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Musique et Polar
La scénarisation de la bande-son dans Reservoir Dogs : une esthétique du hors-champ
Abstract
The prominence of music in Quentin Tarantino’s movies is easily appreciated – reference soft rock tunes and soundtracks have spurred the post-modern director to (re)create his own scores – but the framework of musicality set from his first long feature needs to be investigated. Long dialogues and musical tracks are just the visible parts of a broader system which seems to reveal human nature through insignificant details. This article analyses the soundtrack in Reservoir Dogs as a screenwriting process in its interactions with the visual and narrative components, and focuses on how the offscreen reveals the visible.
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1 Oublié dans la liste dressée par Jean-Baptis...
1Premier long-métrage de son auteur, Reservoir Dogs fut un électrochoc lors de sa sortie en 1992, rencontrant un plébiscite critique et trouvant rapidement matière à fascination dans les rangs des cinéphiles et amateurs de cinéma de genre. En effet, au tournant des années 90, le film de gangster américain s’intéresse majoritairement à la grandeur et décadence de groupes, familles et aristocraties mafieuses (Goodfellas, The Godfather part III, Bugsy, The King of New York) mais s’ouvre, avec les hood movies, à une peinture réaliste du crime qui gangrène les ghettos afro-américains (New Jack City, Boyz n’ the hood, Deep cover, Menace II Society). En s’intéressant davantage aux braqueurs sur le terrain qu’aux commanditaires dans leur salon, le film de Quentin Tarantino propose une alternative originale, sinon par son fond (un hold-up tourne mal, une « taupe » se cache parmi les gangsters) du moins par sa forme (le hold-up n’est pas montré, l’après-braquage dans l’unité de lieu du hangar, la chronologie se reconstruit avec les témoignages de chacun). Dialogues digressifs et punchlines finissent d’instaurer un ton qui, par une reconduction érigée en système, deviendra le style tarantinien : « esthétisation de la violence, déluge post-moderne de références cinématographiques, goût pour la pop culture et les films d’exploitation des années 1970, narration éclatée, capacité à remettre au goût du jour des acteurs oubliés » (Thoret 238)1.
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2 Tarantino était employé dans un vidéoclub à ...
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3 Voir les excellents travaux de Philippe Orto...
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4 Voir à ce titre les débats qui ont pu naître...
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5 Si l’intrigue emprunte au film City on Fire ...
2Tarantino est effectivement l’archétype de ce cinéma post-moderne de l’éclectisme allusif et de l’immersion (Jullier 2011) qui, entre cinéphilie et cinéphagie2, dresse sa propre archéologie – référencée et référentielle – en entretenant une fétichisation nostalgique de figures et fantômes3, au risque parfois du palimpseste et de la réécriture historique4. Dans ces matériaux de réemploi « comme les bâtisseurs de cathédrales qui utilisaient sans vergogne chacune des pierres des temples païens en les faisant disparaître dans l’appareil architectural de l’église ou de la basilique », l’idée est de « faire siennes les citations utilisées de manière à ne pas en être esclaves » (Desbarats 194). Reservoir Dogs ne déroge pas à la règle, fonctionnant comme un creuset d’emprunts et de clins d’œil5 à ranger dans la catégorie du néo-film de gangster, huis-clos aux enjeux dramatiques forts et multiples, sollicitant le spectateur tel un whodunit ? : Qui est le mouchard ? Qui sont ces tueurs ? Que se passe-t-il durant le braquage ? Combien de temps Mr Orange va-t-il encore vivre ?
3Derrière les atours de la non-linéarité, le film respecte majoritairement une chronologie, celle d’un syntagme principal en quelques actes visualisés6, sur lequel viennent se greffer des séquences en chapitres7. Définissant cette « compulsion au flash-back qui affecte le film noir », Jean-Pierre Esquenazi rappelle que
[l]e temps n’y est plus banalisé par l’horloge de la ville ordinaire ; il apparaît plutôt comme une série de flux temporels que chaque personnage charrie avec lui. Parfois une existence rencontre ou percute une autre existence, et cette rencontre constitue un nœud du réseau de temporalités représentant le cours fluctuant des personnages. Chaque événement du réseau y laisse sa marque : le passé est constitué par ces événements déterminants, qui agissent sur le présent comme une inéluctable fatalité. (Esquenazi 245)
4Reservoir Dogs ne montre pas le braquage qui est pourtant l’élément déclencheur, le prétexte à son récit et à la réunion de ces hommes qui ne se connaissent que par des noms de couleurs. Le spectateur est rapidement plongé in medias res dans le « juste-avant » et le « juste-après », condamné à accepter la privation d’une séquence prometteuse. Cette absence porte alors l’attention sur les conséquences même de cet acte manqué (car non visualisé) et le film interroge, par le récit d’une cavale confinée, la représentation audiovisuelle de l’extérieur et du non-vu. Nous allons voir dans les lignes qui suivent que la bande-son de Reservoir Dogs apporte une réponse en révélant un hors-champ qui incite à l’ouverture du lieu unique et à son intégration dans un territoire plus large. En débutant sur une considération sonore du hors-champ que nous élargirons vers le rapport qu’entretient Quentin Tarantino entre bande-son et dramaturgie, nous étudierons dans la chronologie du film différentes séquences visant à établir comment l’utilisation des dialogues, des sons et des chansons construit la réalité de ce qui n’est pas ou peu montré.
Problématique sonore et musicale du hors-champ tarantinien
5Dans L’image-mouvement, Gilles Deleuze écrit que « le hors-champ renvoie à ce qu’on n’entend ni ne voit, pourtant parfaitement présent » (Deleuze 28). Le hors-champ se détermine alors soit « sous la forme d’un ensemble plus vaste qui le prolonge, soit sous la forme d’un tout qui l’intègre » (Deleuze 32). Le hors-champ serait alors « la conscientisation du spectateur d’un prolongement spatial, qu’il se doit d’imaginer et de mettre en place au sein du récit » (Abiaad 2), un continuum appréhendé, de manière concrète (déjà montré) ou imaginaire (non visualisé). Pour André Bazin, « quand un personnage sort du champ de la caméra, nous admettons qu’il échappe au champ visuel, mais il continue d’exister, identique à lui-même, en un autre point du décor, qui nous est caché » (Bazin 160). Ce personnage est notamment sonore, source des bruits qu’il peut créer, des paroles qu’il peut prononcer et qu’il peut véhiculer avec lui dès lors qu’il quitte le champ du visible : « Le champ défini par un plan de film est délimité par le cadre, mais il arrive fréquemment que des éléments non vus (situés hors du cadre) soient imaginairement reliés au champ, par un lien sonore, narratif voire visuel » (Aumont et Marie 120). Ce lien sonore va tout particulièrement permettre d’étendre au hors-champ visuel (ou d’y faire naître) un univers propre qui n’existera que par la bande-son ou de légitimer cette extension/expansion par une continuité sonore par-delà les segments du hors-champ qui permettront d’appréhender l’entendu comme indice d’un potentiellement visible. « Au sens strict », nous dit Michel Chion, « le son hors-champ au cinéma est le son acousmatique relativement à ce qui est montré dans le plan, c’est-à-dire dont la source est invisible à un moment donné, temporairement ou définitivement » (Chion 1990, 65).
6Mais la bande-son dépasse forcément les frontières du cadre, faisant exister, comme pour le visuel, le mitoyen et le lointain. Reservoir Dogs s’appuie sur le rapport gigogne d’un lieu (le hangar) enclavé dans un espace (une banlieue de Los Angeles) où les sons, par extension, évoquent ce qui entoure le champ et les personnages jusqu’à les faire exister, sans nécessaire recours au visible. Le fait que le braquage de la banque ne soit pas montré participe de ce que Laurent Jullier nomme une « ellipse privative », soustraction d’« un élément important du récit, soit pour diriger notre désir vers l’entre-images ou l’entre-scènes, soit pour détourner notre attention de manière à ménager un coup de théâtre » (Jullier 2012, 69). Excepté le flashback montrant la fuite des braqueurs, la visualisation du braquage ne se “réalise” qu’au travers de ce que les personnages en disent, les dialogues faisant exister ce hors-champ passé. Ce vococentrisme du dialogue roi cohabite chez Tarantino avec une emprise sur les composantes de la bande-son (sons et musiques) qui charpente le récit et sert son propos :
[I]mages et sons repêchés dans les bas-fonds de la série B, utilisation de la musique au cœur de l’action (et de la création) plutôt que comme simple illustration sonore, jeux collés-serrés de réciprocité (séduction, émulation et fusion) entre les images et le son. (Deschamps 70)
7Le recours à des chansons existantes, plutôt que la collaboration avec un compositeur de musique originale, participe de cette volonté de contrôler une narration plutôt que subir un « mercenaire narratif » (Dastugue 44) : « L’idée de montrer un film fini à un type et de le payer pour qu’il fasse la musique. Et si ça ne me plaît pas ? Je ne laisserai jamais cette responsabilité à personne. La musique est trop importante » (Deschamps 70). C’est pourtant bien ce qu’il fera dans son huitième long-métrage, The Hateful Eight (2015) en confiant la musique à Ennio Morricone, qu’il avait déjà cité précédemment8 mais dont la présence avérée au générique du film participe également de ce decorum musical9.
Les musiques préexistantes ont une autonomie, une identité qui leur est propre avant la nouvelle vie qui leur est offerte à l’écran. Elles portent donc en elles toute une histoire : celle du contexte de leur composition, du sens qu’elles peuvent délivrer en tant que telles ou en fonction justement de ce contexte dans lequel elles baignent. (Rossi et Etcharry 34)
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10 Musique de RZA dans Kill Bill 1, de Robert ...
8Le recours à de la musique préexistante permet également de l’utiliser tout au long de l’écriture du scénario, de la diffuser sur le plateau de tournage mais également d’en faire la base rythmique du montage (a contrario d’une musique originale qui – dans le processus le plus commun – doit finalement s’adapter au rythme imposé par le montage). « Que les origines de ces musiques soient disparates renforce bien l’idée que leur seule unité est celle du film qui les convoque » (Ortoli 378). Dans ce cinéma post-moderne et transtextuel, la bande-son chez Tarantino est le paratexte ultime, produit d’appel et/ou mémoriel, métonymie de son cinéma et de l’horizon d’attente qui en découle. Soulignons cependant le glissement, assez lent, vers une intégration sporadique de thèmes originaux (à partir de Kill Bill)10.
9Dans Reservoir Dogs, Tarantino semble s’incarner en K. Billy, sorte d’entité omniprésente dans les oreilles et les esprits qui « fait passer des chansons qui guident les destinées, dans la mesure où les personnages ne les écoutent pas vraiment mais les entendent » (Chion 2003, 360). « Dieu est un DJ » nous dit Michel Chion et il n’est alors pas étonnant de voir Mr Brown, incarné par le cinéaste lui-même, ouvrir le film d’un monologue dont il se fera le chantre. Un Dieu, caché dans les recoins d’un hors-champ impossible.
Dans ce souci ontologique, les films de Tarantino paraissent des exutoires à la musique, lui offrant des projections incandescentes en guise de présents : la forme du collage, le choix de morceaux issus de périodes diverses, l’entremêlement constant de sources in et off qui finit par abolir la distinction entre dedans et dehors quant à la recherche de leur provenance. (Ortoli 360)
L’acousmêtre, de dos et de face
10L’intrigue débute effectivement sur une séquence de petit-déjeuner difficile à situer chronologiquement. Pourtant, le dress code mis en avant (les braqueurs ne portent pas de masque et sont tous, excepté Joe et son fils Eddie, habillés de manière similaire, chemise blanche et costume-cravate noirs) nous permet a posteriori de connecter cette tablée comme la Cène11 précédant le braquage qui n’est pas sans évoquer, dans sa dimension tragique, un rite sacrificiel. Le film débute sans image à l’écran, la voix de Mr Brown, hors-champ, annonce « Let me tell you what Like a Virgin is about », voix accompagnée en arrière-plan de sons ambiants (murmures, bruits de verres qui s’entrechoquent) qui ne laisse que peu de doute sur le lieu : un diner américain. Ce son-territoire, « son d’ambiance englobante qui enveloppe une scène et habite son espace, sans qu’il soulève la question obsédante de la localisation et de la visualisation de sa source » (Chion 1990, 67) est ce son acousmatique qui permet de faire exister à l’écran, de manière réaliste, l’ambiance d’un diner sans que ce lieu ne soit (encore) visible. Ce hors-champ passif12 stabilise l’attention du spectateur sur la parole et l’identité des personnages, incarnés par le sonore de leur voix ou de leur silence, qui ne vont se révéler visuellement que de manière graduelle et intermittente.
11Analysons cette scène d’exposition. Des visages – ceux de Mr Blonde et Mr Blue - se dévoilent, attentifs à cette analyse très personnelle du tube de Madonna. La voix de Mr Brown poursuit son récit hors-champ, puis prend corps, de dos. Mr Blonde, par un travelling latéral sur la droite, bascule à son tour dans le hors-champ où se situe également la voix de Joe, lancée dans une conversation différente. Apparaissent alors Mr Pink, silencieux, et Mr Orange qui intervient sporadiquement. Mr Brown se révèle enfin être la voix d’origine : la gestuelle l’ancre d’abord à un corps (la synchronisation des mouvements de mains avec le discours laisse deviner qu’il s’agit de la personne qui parle) puis le visage apparaît à l’écran et la voix bascule dans le champ (in). Cette voix est en soi hybride : acousmatique car non visualisée (la bouche émettant la parole est cachée) mais pourtant bien présente à l’écran par le corps qui la porte. Il est alors désacousmatisé (Chion 1990, 109-10) : cette voix que l’on entendait sans pouvoir en ancrer la source à l’écran peut être visualisée en vision de face et par la simultanéité de ce que l’on entend et ce que l’on voit.
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13 Nous pouvons nous interroger sur l’effet de...
12Ces deux conversations qui se dévident en parallèle – Mr Brown décryptant la chanson de Madonna et Joe cherchant à retrouver un nom oublié – parlent de musique, de pop culture (citant allègrement Madonna, Charles Bronson ou Charlie Chan) mais dans l’espace de ce diner, pas de musique en fond sonore, pas de juke-box qui pourrait habiter musicalement la scène. Ce faux silence sacralise avant tout la parole, les dialogues en décalage avec la possible dureté et intransigeance des personnages. Les deux conversations qui s’achèvent simultanément (« hence, like a virgin ! » vs « Wong ! », 00:02:10) donnent naissance à des échanges entre Joe et Mr White, entièrement traités en in, donc relayés à l’écran, comme si ces deux personnages – après le ballet champ/hors-champ opéré autour de la table – étaient présentés en éléments de stabilité du groupe13. À travers le dialogue, Joe est clairement identifié comme la figure du chef (« I’ll take care of the check ») et White le leader des braqueurs, celui qui peut se permettre de faire taire Joe.
13La conversation glisse d’échanges autour de chansons vers la thématique de l’argent et le refus de Mr Pink de donner un pourboire. Nous avons alors des indices sur la temporalité (« I paid for your goddamn breakfast ») et sur l’identité (le surnom « Mr Pink » énoncé). Un lundi matin, après un petit-déjeuner pris dans un diner, des hommes en noir et blanc affublés de surnoms de couleurs partent braquer un diamantaire. Eddie évoque alors l’émission radiophonique « Super Sound of the Seventies » animée par K. Billy, ainsi que la programmation musicale du week-end qui semble recueillir les plébiscites d’une majorité des convives (00:03:10). Ses hommes anonymes rassemblés autour d’une table avant un braquage semblent néanmoins partager une même culture (excepté Orange, devant presque s’excuser de ne pas connaître « True Blue » de Madonna) : en dehors de cette séquence, ce programme les unit, par-delà leurs vêtements et leur projet.
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14 Le comique et auteur américain Steven Wrigh...
14Cette introduction sans musique permet alors de caractériser certains des personnages tout en offrant un temps préparatoire conditionnant le spectateur à « écouter » et « entendre » autre chose, en particulier la voix on the air (Chion 1990, 68) de K. Billy, l’animateur fictif14. Ce que nous entendons au générique est la fin du programme tel que les gangsters pourraient l’écouter s’ils en avaient alors la possibilité. Nous savons donc qu’en dépit de cette ellipse privative qui « cache » le braquage, le film traite son récit en focalisation spectatorielle (Gaudreault et Jost 141), la disproportion cognitive se positionne en faveur du spectateur. La voix de l’animateur s’installe alors dans un ailleurs de la bande-son : ni-dedans, ni-dehors, existant dans la diégèse sans jamais être visualisée. Dans cette ouverture, elle est entendue par les personnages, par les spectateurs, mais dans des temporalités et des lieux différents. K. Billy est ainsi une figure acousmétrique « dont la présence toute particulière se soutient de leur absence même au sein de l’image » (Chion 1990, 109) : ni in, ni off, « mais impliqué dans l’action sans cesse en danger d’y être inclus ».
La scène devient récit d’un « je » caché, comme c’est le cas dans beaucoup de spectacles de danse, où les danseurs semblent des marionnettes présentées par la voix d’un maître invisible au fond de la scène, dans les cintres ou les haut-parleurs, scène surgie de la voix du maître (his master’s voice), omniprésent, omnipotent, omniscient, tant qu’il ne se désacousmatise pas. (Finter 2019)
15La radio joue ici un rôle de média acousmatique, média que l’on entend sans en voir la source. Elle procède de cette démarche « où le centre d’émission importe moins que la circonférence développée » (Ortoli 361). La représentation de la voix de l’animateur est imaginée mais elle n’est nullement placée dans le off de la fosse car elle appartient au monde de la diégèse. Cette émission qui va irriguer le film se positionne alors, par sa source terminale (haut-parleurs de la radio non visualisés ici), sur les frontières étroites d’un no sound’s land où cohabiteraient sons in, off et hors-champ (contrairement à la séquence de torture que nous aborderons ultérieurement où le poste de radio diffusant l’émission est bien visualisé). Les chansons-actions entendues participent à l’avancée du récit par la valeur commentative (Calvet et Klein 104) de leurs paroles ou simplement de leur titre. La chanson « Little Green Bag »15, entendue/diffusée pendant le générique, illustre, au ralenti, la présentation des gangsters sur le point de commettre un braquage et matérialise, dans l’oxymore d’une « fosse écranique », leur motto que l’on devine sans voir : l’argent16. Ce "petit sac vert" (« little green bag ») opère alors une transition entre le pourboire versé à la serveuse (« everybody cough up some green for the little lady ») et l’argent que représente leur futur butin.
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17 Le nom des comédiens apparaissant sur leur ...
16Ces hommes en costume, filmés au ralenti sur le rythme syncopé de « Little Green Bag », fumant leur cigarette ou enfilant leurs lunettes de soleil, marchent vers leur destin, comme le baroud d’honneur dans la séquence finale de The Wild Bunch / la Horde Sauvage de Sam Peckinpah (1969). Le générique « recouvre » alors la séquence du braquage17, et les paroles de la chanson n’en sont que l’ironique commentaire (00:07:33). Cette quête du dollar ne s’avère finalement qu’un mirage qui mène à la solitude. Si les pas des braqueurs sont synchrones avec les changements de mesures dans la musique (Roche 233), Philippe Ortoli rajoute que ”chaque plan détaillant un truand et le nom de son interprète dure le temps d’une phrase de couplet” (Ortoli 365) jusqu’à ce que le refrain « lookin’ for some hapiness, but there is only loneliness to find » ne vienne à son tour commenter le plan d’un groupe d’hommes s’éloignant au ralenti (00:08:30). Leur quête ne sera que désilllusion, leur braquage que carnage, annonciatrice de leur fin à venir car pour le gangster, « l’échec est une sorte de mort » (Moine 75).
17À la fin du générique, la chanson s’estompe en fondu sonore, recouverte par les gémissements hors-champ de Mr Orange, gravement blessé par balle, mais demeure entendue à la radio de la voiture conduite par Mr White (00:09:20). Celle-ci a donc servi de sas émotionnel à une ellipse temporelle qui plonge le spectateur in medias res, l’incitant à être attentif aux informations qui vont lui être données. Après ce temps suspendu, le spectateur ne sait pas ce qu’il s’est passé : la révélation à l’écran / désacousmatisation de la source met en scène Mr White et Mr Orange dans une voiture, le second sur la banquette arrière, baignant dans son sang. La répétition quasi-incantatoire de la phrase « I’m gonna die I know it » contraste fortement avec le rythme entêtant de la chanson (basse et batterie mis en avant) et conditionne ainsi le spectateur vers un à-venir du récit. La gravité de la blessure, tache rouge grandissante sur la chemise blanche et la banquette arrière, ne laisse que peu d’espoir sur l’évolution de l’état de Mr Orange. Le sang qui s’écoule de son corps agit alors comme la clepsydre de la narration (00:10:02), délayant dans le temps sa funeste résolution. La scène, traitée en in, inscrit dans l’instantané le rapprochement qui s’opère à ce moment-là entre White et Orange (White ayant entretemps révélé son vrai prénom).
Le hangar et la ville : contenants et territoires sonores
18Mr White et Mr Orange arrivent dans le hangar, rejoints quelques minutes plus tard par Mr Pink qui fait son « apparition » par le son hors-champ d’une porte que l’on ouvre violemment (00:15:08). Les bruits et les voix font résonner le contenant et accentuent autant le vide du lieu (interne) que son isolement (externe) : « Plus le son est réverbéré et plus il est expressif du lieu qui le contient » (Chion 1990, 70). Les claquements de portes et les voix qui résonnent soulignent le vide de ces lieux désaffectés. Après le tumulte sonore du braquage et de la fuite qui a suivi, les braqueurs survivants se retrouvent dans un lieu au sonore et au visuel aseptisés, immergé dans l’espace plus large d’une banlieue calme, loin des fortes occurrences sonores. Du silence dans le silence où seuls parlent les mots et les suspicions.
19À ce titre, la perception de la ville et de l’environnement entourant le hangar repose sur la capacité du son à faire exister le lointain et dresser des lignes de fuite sonores. L’environnement urbain est ici incarné par le son ambiant dont parle Chion. Le son de klaxon, de sirène, d’alarme a « le pouvoir d’éveiller l’espace » et « la réverbération qui le prolonge fait entendre en effet clairement comment il se répercute sur de hautes façades de buildings ou dans des rues étroites » car si « acousmatiquement parlant, une ville est en effet un contenant », un tel son « nous fait palper de l’oreille un espace urbain » (Chion 2003, 217). Les sirènes font exister la ville et surtout toutes les voitures de policiers dont parle Mr Pink alors qu’elles ne sont pas visibles à l’écran. C’est justement un klaxon hors-champ qui annoncera la voiture qui va le percuter alors qu’il s’enfuit avec la mallette de diamants qu’il a pu sauver du braquage (00:20:51). À l’écran, le spectateur ne voit qu’une rue peu fréquentée avec quelques passants et trois policiers poursuivants. Pourtant, l’urgence et le danger sont bien prégnants.
La ville est extrêmement riche en informations et sensations. Il y a toujours plus à voir que l’œil humain ne peut voir, toujours plus à entendre que nos oreilles ne peuvent entendre. La ville sature le corps humain. Si l’homme perd sa capacité à gérer toutes ces informations, son sens de l’orientation, la terreur et l’anxiété s’emparent de lui. (Tomasovic 73).
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18 De son vrai nom Vic Vega, il annonce le per...
20Au suspense évoqué plus haut répond la surprise de la présence de Mr Blonde dans le hangar. Contrairement à Mr Pink, aucun son n’a pu faire état de son arrivée sur les lieux (00:32:49). Il revêt des archétypes de la cool attitude (accoudé contre le pilier, buvant son soda à la paille, regardant par-dessus ses lunettes de soleil) mais s’avère également transgressif (sa voiture est garée devant une inscription « no parking »). Il n’a donc que faire des règles si elles ne vont pas dans son sens. Blonde18 n’élève jamais la voix, c’est un animal à sang-froid, ce qui entre en cohérence avec le comportement qu’il a eu pendant la tuerie (tel que Mr White et Mr Pink le décrivent). C’est un psychopathe dans la pleine maîtrise de ses actes, de ses émotions, un personnage aussi séduisant que terrifiant : « Il est assez courant, dans les films, que certains personnages à l’aura maléfique, importante ou impressionnante, soient ainsi introduits par le son, avant d’être ensuite jetés en pâture à la vision, désacousmatisés » (Chion 1990, 64). Son arrivée silencieuse contribue à le déshumaniser davantage, car il est privé de son comme il serait privé d’ombre. Lorsqu’il leur propose de découvrir une surprise dans sa voiture garée dehors (00:36:56), il fait allusion à cet extérieur, ce réel désenclavé, ce hors-champ vers lequel il veut se rendre (la sortie à l’extérieur transformant alors l’intérieur du hangar en hors-champ). Cet extérieur est dénué d’ambiance urbaine ; on note simplement les bruits diffus de circulation en fond, sans sirène ni klaxon. Ils sont loin du centre et loin de l’excitation qui faisait suite au braquage, mais aussi loin de toute localisation géographique et a fortiori de toute identification.
21Plus tard, lorsque Blonde, après avoir torturé le policier, sortira du hangar et marchera jusqu’à la voiture pour récupérer deux bidons d’essence, la caméra (et le spectateur avec lui) le suivra en un plan-séquence (d’une durée de 1’27, à 00:57:12). La continuité imposée par un plan unique, mobile dans l’espace, propose la partition fluide d’une anabase/catabase audio-visuelle, diminuant le volume sonore in de la radio tandis que l’on s’éloigne de la source pour la remplacer par le son ambiant extérieur. Deux lignes parallèles (sons intérieur / chanson et sons extérieurs/bruits se retrouvent dans le temps de leur manifestation, non plus à exister par le hors-champ ou le raconté mais bien révélés ensemble par un plan séquence qui les unit dans sa propre temporalité, dans un “temps réel” enclavé dans un récit à la chronologie bouleversée.
Couper l’oreille, couper le son ?
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19 Chanson composée et interprétée par Joe Tex.
22Tout semble donc pouvoir arriver en toute impunité dans cet espace vide et isolé. Marvin, le policier est sorti de force de la voiture et amené dans le hangar (00:46:04), au son d’une chanson ironiquement intitulée « I gotcha » (je t’ai eu)19 dont le caractère funky contraste avec le son des coups de poings, mis en avant sur le spectre de la bande-son. Personne n’entendra les cris se répercuter contre les murs vides du hangar ou se noyer dans le maelstrom de la ville lointaine.
23Quelques minutes plus tard, Mr Blonde, seul avec le policier, envisage alors de bâillonner ce dernier (lui couper la capacité de parole) et de le torturer (il lui tranchera l’oreille, lui coupant la capacité d’entendre) en écoutant l’émission radio de K. Billy. La voix de l’animateur, que nous entendions précédemment en un son pur, sans réverbération, comme positionnée dans cet entre-deux du diégétique/extradiégétique, est ici prise dans le contenant qu’est la grande salle du hangar. Elle déploie alors toute l’ambiguïté du rapport à sa source : en sortant des haut-parleurs de la radio posée dans le décor, à la fois in et on the air, la voix, puis la chanson qu’elle a introduite, se répercutent dans l’espace contenant du hangar, habitant tout l’espace vacant qui lui est offert.
C’est lorsqu’elle est privée de toute réverbération et entendue de très près qu’au cinéma elle est susceptible à la fois d’être la voix que le spectateur intériorise en tant que sienne, et celle qui, en même temps, prend totalement possession de l’espace diégétique : à la fois complètement interne et envahissant tout l’univers (Chion 1990, 70).
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20 Chanson écrite en 1972 par Gerry Rafferty e...
24À l’écoute des premières notes de « Stuck in the middle with you »20, et tandis qu’il inspecte l’état de Mr Orange, il relève la tête comme si l’introduction du titre éveillait sa conscience, comme un réflexe pavlovien à la violence générée par une chanson-stimuli (00:55:40). Mr Blonde est de la veine des “gangsters psychotiques“ (Moine 75) et son instabilité, si elle n'est pas forcément marquée par l‘ambition et la soif de réussir, peut également se légitimer par ses années passées en prison au cours desquelles il n‘a jamais trahi Joe. S’opère alors une véritable conversion musicale par laquelle le « cool » Blonde laisse parler sa véritable nature telle que rapportée par Pink et White.
Well I don't know why I came here tonight,
I got the feeling that something ain't right,
I'm so scared in case I fall off my chair,
And I'm wondering how I'll get down the stairs,
Clowns to the left of me, Jokers to the right,
Here I am, stuck in the middle with you
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21 Un tel procédé de diversion du regard fut u...
25Dans le rapport au visuel qu’elles accompagnent de manière autant empathique (le sujet de la chanson) qu’ « anempathique » (elles semblent se dérouler sans lien direct avec l’action), les chansons trouvent dans les scènes de meurtre matière à expression, en harmonie et en contrepoint des images, car « elles symbolisent dans le tissu continu du film quelque chose de fini, de refermé sur soi-même, de passager dans le temps – susceptible pour cela même d’enfermer dans leurs mesures et dans leurs paroles quelque chose d’éternel » (Chion 1995, 232). Cette chanson, aux sonorités légères de soft rock, procède de cette « acousmatisation de l’in-montrable » (Chion 2003, 187). La caméra va, dans un mouvement contre-nature, « détourner » mais aussi « forcer » le regard du spectateur, en le condamnant par un traitement hors-champ, à fantasmer la violence de l’acte barbare et gratuit qui se déroule devant nos oreilles et non devant nos yeux21 (00:56:28). Cette scène procède d’une pulsion scopique du spectateur, désireux malgré lui de voir la torture infligée par Mr Blonde à l’officier Marvin Nash. Le film place ainsi le spectateur dans une relation complice, et le regard que le grand imagier lui impose de détourner n’est pas à proprement parler un voile pudiquement jeté sur l’image mais au contraire une emprise du narrateur sur le public, lui refusant ce qu’il demande.
26Les paroles semblent ironiquement commenter la situation dans laquelle se retrouve le policier: « j’ai le sentiment que quelque chose ne tourne pas rond », « je me retrouve bloqué là avec toi », « j’ai si peur de tomber de ma chaise » … Le fait qu’il soit privé d’une oreille ajoute encore à cette conscientisation malgré soi de la situation, marquée avec une ironie bien plus cruelle, par le « You hear that ? » que demande Blonde à l’oreille coupée (00:56:55). Philippe Ortoli le souligne, l’intensité de la douleur ressentie par le policier « se double du sentiment d’être exilé de cette mélodie gracieuse et volatile, là où le tortionnaire, lui, et jusque dans ses débordements abjects – lorsqu’il danse avec le bidon d’essence à la main – réside bien dans son sein » (Ortoli 367). La chanson est ici celle du bourreau s’accaparant la prise de conscience de sa victime. Son caractère pop accentue encore la disparité entre son caractère cool et dansant – qui est aussi, nous l’avons vu, l’image de Mr Blonde – et l’horreur qu’elle engendre, comme Alex frappant l’écrivain au son de « Singin’ in the Rain » dans Orange Mécanique (Stanley Kubrick 1971). Par effet de surprise, des balles tirées par Mr Orange hors-champ viendront terrasser Mr Blonde, sur le point d’embraser le policier, mettant ainsi un terme par un son in d’ampleur à la longue présence de cris et de gémissements (00:59:41).
« The commode story » : mise en abyme et sons du réel
27Une scène, courte, montre Freddy (pas encore renommé Mr Orange) répéter son rôle de mouchard chez lui. Dans un plan fixe et frontal, il fait les cent pas, disparaissant par intermittence du cadre, sur la gauche et la droite (01:08:16). « Lorsque ce qui est vu disparaît, il n’est pas mis en réserve dans les limbes d’un quelconque hors-champ, il est privé d’existence, de présence, il meurt, il s’engouffre dans l’épaisseur insaisissable de cette zone frontière » (Ramseyer n.p.). Le hors-champ, loin du continuum de Bazin, est ici mortifère, condamnant l’élément qui en transgresse la frontière. Freddy est marqué du sceau du tragique.
28Dans la scène du club (01:09:43), Freddy est censé raconter à Joe, Eddie et Mr White une histoire inventée afin de susciter chez eux une empathie et une confiance qui serait née de cet « effet de réel ». À l’écran, ce récit enchâssé apparaît comme la mise en image d’une mise en abyme : raconter un face-à-face qui n’a jamais existé avec des policiers dans les toilettes de la gare de Los Angeles. La focalisation spectatorielle est ici poussée dans ses retranchements puisque le spectateur, après avoir vu différentes composantes réelles du récit, accède à la représentation visuelle d’un fragment de faussaire. “The commode story” que lui propose Holdaway permet d’ancrer davantage Freddy dans son rôle en faisant réagir ses interlocuteurs sur un degré supplémentaire de récit et une légitimation de son masque. En lui posant des questions, en interagissant avec le simulateur, ses trois spectateurs intègrent son récit dans leur propre réalité jusqu’à le cautionner et l’accepter.
29Entre le lieu de la narration et le lieu du récit, Freddy implante dans son histoire la projection de ce qu’il raconte (un homme raconte une histoire à trois autres qui l’écoutent). La séquence se découpe donc en alternant le présent bien réel de la narration (Freddy face à Joe, Eddie et Mr White) et le passé fantasmé de l’histoire racontée, supposée se dérouler en 1986. La voix de Freddy, ancrée dans le présent du club, est pourtant épurée de toute musique ambiante, étonnamment sous-mixée, afin de mettre en avant, une fois encore, la parole. La partie enchâssée qui imagine (met en images) ce faux récit confronte deux niveaux sonores : la voix de Freddy tout au long de la scène se pare d’un arrière-plan sono-musical selon qu’elle se situe dans le club (ambiance musicale) ou dans les toilettes de la gare (dialogue qui résonne sur les parois à l’instar du hangar). En toute logique, nous devrions entendre les sons ambiants du club pendant toute la séquence car ils renseignent légitimement sur le moment et l’espace où ces paroles sont prononcées. Pourtant, le choix de les « neutraliser » au profit du territoire sonore propre à la « story » contribue à l’immersivité de l’histoire racontée. Ainsi désolidarisée du présent de son témoignage (dans un club face à Joe, Eddie et White), ce récit imaginé existe par lui-même. L’artificialité du discours n’en est alors que plus marquée, le travelling circulaire autour de Freddy enfermant celui-ci au centre de sa fiction, en focalisation interne, face aux personnages qu’il a créés mais qu'il souhaite éviter. Le bruit du sèche-main exagérément sur-mixé comme un réacteur d’avion (« the sound of the machine dominates the soundtrack » stipule le scénario) rend inaudible la conversation des policiers mais laisse surgir l’aboiement du berger allemand, à même de 'sentir' la vérité.
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22 Hypothèse corroborée par la lecture du scén...
30Après l’impasse mexicaine (01:35:00), alors que la caméra opère un plan resserré sur Mr White et Mr Orange qui lui avoue son identité, des sirènes de police gagnent en volume sonore dans le hors-champ extérieur où des cris laissent supposer que Mr Pink se fait arrêter22. A l’intérieur, l’action se réalise également hors-champ : Mr White tue Mr Orange, ce qui déclenche les tirs des policiers. L’environnement urbain a dicté, par le son des sirènes qui se rapprochent du hangar, un retour au réel : celui de l’échec du braquage, de la fin de la liberté, de l’amitié trahie.
31« Le temps d’une scène ou du film tout entier, les héros de Tarantino se voient dotés d’une profondeur qui n’est jamais celle de leur psychologie, mais émanent du tissu imaginaire que leur commentaire musical convoque » (Ortoli 2012, 374). Par-delà les morceaux préexistants, cette musicalité est aussi simplement sonore. Reprenant la tradition behavioriste du polar où les personnages n’existent qu’à travers leurs actes, Tarantino montre dès son premier film l’attention toute particulière qu‘il accorde à sa bande-son, que critiques et publics réduisent trop souvent aux dialogues digressifs/régressifs et à la compilation musicale. Oublier le sonore tarantinien, c’est faire abstraction d’une solide charpente invisible qui soutient le récit et glisse dans ses interstices les indices de son décryptage. Dans Reservoir Dogs, film à petit budget, le travail sur le son permet de rendre tangible à l’écran un territoire ou une action que l’on ne peut économiquement filmer. Artistiquement, ce hors-champ visuel et sonore enclave davantage encore les survivants du braquage dans leur espace quand les choix musicaux viennent ironiquement commenter l’image ou, par leur source, se faire la voix d’un narrateur intradiégétique omniscient, omnipotent mais cool. En grand imagier conscient dès son premier long-métrage de son pouvoir, démiurge et passionné, Tarantino se fait grand orchestrateur d’une “parti-son” riche et cohérente où les dialogues qu’il écrit, les musiques qu’il sauve et les bruits qu’il agence parlent aussi du film qu’il construit.
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Notes
1 Oublié dans la liste dressée par Jean-Baptiste Thoret, nous nous permettons de rajouter l’humour en décalage avec l’action, évoluant entre ironie dramatique, absurde ou grotesque, porté dans les dialogues ou les situations.
2 Tarantino était employé dans un vidéoclub à South Bay, Los Angeles (Video Archives) où il a pu développer sa culture cinématographique. Voir la vidéo « Quentin Tarantino visits Video Archives : https://www.youtube.com/watch?v=WUMZ6CPL9hk (dernière consultation le 21 septembre 2020).
3 Voir les excellents travaux de Philippe Ortoli, notamment “Quentin Tarantino : du cinéma d’exploitation au cinéma”, Transatlantica [Online], 2 | 2015 (http://journals.openedition.org/transatlantica/7909. Dernière consultation le 25 mai 2021 ainsi que Le Musée imaginaire de Quentin Tarantino. Paris : Cerf-Corlet, 2012.
4 Voir à ce titre les débats qui ont pu naître après les sorties de Inglorious Basterds (2009) ou Il était une fois à Hollywood (2019), films faisant intervenir des personnages ou des situations historiques avec lesquels le cinéaste prend quelques latitudes.
5 Si l’intrigue emprunte au film City on Fire de Ringo Lam (1987) mais également fonctionne comme une variation sur Ultime Razzia / The Killing de Stanley Kubrick (1956), il reprend aux Pirates du Métro / The Taking of Pelham 123 de Joseph Sargent (1974) l’idée des couleurs en guise de surnoms. Le titre, assez sibyllin serait selon la légende une mauvaise prononciation d’Au revoir les enfants (Louis Malle, 1987) entendu par Tarantino lorsqu’il travaillait au vidéoclub mais la piste soulignée par Thoret – en l’occurrence le chenil dans The Thing (1982) de John Carpenter – semble plus probable.
6 Restaurant / fuite White-Orange / arrivée dans le hangar / arrivée de Pink / arrivée de Blonde / torture du policier et mort de Blonde / arrivée de Joe et impasse mexicaine / Orange avoue à White et final.
7 « Il n’y a pas de flashbacks dans mon film, mais des chapitres » (voir Camille Nevers 49). Voir notamment les passages suivants : scène de rue et fuite de Pink, blessure d’Orange, présentation de trois personnages (White, Blonde, Orange), scène de la préparation et des noms de couleurs, etc.
8 Dans tous ses films depuis Kill Bill 1.
9 Ennio Morricone composera environ 25 minutes de musique originale, le reste de la bande-son reprendra des thèmes pré-existants du compositeur, notamment sa musique rejetée pour The Thing de John Carpenter (1982).
10 Musique de RZA dans Kill Bill 1, de Robert Rodriguez dans Kill Bill 2.
11 Nous nous permettons ce jeu de mots, tant le relationnel particulier unissant White et Orange tient lieu de rapport père-fils. Le fait que White peigne les cheveux d’Orange alors que ce dernier se vide de son sang, comme pour lui donner une dignité, mais aussi et surtout le dernier plan montrant White prenant et réconfortant Orange alors que ce dernier lui révèle être un flic infiltré, prend des allures de Pietà.
12 Dans le hors-champ passif, « le son crée une ambiance qui enveloppe l’image et la stabilise, sans susciter aucunement l’envie d’aller voir ailleurs ou d’anticiper la vision de sa source, donc de changer de point de vue » (Chion 1990, 75).
13 Nous pouvons nous interroger sur l’effet de circularité unissant cette conversation entre Joe et White avec celle qui les opposera dans le final du film quant à l’identité de Mr Orange.
14 Le comique et auteur américain Steven Wright lui prête sa voix.
15 Chanson écrite en 1969 par Jan Visser et George Baker, et interprétée par George Baker Selection. Initialement titrée « Little Greenback » et faisant allusion au dollar américain, elle deviendra (et perdurera) suite à une erreur, sous le titre « Little Green bag », interprété comme une référence aux sachets de marijuana.
16 Le premier choix musical de Quentin Tarantino était d’utiliser la chanson « Money » de Pink Floyd. La référence à l’argent comme accompagnant le générique est ainsi incontestable.
17 Le nom des comédiens apparaissant sur leur visage en gros plan au cours du générique peut être mis en parallèle avec la séquence au cours de laquelle Joe donne à chacun sa couleur : gros plan sur chacun avec le nom de la couleur en hors-champ.
18 De son vrai nom Vic Vega, il annonce le personnage de Vincent Vega (John Travolta) dans Pulp Fiction (1994).
19 Chanson composée et interprétée par Joe Tex.
20 Chanson écrite en 1972 par Gerry Rafferty et Joe Egan, et interprétée par Stealers Wheel.
21 Un tel procédé de diversion du regard fut utilisé par le passé par souci de répondre aux contraintes du code Hays. Voir à ce titre le meurtre de Putty Nose dans L’Ennemi Public / The Public Enemy (William A. Wellman, 1931) ou celui de l’époux dans Assurance sur la Mort / Double Indemnity (BillyWilder, 1944), traités hors-champ et « visualisés » par le sonore et son impact sur le visage d’un témoin qui subit la scène (Public Enemy) ou qui l’a commanditée (Double Indemnity).
22 Hypothèse corroborée par la lecture du scénario qui ne laisse aucun doute sur l’arrestation de Mr Pink, aucun coup de feu hors-champ n’étant entendu.
References
Quelques mots à propos de : Gérard Dastugue
Maître de conférences à l'Institut Catholique de Toulouse, Gérard Dastugue écrit et communique sur le cinéma et la musique de film depuis près de 25 ans, en France et à l’étranger. D’abord actif dans le journalisme spécialisé, puis universitaire auteur de nombreux textes (thèse sur la musique dans le cinéma hollywoodien classique), il intervient dans de nombreux festivals, colloques, émissions radio et collabore régulièrement avec des labels discographiques. Président-fondateur de ACE PRODUCTIONS (événementiel culturel), réalisateur, producteur et directeur artistique, mais également compositeur pour le théâtre et la danse contemporaine, il est membre de l’Agence TRAXZONE, cabinet de communication en musique de film. En 2018, il créé L’ABÉCÉDAIRE DU NOIR, une encyclopédie sur YouTube dédiée au polar.