert Cadell, le maître des études et l’homme qui aura servi de mentor aux deux étudiants Phillip et Brandon, réitérera les assertions de Brandon pendant la réception : « After all, murder is, or should be, an art. Not one of, the seven lively, perhaps, but an art, nevertheless » (35:08).
3Afin de comprendre l’alliance insolite et déroutante du crime et de la musique, nous tenterons de montrer comment la mélodie de Poulenc, en devenant ritournelle, engendre un imaginaire spécifique faisant la part belle à une idée de sa différence tout en justifiant l’écrasement d’autrui. Ensuite et puisqu’il y a deux criminels, nous étudierons le glissement du geste pianistique juste et concis de Phillip vers son autre : le beau geste de Brandon emphatique et gratuit, mais situé en dehors du réel. Enfin, nous donnerons au piano sa place véritable puisque, symboliquement, cet instrument à cordes et à marteaux réitère la violence du crime commis.
La musique comme obsession
4Contrairement à ce qui se passe dans les deux versions de The man who knew too much (1934, 1956) où la musique joue le rôle de marqueur temporel2 ou de révélateur d’une présence aimée témoignant d’une connivence entre les personnages3, dans Rope, la musique du film est singulière, tant elle semble s’effacer pour faire place au silence puis au monde fantasmatique et obsessionnel des personnages. Si David Buttolph a ouvert le film sur une orchestration brève du motif de Poulenc, Mouvements Perpétuels, ce motif s’est ensuite effacé pour laisser la place soit à une absence de sons créatrice de malaise, soit au verbe déployé dans les soliloques édifiants de Brandon, soit aux bruits du quotidien : interrupteur, boitier à cigarettes, rideaux tirés, gants retirés, sonnette de porte, sonnerie du téléphone, tintement des verres, sirènes stridentes en fin de film dénonçant la gravité du meurtre et annonçant l’arrestation imminente des assassins. En ce sens, les sons perçus émanent principalement de l’appartement, ce qui a pour effet d’accroître le réalisme du meurtre en donnant le sentiment qu’aucune échappatoire n’est possible. Un mal-être lié à la sensation d’être enfermé dans un espace clos s’installe progressivement. À ce titre, nous partageons l’analyse de Joshlin Sheridan :
Alfred Hitchcock’s 1948 film, Rope, also breaks apart from typical treatment of sound in film because it features no real soundtrack, with orchestrations only found during the beginning and ending credits. The only other music in the piece comes from the occasional radio noise in the background and the haunting piano melody played several times during the film by Farley Granger’s character, Phillip Morgan. This sparse soundtrack gives Rope a “silent” feel while still emphasizing dialogue and repeated sounds such as pouring drinks, doorbells, and phones ringing. (Sheridan 2018, 2)
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4 « [The music in Rope] is exceptionally spare...
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5 Rappelons également la présence d’autres mus...
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6 Les Trois Mouvements Perpétuels sont dédiés ...
5Si le silence domine le film et devient pourvoyeur de trouble4, la musique d’un jeune compositeur de dix-neuf ans, Francis Poulenc, Mouvements Perpétuels n°1, viendra néanmoins hanter le meurtrier Phillip5. Remarquons également que le leitmotiv musical du film Mouvements Perpétuels n’intervient pas comme « marqueur temporel ou fonctionnel » (Barbé-Petit 2013), car il semble n’exister que par et pour lui-même. Non seulement Mouvements Perpétuels est joué sans référence possible à une quelconque utilité, mais, qui plus est, ce morceau musical semble habiter le personnage de Phillip au point qu’il le jouera à plusieurs reprises, comme cela sera analysé ultérieurement, faisant dire à Rupert Cadell : « You are fond of that little tune aren’t you? » (46:12). Little tune, pièce minuscule6, en effet, car cette œuvre composée en 1918 a une durée totale d’exécution qui ne dépasse pas cinq minutes et nous n’entendons à chaque fois que le début du premier mouvement qui dure moins d’une minute.
6De fait, les meurtriers hitchcockiens sont souvent hantés, pour ne pas dire envahis, par un air, si bref soit-il, dont ils ne peuvent pas se débarrasser facilement. De cela témoigne la nièce de l’oncle Charlie dans Shadow of a Doubt (1943), qui admet bien volontiers, en fredonnant l’air qui l’ensorcelle : « I can’t get that tune out of my head. » Cette mélodie qui lui traverse la tête n’est autre que La valse des veuves joyeuses, musique associée à son oncle adoré, Charlie ; ce dernier commettant ses crimes sur fond musical, se sert à dessein, de façon métaphorique, de la valse pour faire passer les veuves escroquées de la vie à la mort. Mais « connaître la chanson » d’autrui, c’est-à-dire comprendre la force d’appel contenue dans La valse des veuves joyeuses ainsi que la puissance désirante qui lui est invariablement associée, va transformer la nièce en cible pour l’oncle et détruire à tout jamais leur amitié.
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7 Michel Chion reconnaît que les musiciens hit...
7De même dans Rope, Rupert a fort bien compris que tenter d’approcher Phillip alors qu’il exécute au piano son morceau favori, Mouvement Perpétuel n°1, requiert prudence et patience. D’ailleurs, quand lassé par les questions de Rupert, Phillip menace de quitter son clavier, Rupert lui recommande de continuer à jouer : « Temper, temper! Don’t stop, keep playing » (45:58). Comment expliquer alors que la musique puisse, à la façon d’une obsession, s’emparer à ce point d’un personnage, le subjuguer, exercer son emprise sur lui, au point d’occuper tout son imaginaire ? À première vue, l’association du crime à la musique complique notre compréhension du meurtrier musicien dont le crime, à la manière d’un oxymore, relève à la fois de l’archaïsme des pulsions destructrices et de la sophistication requise par la musique de Poulenc. Chez les meurtriers musiciens, il semblerait que coexistent deux grandes polarités se répartissant entre le réel et l’imaginaire. D’une part, soumis à leurs affects, ils sont entièrement occupés par leur imaginaire musical et se coupent d’un réel qu’ils méprisent ; d’autre part, s’il est un point par lequel ils rejoignent tout de même ce réel abhorré, c’est par le biais du geste qui leur permet d’être tout aussi bien d’excellents instrumentistes7 que des assassins performants.
L’imaginaire musical contre le logos
8Contrairement à Brandon8, le meurtrier qui affirme devant son ami Phillip « You know I never do anything unless I do it perfectly » (7:15), car il se croit capable de tout maîtriser, se situant par là, dans la folie de la toute-puissance de la lumière et de la raison, Phillip, le meurtrier musicien, entend donner place à la musique car, par les sons, il échappe, comme le dirait Nietzsche, à la domination du logos et devient à même d’entretenir « avec les choses des relations musicales inconscientes » (Nietzsche 137-138)9. La référence à Nietzsche s’impose irrésistiblement dans ce film puisque les étudiants et leur professeur s’y réfèrent avec insistance jusqu’au malentendu. Or, l’auteur de La Naissance de la tragédie rappelle que les sons permettent d’échapper à l’espace de la représentation ; se situant du côté du dionysiaque, les sons pénétrants et énigmatiques participent du mystère et de l’étrangeté des situations. Pour toutes ces raisons, à chaque fois qu’il se sent menacé par des sous-entendus formulés à son encontre, Phillip se dirige vers son clavier pour y interpréter le Mouvement Perpétuel n°1, mouvement qu’il exécutera à trois reprises (27:00, 46:00 et 79:00). La première fois, il s’y réfugie après les remarques de Mme Atwater sur ses mains ; il y retourne ensuite après avoir entendu les propos de Mme Wilson décrivant l’étrangeté du comportement des hôtes durant les préparatifs. Enfin, il rejoue les toutes premières notes du morceau lorsque la vérité du meurtre est énoncée par Rupert. En somme, faisant suite à une dissonance, jouer du Poulenc semble apporter distance, apaisement et fluidité.
9Ce besoin d’en revenir à la musique toujours et encore pourrait s’expliquer à partir de ce qu’en disait un autre philosophe musicien à ses heures, Vladimir Jankélévitch, dans Quelque part dans l’inachevé :
La musique est en elle-même une sorte de silence, parce qu’elle impose silence aux bruits et d’abord au bruit insupportable par excellence qui est celui des paroles. Impliquant un retrait à l’égard des mots et de la logique, puis une mise à l’écart du monde de la prose, la musique offre à celui qui la pratique un havre de paix. (Jankélévitch 1978, 191)
10Or ce que veut Phillip, à tout prix, contrairement à Brandon, c’est une quiétude silencieuse qui le mette hors de portée du réel, c’est-à-dire hors des questions dérangeantes et des interrogations importunes, comme celles posées par Rupert, alors qu’il prend appui sur le piano en le fixant droit dans les yeux :
Rupert: You know, Phillip, I get quite intrigued when people don’t answer questions and quite curious.
Phillip: Did you ask me a question?
Rupert: Yes, Phillip, I asked you a question.
Phillip: Well, what was it?
Rupert: I asked you what is going on here. (45:27 – 45:44)
11Le piano, en éloignant les mots, protège en effet Philip de plusieurs maux. Il est l’occasion d’un repos, d’une distance à l’égard de la logique, du dictat de la cohérence, des déductions forcées et des principes imposés, dont celui de contradiction. Ensuite, la musique de Francis Poulenc, et plus particulièrement Mouvements Perpétuels, est apaisante, car proposant un mouvement perpétuel elle peut, à la façon d’une berceuse, être rejouée à l’infini. Contrairement au temps du crime marqué du sceau de l’irréversible, la musique, parce qu’elle est itérative et réversible, peut donner à croire que tout est à nouveau possible. Alors que le crime ne peut être défait, la musique peut bénéficier de recommencements infinis, ou, pour l’exprimer autrement, face à l’indicible du crime – Phillip est particulièrement mutique10 sur le sujet de la mise à mort de David – la musique est à la fois l’expression de l’ineffable et une forme de protestation contre l’irréversibilité du temps. Elle est cet « expressivo inexpressif » (Jankélévitch 1961, 25) ou encore cette « évidence non évidente » ou ce « presque rien » (Jankélévitch 1980, 114) cher au philosophe pianiste ; n’étant pas un langage, la musique ne dit pas ce qui est. Pure modalité de l’être, elle exprime simplement le passage du temps, l’insaisissable de la vie et de la mort. Respectueuse enfin des humeurs de Phillip, de ses états d’esprit – culpabilité11 et mal-être – de l’atmosphère lourde et pesante imposée par ce huis clos, la musique dispense une certaine forme de catharsis dont peut bénéficier un être émotif en proie à des affections variées. Alors que Phillip sonde Brandon sur son ressenti pendant le meurtre, ce dernier l’interroge à son tour sur ses sentiments pendant l’acte criminel. Phillip reste bouche ouverte, incapable d’articuler un son (09:09). Seule la musique le libérera d’une parole entravée.
12Faire place à la musique pour Phillip c’est accorder de l’importance aux soupirs12, (soupirs poussés après avoir commis le crime, comme si les deux meurtriers étaient épuisés13), au souffle (exhalation de la fumée de cigarette par Brandon [03:40], expiration de Phillip lorsqu’il perçoit que la corde entoure les livres [48:38]), aux silences, à ce qui relève de l’interprétation, de la subjectivité, des nocturnes et de l’ombre, passages essentiels dans la partition personnelle du pianiste meurtrier. Ce dernier craint tout d’abord la lumière et les éclairages (« I don’t like to play with the light in my eyes » 45:19) et le fera savoir à deux reprises, d’une part à Brandon, ensuite à Rupert, en demandant un différé : « not just yet » (03:19). Sans doute pourrait-il se reconnaître à nouveau dans les observations de Vladimir Jankélévitch :
La nocturne confusion offre à notre action toutes sortes d’espérances et de facilités magiques. La confusion nous promet la fusion. « Ah ! qu’il fait beau dans les ténèbres. » s’écrie, au quatrième acte, un Pelléas fou d’amour dans l’ivresse du clair d’étoiles complice et le vertige de toutes les choses défendues qu’il est tenté d’accomplir[...]. La nuit efface tout, « même la honte » [...]. La lumière, au fond, est plus décourageante encore que rassurante. (Jankélévitch 1988, 242-243)
13Comme suggéré dans la citation ci-dessus et selon les termes du philosophe, c’est par le biais de cette « fusion/confusion » trouvée dans l’irréel de la musique que Phillip peut dissiper le réel odieux ; ne supportant pas la présence d’un cadavre dans la pièce qu’il occupe, il se laisse entièrement absorber par les sons.
14En outre, comme la musique est un art du temps (Jankélévitch 1988), et non nécessairement celui du temps de la vie, des pulsions et des pulsations, mais du moins d’un temps chronométré par le métronome, Phillip entend faire respecter, contre les autres, le tempo qui lui est propre. Il s’oppose ainsi à Rupert qui parasite son jeu musical par des paroles incessantes, intrusives et dérangeantes ou, pire encore, par l’utilisation non justifiée d’un métronome. Alors qu’il n’est pas musicien, en mettant en branle la tige verticale du métronome, Rupert déclenche un signal audible déplaisant qui oblige Phillip à accélérer le rythme de son jeu musical puis à s’interrompre : « I can’t play with that thing! » (48:27). Le tempo du piano, du métronome et du dialogue entre les deux protagonistes s’accélère alors de façon paroxystique. À l’image, nous voyons les visages se tendre et se figer : Rupert debout, interrogeant Phillip assis, fait désormais figure de procureur. Lorsque la question de la vérité sera abordée, Phillip cherchera à se détourner du clavier et à fuir. À un autre moment, au début du film, alors que la réception approche, que le temps leur est compté comme le rappelle le très cérébral Brandon : « We don’t have too much time » (03:47), Phillip impose son rythme et sa propre déclinaison du temps.
15Force est de constater qu’à propos de la musique et de son corollaire le temps, plusieurs équivoques iront grandissantes entre les deux meurtriers complices, celles qui confondent le tempo et le temps, l’exécution et la conception, le geste abandonné et le geste contrôlé, le silence et la parole. Un instrumentiste en effet ne peut pas trop réfléchir à son geste s’il ne veut pas perdre la fluidité de son jeu, et le jeu musical suppose un abandon de la main qui obéit à d’autres impératifs que ceux régis par la raison. La main obéit davantage à la mémoire, à l’oreille et à l’émotion qui traverse le corps qu’à des principes rationnels. Aussi, contrairement à Phillip qui se confie au corps et à sa main, comme le notera Mme Atwater (26:10 – 26:48), Brandon, lui, reste sous l’emprise unique de l’argumentation et de l’action raisonnée. Leurs deux façons d’être au monde sont donc radicalement antithétiques et cette démarcation nette entre les deux assassins est révélée dans Rope essentiellement par le biais de la musique. En opposition à Brandon, le grand maître des mots, Phillip se situe indéniablement du côté du geste et de l’exécution instrumentale. Sa main fortement équivoque (puisqu’elle est à la fois main de pianiste, d’étrangleur et d’égorgeur de poulets) est au service du geste juste. D’ailleurs, dans les premières images du film, sur la façade d’un immeuble semble pouvoir se lire : Rex Arms ; si au pluriel Arms évoque les armes, les bras et leur prolongation, les mains, d’un point de vue sémantique, ne sont jamais loin. Symboliquement, Hitchcock, ce cinéaste qui a l’œil, cet Homo Pictor, semble paradoxalement avoir privilégié, dans le duo éternel de la main et de l’œil, la main et l’haptique par le biais du personnage du pianiste.
Le réel et la main : geste juste contre beau geste
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14 Le vocabulaire anglais suggère également un...
16Le choix par Hitchcock d’un meurtrier pianiste est signifiant car le piano suggère la violence par les marteaux qu’il contient ou par le frappement des cordes qu’il induit, en écho à la corde ayant servi à la strangulation. En somme, le lexique du piano permet de réitérer celui du meurtre. De la même façon qu’on exécute une partition, il est fréquemment fait référence pour un pianiste, à l’attaque des doigts sur la touche, comme à la nécessité d’avoir un toucher pianistique14 adéquat. Hitchcock, non sans malice, s’est particulièrement amusé avec les sous-entendus liés à cet instrument si singulier. En effet, selon François Noudelmann, dans Le toucher des philosophes :
Le toucher pianistique permet de comprendre comment l’audition passe par la musculature et l’articulation des doigts [...]. En touchant le clavier, l’interprète est touché à son tour, pas par un autre corps, mais par une sonorité qui l’envahit [...]. Le pianiste est touchant et touché selon une confusion subtile entre le toucher tactile et le toucher émotif qui autorise à dire qu’on est touché par le piano. (Noudelmann 75)
17Subtilement, le cinéaste joue avec les spectateurs de ces ambiguïtés et de cette ambivalence même, car avec les mains, l’équivoque n’est jamais loin ; l’expression une « main de fer dans un gant de velours » allègue tout autant la souplesse que la dureté de la main qui détient en elle un potentiel de trahison, trahison de la partition ou dérapage humain. Non sans humour et dans le même esprit, le pianiste Christian Ivaldi, cité par Alexandre Tharaud dans Montrez-moi vos mains, aimait à dire : « je ne vous serre pas la main, elles sont pleines de fausses notes » (Tharaud 211). À ce propos, deux personnages tortureront Phillip en rappelant à sa conscience que la force de la main, du toucher, du frapper peut à l’occasion être détournée d’un usage pianistique pour être utilisée dans des circonstances ignobles, honteuses et dégradantes comme la strangulation. Ainsi, quand au cours de la réception souhaitée par Brandon après le meurtre de David, Mme Atwater, cette invitée se piquant d’astrologie, prédit à Phillip que ses mains le rendront célèbre : « These hands will bring you great fame » (26:48), ce dernier ne peut méconnaître l’équivoque perceptible dans cette affirmation. Être pianiste, c’est faire usage de ses mains, certes, mais ces mêmes mains ont également étreint le cou de David jusqu’à lui en couper le souffle. Il lui faut alors reconnaître, dans son for intérieur, qu’il s’est comporté davantage en exécutant/exécuteur qu’en interprète dans la mise à mort de David.
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15 Brandon: « In the yard, Phillip was doing l...
18Aussi Phillip pourrait-il reprendre à son compte cette idée développée par François Noudelmann : « Tout homme se révèle dans ses mains. Et qui peut mieux le savoir qu’un pianiste » (Noudelmann 75). N’oublions-pas que c’est Phillip et lui seul qui tire sur la corde enroulée autour du cou de David, car dans la scène de l’exécution du meurtre, Brandon ne joue que le rôle de commanditaire puis d’assistant. Un autre personnage, Rupert Cadell, reviendra à son tour sur l’importance contradictoire du geste et de la main chez Phillip. Tout comme Mme Atwater, il lui rappellera que l’usage des mains peut être orienté vers le meilleur ou vers le pire, car rien n’empêche un pianiste de dévier en faisant de façon figurée des fausses notes. Ensuite, il l’interrogera sur sa mise à distance de la vérité : « you are more than usually allergic to the truth tonight, when you said that you’d never strangled a chicken » (47:35). Rupert témoignera du fait qu’il a assisté en personne à l’étranglement des poulets15 : « I saw you display your handiwork. You are quite a good chicken strangler, as I recall » (48:04). Dans cet échange avec Rupert, le sujet de l’étranglement des poulets provoque un malaise et la colère de Phillip car la nature profonde de ses gestes a été découverte. Rupert a vu juste, le geste est symptôme et la gestuelle des deux assassins les a trahis en les opposant.
19Si Phillip est l’homme du geste juste et efficace lui permettant de parfaire ce qu’il entreprend, – tuer des poulets, tuer un homme ou interpréter un morceau de musique – en revanche, Brandon est l’homme du beau geste, à l’affût du geste gratuit comme du crime gratuit. Avoir éliminé David, cette créature qualifiée de contingente, donne à Brandon le sentiment d’avoir atteint le niveau du surhomme nietzschéen, par-delà le Bien et le Mal : « They’re above the traditional moral concepts. Good and evil, right and wrong were invented for the ordinary average man because he needs them » (36:29). Homme de la singularité, pour qui le surhomme est celui qui tranche sur le troupeau en affirmant qu’il n’y a plus rien de défendu si ce n’est la faiblesse, Brandon se situe au-delà du vice ou de la vertu et considère le crime comme une forme d’art réservé à l’élite, en écho à l’essai de De Quincey dédié au meurtre - On Murder Considered as one of the Fine Arts (1827). Puisque selon ses termes « un meurtre immaculé » a été accompli dans sa perfection même, en adéquation complète avec ce qui avait été décidé (« We’ve killed for the sake of danger and for the sake of killing » 07:38), Brandon éprouve de la satisfaction. Selon ses termes, montrer de la faiblesse est la seule faute impardonnable, aussi comprenons-nous ipso facto qu’il se veut et se perçoit comme un être supérieur aux autres, les faibles, les ordinaires, ceux qui, dans sa logique pathologique, ne font qu’occuper inutilement l’espace – « The Davids of this world merely occupy space, which is why he was the perfect victim for the perfect murder. » (05:41) – avec pour effet de signer leur arrêt de mort. Allant jusqu’au bout de sa pensée, il considère que si tuer est un crime pour les hommes ordinaires, c’est un droit pour l’élite : « if murder is a crime for most men, it is a privilege for the few » (22.34).
20Admirateur du beau geste, Brandon oppose à l’absurdité de l’existence la beauté et la magnificence du style. Comme l’attestent les différents plans cinématographiques (plans américains et rapprochés principalement) montrant Brandon, il est toujours impeccable, les cheveux lisses, le visage égal, le corps contenu, ce qui n’est pas le cas de son partenaire dont les mèches de cheveux envahissent parfois le visage. S’étant forgé, de façon inventive, un personnage de dandy, il préfère, à rebours des autres, l’artifice à la nature, l’ironie aux conventions, l’extravagance à la trivialité, le paroxysme au bon sens. À défaut de régner sur le monde, il cherche à régner sur son monde, non sans impatience et avec une élégance hyperbolique. Son esthétique hautaine le protège, du moins le croit-il, de la vulgarité des parvenus et du néant d’une vie qui ne serait pas consacrée à l’art. En somme, toujours à l’affût de panache et de performance, Brandon cherche à obtenir l’admiration et l’adhésion de cette élite supposée pour qui le meurtre est bien un art ; aussi a-t-il besoin qu’un auditoire admire sa créativité, sa culture et ses références nombreuses. Il aspire, en particulier, à obtenir l’approbation de son mentor Rupert Cadell, qu’il a trouvé nécessaire, contre l’avis de Phillip, d’inviter à cette réception, comme en témoigne le dialogue ci-dessous :
Phillip: You don’t think the party’s a mistake?
Brandon: No it’s the finishing touch to our work. It’s more. It’s the signature of the artists.
Phillip: Rupert’s coming?
Brandon: Yes, I thought I told you.
Phillip: No, you didn’t.
Brandon: He is the one man who might appreciate this from our angle, the artistic one. That’s what’s exciting.
Phillip: I’m glad it excites you. It frightens me. (09:05 – 09:20)
21Paradoxalement c’est au nom du beau geste que Brandon a besoin d’un public, alors que Phillip, le pianiste aux gestes justes, peut totalement se dispenser de la présence d’un auditoire. Non seulement Phillip peut s’affranchir de la présence humaine, mais pire encore, il aime à se cacher derrière son piano devenu lieu possible d’un repli. Ce besoin éprouvé d’un abri se fera particulièrement sentir pour Phillip dans la situation suivante : Rupert, en proie à des soupçons grandissants, demandera à ouvrir le coffre car il suspecte que le cadavre de David s’y trouve. En exigeant cela, Rupert poussera Brandon à la confrontation et à la justification, pendant que Phillip se tiendra ostensiblement à l’écart du débat, silencieux devant son piano devenu symbole de retrait.
Le piano du soliste : entre accords et désaccords
22D’une certaine façon, le propre du piano est de toujours démarrer un solo. Le piano appelle en effet le soliste, ou encore le solitaire qui, dans un lieu dédié à l’art, à l’écart des autres, aime à se positionner devant son clavier. Comme le souligne Jankélévitch, à l’inverse du violoniste, le pianiste n’entretient pas un lien de proximité avec son instrument, ce qui correspond au caractère de Phillip, l’homme du retrait et de la non appropriation de ses actes (strangulation des poulets, mort de David) : « À la différence du violon que le violoniste porte tout près de son cœur, le piano reste à distance, et le pianiste s’assied devant comme devant une table de bureau ; c’est donc une gageure passionnante d’en extraire la musique » (Jankélévitch 1978, 262).
23La suffisance du piano sied donc à Phillip car elle suggère le détachement et l’éloignement du réel. Phillip ne s’empare à aucun moment de son passé et moins encore de ce qu’il a fait subir à David et ce, contrairement à Brandon qui défendra la mise à mort de son camarade avec fierté, jusqu’à l’extrême fin. Aussi, chaque fois qu’il le peut, Philip se détourne des autres pour rejoindre son univers où règne le piano. En poursuivant avec le philosophe musicien, concernant le piano et son rôle, rappelons que :
La musique n’aurait pas pu, ne peut pas se passer du piano ; c’est un instrument complet qui permet de tout dire et qui se suffit à lui-même. Mais ce qui nous lie le plus profondément au piano, c’est qu’il est l’instrument par excellence de l’intermédiarité humaine : il est, à la lettre, l’organon (au sens grec) ; assez ingrat pour que la sonorité dépende du poids de la main, de la pression des doigts sur les touches, et assez docile pour que l’on en éprouve du plaisir. (Jankélévitch 1978, 263)
24Le piano, par sa complétude, est autonome et peut répudier la présence d’autrui, instrumentistes ou spectateurs. En somme, le piano à lui seul définit les valeurs, les échelles et les intensités de Phillip qui par cela même devient inatteignable, ce qui n’est pas contradictoire avec le fait qu’à tout moment, il est susceptible d’être touché par Rupert ou Mme Atwater. En outre, de façon métaphorique, le piano représente dans le film ce qu’il en est du rapport difficile qu’entretiennent les personnages entre eux. Il évoque tout autant les accords que les désaccords, les glissades, les fausses notes et les dissonances. Un premier désaccord majeur porte sur l’idée que le meurtre des êtres jugés inférieurs serait justifié. Mr Kentley, le père de la victime est profondément choqué par les idées développées puis proférées par Brandon et Rupert devant l’ensemble des invités. Les propos tenus sont, selon lui, tellement insensés qu’ils sont d’abord perçus comme le résultat d’un humour morbide :
Mr Kentley : probably a symptom of approaching senility, but I must confess I really don’t appreciate this morbid humour.[…] Then hang me. I must be stupid, because I don’t know if you’re serious or not. In any case, I’d rather not hear any more of your contempt for humanity. Please Brandon, we’ve had just about enough. (36:56 – 37:18)
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16 Rupert se dédit, en effet, et retourne sa v...
25Un deuxième désaccord majeur porte sur l’interprétation erronée donnée par Phillip et Brandon aux thèses nietzschéennes émises par Rupert. À l’ouverture du coffre, en voyant le cadavre de David, ce dernier réagira violemment : « You’ve thrown my own words right back in my face, Brandon. You’ve given my words a meaning that I never dreamed of! You’ve tried to twist them into a cold, logical excuse for your ugly murder! Well, they never were that, Brandon » (73 :02 – 73:22). Observons, à l’instar de Lydie Decobert dans La corde musicale d’Alfred Hitchcock, que Rupert « est la note dissonante d’une soirée qui promettait d’être réjouissante » (Decorbert 96). En effet, Rupert est l’ambivalence même : après avoir tenu des propos équivoques sur le meurtre considéré comme un des beaux-arts, il se rétracte devant le cadavre de David. En ce sens, Rupert incarnerait non le mouvement perpétuel mais le retournement perpétuel16.
26Les dissonances sont ensuite le fruit des écarts de personnalité et de comportement de Phillip et de Brandon dans leur rapport au crime comme l’atteste le dialogue faisant suite au départ des invités :
Phillip: Nothing matters, except that Mr. Brandon liked the party. Mr. Brandon gave the party. Mr. Brandon had a delightful evening. Well, I had a rotten evening.
Brandon: Keep drinking and you’ll have a worse morning.
Philip: At least if I have a hangover, it will be all mine. (55:54 – 56:13)
27La discordance entre les deux hommes sera à son comble, lorsque, de manière violente, Brandon giflera Phillip (58:48). Ce dernier exaspère Brandon par son inaptitude à répondre au téléphone et à rencontrer le réel.
28Ainsi, loin d’être un film sur l’écoute ou l’unisson, Rope dépeint ce qui clive, sépare, ostracise. La musique, en effet, est porteuse d’alternatives car elle est sujette à des interprétations sonores dissemblables. Une partition ne se décline jamais d’une seule manière et Mouvement Perpétuel n°1 peut se jouer selon différentes modalités. Le leitmotiv chez Poulenc a ses variations, comme il y a, chez Bach, les Variations Goldberg. Ces observations nous permettent de séparer davantage les deux assassins. À l’opposé de Brandon qui est tranchant, cinglant et univoque, Phillip, en proie aux mouvements de l’âme par son affinité avec la musique, appartient au monde de l’équivoque, de la polyphonie, du doute, du silence, du retrait, des réticences, des pluralités et des contingences.
29En choisissant comme protagoniste un pianiste, en gratifiant le piano d’une place essentielle, le film Rope enjoint les spectateurs à s’attendre à ce que des sons soient produits. Comme tout instrument, un piano a régulièrement besoin d’être accordé pour produire des sons justes et harmonieux car l’harmonie ne va pas de soi et exige une préparation, aussi est-ce sans surprise que le film en ses débuts donne aux spectateurs à percevoir ce qui relève d’une dissonance, à savoir un cri poussé par la victime dans « un entendre sans voir ».
Entendre sans voir : le cri
30Nous souhaitons, à l’instar de la musique de Poulenc, Mouvements Perpétuels, dont l’effet ritournelle est manifeste, en revenir au cri, qui est l’autre de la musique. Le cri ne relève pas de la ritournelle stricto sensu puisqu’il est entendu de façon primultime17, mais il se répète de manière étouffée et contenue chaque fois qu’affleure la douleur, celle de Phillip, celle de David, de son père, de sa fiancée, de Rupert18.
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19 C’est le principe du son hors-champ. (Chion...
31Puisque le propre du cri consiste à avoir une portée qui dépasse de loin les limites du corps, Hitchcock fait d’abord entendre aux spectateurs un premier long hurlement perçant et dissonant qui provient d’un appartement dont les rideaux gris et ternes sont fermés. Privés de la vue de ce qui s’est vraiment accompli, la caméra s’immobilise durant les quelques secondes que dure le cri, ne montrant que l’extérieur de la fenêtre. Le public ne peut qu’imaginer la violence subie par l’humain dans ce lieu dépourvu de lumière naturelle puisqu’il n’y a pas adéquation visuelle entre le son entendu et sa source19. Ce n’est qu’une fois le crime perpétré que le spectateur est autorisé à pénétrer dans l’appartement par le biais d’une coupe franche. La victime est donnée à voir en plan rapproché, la tête basculée vers l’arrière, les paupières closes, la bouche ouverte, une corde autour du cou. Cette attache est serrée par les deux mains gantées de Phillip dont le corps n’apparaîtra que plus tard. Chronologiquement, ce n’est donc qu’après que le cri a été entendu que l’instrument et la manière dont le crime a été commis sont montrés.
32À partir de ce cri et considérant que la voix proférée est plus appropriée pour exprimer la détresse et le désespoir de celui qui est sur le point de quitter la vie, le cinéaste se montre proche du paradoxe rousseauiste qui veut que « l’on parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles [...] mais [que] l’intérêt s’excite mieux par les sons » (Rousseau 90-91). Il éprouve la certitude que la gravité du cri est mieux rendue par des résonances sonores que par des images, puisque l’idée de la proximité avec la mort provoque un retentissement en l’homme qui l’ébranle dans son intériorité même. La mort, cette fin de toutes les fins, puisqu’elle est fin de partie, fin du jeu, fin des désirs, fin de tous les efforts est l’inacceptable par excellence pour le corps qui proteste par ses moyens propres. Dans ce film où sons et criminalité sont liés, les cris et les soupirs poussés par les victimes n’ont jamais pu être recouverts, atténués ou effacés par les paroles ou la musique. Le cri, proféré ou muet, domine donc dans Rope, rappelant ainsi que le crime est la dissonance absolue que rien ne peut recouvrir ni faire oublier. Marqueurs d’une situation-limite, cris et soupirs pour autant n’expliquent rien, ils se contentent d’exprimer douleur, colère, effroi.
Conclusion
33Si le crime appelle une compréhension de l’acte commis, reconnaissons que la question du meurtre gratuit perpétré à l’encontre d’un camarade innocent demeure non résolue. En dépit de l’interprétation nietzschéenne donnée comme justification par les personnages eux-mêmes, il semble que la béance de sens reste entière. Si les spectateurs peuvent ne pas être convaincus par les arguments proposés, en revanche, l’utilisation de l’œuvre de Poulenc dans son association au crime fait l’unanimité car son charme et sa suavité ne sont pas dépourvus d’aspérité. Jack Sullivan affirme ainsi à ce propos « Poulenc’s early piano music is all about charm turning sour, [his] music is redolent of parties, festivals, carnivals. But the real message is ‘the party’s over’ » (Sullivan 146-147). Dans le même esprit, nous partageons avec Lydie Decobert l’idée que « [l]a musique de Poulenc est véritablement le cœur de Rope : « le Mouvement Perpétuel se développe tel l’écho sonore d’un réel découpé sans interruption, d’un film ‘pendant lequel la caméra ne s’arrête jamais’ » (Decobert 98-99).
34En somme, la musique, dans son accompagnement du crime prouve que ce dernier relève davantage d’un ineffable (Jankélévitch 1961) que d’un indicible. Si le crime attise la parole et rend prolixe, il est aussi ce dont on ne peut faire le tour par la parole. En conséquence, le crime oblige à se situer à un niveau autre que celui purement factuel et la musique de Poulenc, qui ne paraphrase jamais l’action, en se situant entre gravité, poésie et farce, restitue bien les tonalités de ce crime atypique. En cédant la place à la musique et à un pianiste meurtrier, Hitchcock ne réduit pas la fonction occulte du sang, mais il en déplace le sens en direction de l’art, comme si le crime avait à voir avec la puissance du geste, geste juste pour Phillip, beau geste pour Brandon, geste inqualifiable pour Rupert.
Bibliographie
BARBÉ-PETIT, Françoise. Alfred Hitchcock : de l’écran à l’écrit, le cri métaphysique. Paris : Éditions de l’Amandier, 2013.
CHABROL, Claude et Éric ROHMER. Alfred Hitchcock. Paris : Éditions Universitaires, 1987.
CHION, Michel. La musique au cinéma. Paris : Fayard, 2019.
CHION, Michel. Le son au cinéma. Paris : Cahiers du Cinéma, Éditions de l’étoile, 1985.
DECOBERT, Lydie. La corde musicale d’Alfred Hitchcock. Paris : L’Harmattan, 2015.
DE QUINCEY, Thomas. “On murder considered as one of the fine arts.” On Murder (1827). Oxford, New-York: Oxford University Press, 2006.
JANKÉLÉVITCH, Vladimir et Béatrice BERLOWITZ. Quelque part dans l’inachevé. Paris : Gallimard, Folio-Essais, 1978.
JANKÉLÉVITCH, Vladimir. La musique et l’ineffable. Paris : Colin, 1961.
JANKÉLÉVITCH, Vladimir. La musique et les heures. Paris : Seuil, 1988.
JANKÉLÉVITCH, Vladimir. Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. La Méconnaissance, le Malentendu. Paris : Seuil, 1980.
NIETZSCHE, Friedrich. La naissance de la tragédie, Œuvres philosophiques complètes I. (1872). Paris : Gallimard, 1967-1997.
NOUDELMANN, François. Le toucher des philosophes. Paris : Gallimard, 2008.
ROUSSEAU, Jean-Jacques. Essai sur l’origine des langues (1781). Paris : L’Harmattan, 2009.
SHERDIAN, Joshlin. “The Guilty Fray of Sound in Rope: Hitchcock’s Rope as an Auditory Adaptation of Poe’s ‘The Tell-Tale Heart.’” English Symposium, Alternative Perspectives in American Literature 1. Scholars Archive, BYU, 2018. 1-17. https://scholarsarchive.byu.edu/english_symposium/2018/alternative/1/ (page consultée le 26 septembre 2020).
SULLIVAN, Jack. Hitchcock’s music. New Haven, London: Yale University Press, 2008.
THARAUD, Alexandre. Montrez-moi vos mains. Paris : Grasset, 2017.
Notes
1 Contrairement aux autres personnages qui agissent en fonction des autres et des circonstances, Gilbert, joueur de clarinette dans un groupe folklorique, fait grand bruit dans l’hôtel, démontrant ainsi qu’il ne souhaite pas se mettre au diapason.
2 Le tueur à gages a obligation d’atteindre sa cible au moment du claquement des cymbales censé couvrir le bruit de la détonation.
3 La mère, dans la seconde version du film, sait qu’elle sera entendue puis reconnue par son petit garçon Hank, kidnappé puis devenu otage des criminels.
4 « [The music in Rope] is exceptionally spare and incisive » (Sullivan 144).
5 Rappelons également la présence d’autres musiques entendues via la radio (« Mack David’s Candlelight Café » puis « I’m looking over a four leaf clover ») constituant ainsi une « musique atmosphérique » selon les dires de Brandon. Cette musique, toutefois, ne parviendra pas à faire oublier l’absence de David. Les craintes des invités (Janeth et Kenneth puis Rupert) ne pourront pas être dissipées.
6 Les Trois Mouvements Perpétuels sont dédiés à son amie Valentine Gross avec ces mots : « Pour vous ma chère amie, ces trois pièces minuscules et la profonde affection de votre fidèle Francis Poulenc ».
7 Michel Chion reconnaît que les musiciens hitchcockiens sont de véritables professionnels : « Ce réalisateur (Hitchcock) qui a poussé le professionnalisme au sublime, montre la musique comme un travail et une profession, une affaire de contrôle et de métier » (Chion 2019 : 292).
8 Commentant le meurtre, Brandon remarque : « And not a single thing has gone wrong. It was perfect » (7:31).
9 Dans l’Avertissement à La naissance de la tragédie, Nietzsche affirme : « Je ne m’adresserai qu’à ceux qui ont une parenté immédiate avec la musique, ceux dont la musique est pour ainsi dire le giron maternel et qui n’entretiennent presque avec les choses que des relations musicales inconscientes » (Nietzsche 21).
10 Le meurtre commis, un plan américain présente Phillip totalement figé, assis de biais sur le coffre contenant le cadavre, recroquevillé, tête baissée et regard dans le vide. Il implore son compagnon de ne plus bouger : « Let’s stay this way for a minute » (03:22). L’initiative des mouvements et des échanges verbaux est alors prise par Brandon. Ce dernier ouvre les rideaux puis retire les gants d’un Phillip accablé, statique et en demande d’aide.
11 La présence du corps mort de David dans la pièce perturbe profondément Phillip ; ce dernier fixe désespérément le coffre en rappelant à deux reprises que le cadavre est hélas toujours dans la pièce.
12 Dix-huit secondes sont ainsi dédiées aux soupirs poussés par les deux assassins immédiatement après le meurtre.
13 Puisque l’homosexualité est suggérée dans Rope (voir entre autres, Chabrol & Rohmer 1987, 95), cet épuisement a été associé à des connotations sexuelles.
14 Le vocabulaire anglais suggère également une certaine violence induite par le piano : « the velocity at which hammers strike the strings, » « to strike the keys harder, » « as an iron hand in a velvet glove.”
15 Brandon: « In the yard, Phillip was doing likewise to the necks of two or three chickens. It was a task he usually performed very competently. But on this particular morning, his touch was, perhaps, a trifle too delicate because one of the subjects for our dinner table suddenly rebelled. - Like Lazarus, he rose » (32:40 – 32:56).
16 Rupert se dédit, en effet, et retourne sa veste. Après avoir validé avec malice la thèse du crime gratuit, il dénonce ensuite toute forme de crime.
17 « Primultime », terme créé par V. Jankélévitch pour désigner ce qui est à la fois premier et dernier, autrement dit ce qui n’arrive qu’une fois.
18 Nous pouvons citer à titre d’exemple les trois cris de protestation ou de colère suivants :
19 C’est le principe du son hors-champ. (Chion 1985)
References
Quelques mots à propos de : Anne-Laure Dubrac et Françoise Barbé-Petit
Anne-Laure Dubrac est maître de conférences à l’université Paris-Est Créteil. Elle est membre du groupe de recherche IMAGER. La fiction narrative est au cœur de ses travaux, qui portent sur le cinéma, la littérature et le théâtre.
Docteur en philosophie, Françoise Barbé-Petit est maître de conférences HDR, (Sorbonne- Université) et Vice-Présidente de la Société Internationale Marguerite Duras. Elle est membre du groupe de recherche : Histoire et dynamique des espaces anglophones (HDEA) section : Art and Visual Studies in British and American Cultures. Ses travaux portent sur la littérature comparée, la philosophie, le cinéma et la poésie.