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Musique et Polar
Texte intégral
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1 Voir notamment Vincent-Arnaud et Sounac 2017...
1Dans la mouvance d’une réflexion déjà engagée de longue date sur les relations entre musique et littérature – dans laquelle le cinéma s’est déjà invité à plusieurs reprises au titre du texte hybride qu’il constitue –1 le présent numéro se propose de traquer les modes de présence et d’action de la musique dans la littérature mais aussi dans les films policiers. Au cinéma, la musique entre « dans une composition audiovisuelle, en relation avec les voix et les bruits, ses fonctions dramatiques et esthétiques sont multiples » (Aumont et Marie 139) et ne saurait se limiter à un rôle de « papier peint » pour reprendre l’expression péjorative utilisée par Igor Stravinsky « pour en souligner l’aspect conventionnel, décoratif et superfétatoire » (Aumont et Marie 139). Au contraire, la musique crée du sens comme le montre Michel Chion dans la nouvelle édition revue et augmentée de La Musique au cinéma (2019) : « une musique dans un film ne s’y dissout pas, mais elle en est modifiée tout en le modifiant. C’est dans le film même qu’il faut l’étudier » (Chion, quatrième de couverture).
2Ce numéro s’attache donc à comprendre dans quelle mesure les intrigues policières constituent un terrain privilégié d’expression des variations infinies de la musique. Il existe, on le sait, toute une rhétorique musicale, allant du trémolo suraigu au silence abrupt, en passant par la cellule mélodique lancinante ou les coups « cardiaques » à la basse, destinée à soutenir la tension psychologique, à accentuer le suspense ou à attiser l’effroi. Dans la perspective du mot prêté à Nietzsche selon lequel l’oreille serait « l’organe de la peur », ce qui est entendu (musique et son mêlés) semble pénétrer et modifier la sensibilité du spectateur plus encore que ce qui est vu. Parallèlement, lorsque le film utilise une musique préexistante, appartenant souvent au répertoire le plus consacré, il peut aisément jouer du contraste entre sa spiritualité supposée (et plus généralement la valeur culturelle qui lui est attribuée) et le contexte angoissant, violent ou éventuellement criminel dans lequel elle est mobilisée : ainsi de la célèbre « Aria » de la Suite pour orchestre n° 3 (BWV 1068) de Bach, archétype de l’œuvre ordinairement créditée d’élévation sereine et de surplomb métaphysique, qui se voit appariée aux visions infernales et aux supplices projetés par le tueur dans Seven (1995) de David Fincher. On peut en dire autant, à quelques nuances près, de la Partita pour violon n°2 en Ré mineur (BWV 1004), œuvre-fétiche d’un duo de tueurs mélomanes dans Le Collectionneur (Kiss the Girls 1997) de Gary Felder, un thriller du reste fortement influencé par Seven, et de la Toccata en mi mineur (BWV 914) dans Mélodie pour un tueur (Fingers 1978) de James Toback : la partition y métaphorise à la fois l’absence de morale et la possibilité de rédemption d’un jeune criminel psychotique, ce qui est également le cas, sur un mode atténué, dans le « remake » français de 2005, De battre mon cœur s’est arrêté de Jacques Audiard.
3Dans le domaine de la littérature policière, on peut ainsi se demander quelles histoires, quels imaginaires se tissent à partir de l’art des sons. Ainsi, que penser des cas où la musique est thématisée comme faisant partie intégrante de l’univers noir, comme dans Brown’s Requiem de James Ellroy ? Un cycle de romans relevant du « historical whodunit », tel que Les Carnets de Max Liebermann de Frank Tallis, prend pour cadre la Vienne de la deuxième moitié du xixe siècle, ville de la musique par excellence, dont les dieux sont Brahms puis Mahler. Un duo d’enquêteurs musiciens y mène des investigations impliquant systématiquement le monde de la musique (chanteurs et chanteuses d’opéra, chefs, compositeurs, pianistes, etc.), de sorte que la densité d’informations musicologiques transforme le texte, par un intéressant phénomène de mutation générique, en hybride de roman « à énigmes » et de Kïnstlerbildungsroman du musicien. Bien plus, la compétence musicale des personnages, et en particulier leur maîtrise de différentes structures historiques telles que la sonate, la fugue, ou le thème et variations, se constitue un élément-clé de leur analyse des situations, et par conséquent de la résolution des problèmes strictement policiers.
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2 Voir Cenciarelli 2012.
4On le voit, les problématiques abondent : quels enjeux revêtent les fictions sérieuses ou parodiques articulées autour de personnages de tueurs musiciens, comme Hangover Square (1945) de John Brahm, The Beast with Five Fingers (1946) de Robert Florey ou encore de mélomanes, comme le pervers amateur de petites filles de The Naked Kiss (Samuel Fuller 1966) qui est un fervent admirateur de la Sonate « au Clair de Lune » ? De quelles situations et problématiques la musique s’empare-t-elle, de quelles résonances les charge-t-elle ? Dans quelle mesure s’accorde-t-elle, comme c’est souvent le cas dans les fictions « noires », à une méditation sur la traduction psycho-pathologique des données sociales et/ou historiques, comme dans L’Enfer (1986) de René Belletto, Badlands (2008) de Richard Montanari, The Silence of the Lambs (1988) de Thomas Harris, ou encore dans les adaptations cinématographiques de la série des Hannibal, où le personnage du tueur en série est associé aux Variations Goldberg2 ? Ce sont là autant de questions qui nous invitent à porter notre regard sur les formes de perturbation induites par la musique, donnant lieu à une rupture souvent radicale et spectaculaire avec la conception traditionnelle de celle-ci comme pacificatrice, régulatrice, vectrice d’harmonie entre les êtres.
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3 Sherlock Holmes est le personnage le plus re...
5Au cinéma comme dans le domaine littéraire, on peut se demander selon quels protocoles la musique s’intègre, dans une certaine lignée « holmesienne », au processus d’enquête, comme on peut l’observer par exemple dans les romans de Frank Tallis mentionnés plus haut, mais aussi chez Colin Dexter, Morley Torgov, dans certains films noirs classiques mettant en scène un détective privé ou un inspecteur de police (The Maltese Falcon, John Huston 1941 ; The Big Sleep, Howard Hawks 1946 ; Laura, Otto Preminger 1944), dans les thrillers hitchcockiens classiques, sous des formes renouvelées (Chinatown, Roman Polanski 1974 ; Blue Velvet, David Lynch 1986 ; The Usual Suspects, Bryan Singer 1995) ou bien encore dans les multiples adaptations des romans de Conan Doyle depuis les débuts du cinéma jusqu’à aujourd’hui3. Outil d’investigation lié à l’indicible, aux tensions et aux mécanismes secrets qui animent les individus, la musique semble entretenir une relation privilégiée avec les éléments de déstabilisation, de disjonction, de duplicité, qui jalonnent l’univers fictionnel, dont elle est bien souvent une force révélatrice et excavatrice.
6Les problématiques ainsi dégagées peuvent amener à s’interroger, entre autres, sur la fonction d’identification et d’indice de la musique dans une œuvre donnée, la manière dont elle permet au lecteur ou au spectateur d’établir une démarcation nette entre les personnages, ou entre plusieurs facettes d’un même personnage (on songe au leitmotiv et à ses formes dérivées). En outre, dans les fictions mettant en scène l’univers musical, les figures musicales troubles et génératrices de malaise (individuel ou social) peuvent se retrouver chez certains personnages, révélant la force d’appel que représente la musique ainsi que la puissance désirante qui lui est invariablement associée et qui peut, à l’occasion, se faire criminogène, ouvrant un nouveau champ d’interrogations sur la dialectique entre musique et morale. L’élément musical peut aussi, par sa nature même ou les modalités de ses interventions, déployer au sein du roman ou du film policiers un espace d’inattendu et d’inédit susceptible de questionner les codes et les frontières du genre et de bousculer, ce faisant, les attentes du lecteur ou du spectateur en la matière.
7Les sept contributions réunies dans ce numéro apportent des illustrations tout à la fois singulières et complémentaires de ces interrogations. Offrant un relatif équilibre entre domaine littéraire et domaine cinématographique, du théâtre du xviie siècle aux fictions contemporaines en passant par le roman noir des années 1950, du film noir hollywoodien au post-modernisme et à ses palimpsestes variés, elles semblent apporter autant d’éclairages sur ces tensions tapies dans l’ombre des partitions et de ceux qui s’en emparent pour en exhumer la force motrice et y couler leurs passions et leurs pulsions. Dans l’article qu’elle consacre à "Murder to Music" de Burgess (dont la double identité de romancier et de musicien semble ici déterminante), Karla Cotteau met en exergue le "collage post-moderne" dont participe l’élément musical qui, allié à un contexte religieux faisant la part belle à la figure du martyr, fournit la clé de voûte de l’univers mystérieux convoqué dans la nouvelle. Dans sa lecture du film Reservoir Dogs, Gérard Dastugue entreprend d’établir une typologie du hors-champ sonore et musical en lien avec la structuration narrative et l’appréhension des "flux temporels" et des points de vue qui conditionnent la réception de l’œuvre. Toujours dans le domaine cinématographique, Raphaëlle Costa de Beauregard explore les pouvoirs de la partition hétérogène qui, dans l’adaptation du roman The Big Clock, est à la mesure de l’univers entropique mis en scène sur fond d’esthétique d’avant-garde. L’étude de la fiction de David Goodis proposée par Benoît Tadié nous confronte à un climat de violence sociale et de destins brisés dont la musique épouse les contours et révèle les passions en s’immisçant en contrepoint dans l’architecture d’ensemble. Abordant le registre du "thriller" jacobéen, Chantal Schütz examine les ressorts musicaux d’œuvres scéniques où, prenant ses distances avec l’idéal d’harmonie qu’elle est censée incarner, la musique est avant tout associée au cynisme, à la dérision et à l’ordre du surnaturel. Avec le roman Meurtre en la majeur de Morley Torgov où musique, musiciens et passions dissonantes jouent un rôle central, Gilles Couderc renoue avec les interrogations du xixe siècle à propos du génie artistique et de la folie criminogène qui peut en découler, liée aux idées de dégénérescence. Enfin, jouant sur l’ambivalence du verbe "exécuter", Anne-Laure Dubrac et Françoise Barbé-Petit montrent comment, dans les films de Hitchcock, musique et criminalité sont toutes deux associées à l’imaginaire de la domination et de la toute-puissance qui constitue le ferment de l’œuvre.
Bibliographie
AUMONT, Jacques et Michel MARIE. Dictionnaire théorique et critique du cinéma (2001). Paris : Armand Colin, 2001.
CENCIARELLI, Carlo. « Dr Lecter’s Taste for ‘Goldberg’, or: The Horror of Bach in the Hannibal Franchise ». Journal of the Royal Musical Association 137:1. 107-134.
CHION, Michel. La Musique au cinéma. Paris : Fayard, 2019.
VINCENT-ARNAUD Nathalie et Frédéric SOUNAC, dir. La Musique et le mal, Revue Musicorum 18, 2017.
VINCENT-ARNAUD Nathalie et Frédéric SOUNAC, dir. L’Accordeur de piano dans la littérature et au cinéma. Dijon : Éditions Universitaires de Dijon, 2019.
Notes
1 Voir notamment Vincent-Arnaud et Sounac 2017, et Vincent-Arnaud et Sounac 2019.
2 Voir Cenciarelli 2012.
3 Sherlock Holmes est le personnage le plus représenté au cinéma avec plus de 275 films recensés par le site IMDB où il est le personnage principal (https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=https%3A%2F%2Fwww.imdb.com%2Fcharacter%2Fch0026631%2F#&, page consultée le 22 mars 2021).