La voix dans tous ses états
Du « ventriloque de Dieu » aux ventriloques du cinéma : trois métamorphoses de la voix
Résumé
À partir de trois films – Vivre sa vie (Jean-Luc Godard, 1962), India Song (Marguerite Duras, 1975) et L’Indomptable Leni Peickert (Alexander Kluge, 1970), cet article interroge la voix ventriloque à partir de l’analogie entre cinéma et ventriloquie, et croise ainsi la notion de voix over : celle-ci ventriloque l’image et la met en mouvement comme le ventriloque le ferait d’une marionnette. Mais la voix ventriloque peut aussi ne pas être une voix over. La pluralité des voix cinématographiques fait entendre une voix littéraire et philosophique qui interroge le visible et fait advenir ce qui demeure caché à l’image : l’image de la femme aimée, vampirisée par l’amant artiste dans Vivre sa vie ; l’amour impossible du vice-consul qui s’exprime en un cri ventriloque, métamorphose de sa voix, dans India Song ; l’interrogation du conteur philosophe sur les tourments de l’Histoire dans L’Indomptable Leni Peickert. En persistant à se faire entendre et en expérimentant toutes les potentialités de l’énigme qu’est la voix, la voix ventriloque devient dans les films-essais un geste politique qui refuse de voir l’univocité du monde et métamorphose, dans la tension et la friction entre bande-son et bande-image, le regard et l’écoute.
Abstract
Based on three films – My Life to Live (Jean-Luc Godard, 1962), India Song (Marguerite Duras, 1975) and The Indomitable Leni Peickert (Alexander Kluge, 1970), this paper aims to examine the ventriloquist’s voice on the basis of the analogy between cinema and ventriloquism. By doing so, I ponder over the notion of voice-over that “ventriloquises” and moves the image as a ventriloquist would do with his dummy. But the ventriloquist’s voice is not always a voice-over. The plurality of cinematic voice allows to hear a literary and philosophical voice that questions the visible and the audible, and allows the revelation of what remains hidden on the screen: the image of the beloved woman, subjugated by the artist lover in My Life to Live; the vice-consul’s impossible love, expressed in a ventriloquist’s scream as a metamorphosis of his own voice in India Song; the interrogation of historic tumults by a philosophical storyteller in The Indomitable Leni Peickert. By persisting in resonating and experimenting all the potentialities of the voice as enigma, the ventriloquist’s voice becomes a political gesture in the essay-films: it refuses to see the world as univocal and transforms the posture of seeing and listening by working on the tension and the friction between soundtrack and image.
Plan
Texte intégral
Le musicien […] devient maintenant un oracle, un prêtre, plus qu’un prêtre, une sorte de porte-parole de « l’en-soi » des choses, un téléphone de l’au-delà – désormais il ne profère plus seulement de la musique, ce ventriloque de Dieu – il profère de la métaphysique : quoi d’étonnant, s’il finit par proférer un jour des idéaux ascétiques ?...
(Nietzsche 1999, 119)
1« L’artiste-ventriloque de Dieu » est, non pas un concept, mais une métaphore nietzschéenne, qui, dans la Généalogie de la morale, fait entendre, dans un rire subversif d’autodérision, la grande passion – ambivalente – de Friedrich Nietzsche pour Richard Wagner. Polémique, celle-ci entraine une dispute – querelle et débat – ouvrant sur deux interprétations : d’une part, Nietzsche fait ainsi de Wagner « un apôtre de la chasteté » (Nietzsche 1984b, 362), perverti par l’idéal ascétique de Schopenhauer, qui enfermerait dans des mythologies étouffantes dont il faudrait se prémunir ; mais d’autre part, Wagner est ainsi considéré comme le « plus grand miniaturiste de la musique » (Nietzsche 1984a, 34). Avec « la mort de Dieu » – formule ambigüe, à penser au-delà de l’athéisme, pour le non-croyant comme pour le croyant, et qui désigne chez Nietzsche, le nihilisme –, la métaphore du ventriloque est déliée de toute transcendance, elle renvoie alors à la capacité de métamorphose de la voix en de multiples voix. La métaphore nietzschéenne du ventriloque pourrait-elle avoir, au cinéma, une valeur heuristique et une fonction créatrice ?
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1 La volonté de ne pas réduire la bande-son, e...
2Nous interrogerons l’analogie nietzschéenne entre art et ventriloquie, mise en scène d’une voix dissociée du corps qui semble l’accueillir : l’artiste n’est-il pas porteur d’autres voix qui persistent à se faire entendre au-delà même de l’œuvre et à déborder son expression ? Nous nous demanderons si la métaphore du ventriloque peut ouvrir de nouvelles perspectives de compréhension de certaines modalités de dissociation de l’image et de la voix, repérables dans trois films : Vivre sa vie (Jean-Luc Godard, 1962), India Song (Marguerite Duras, 1975) et L’Indomptable Leni Peickert (Die unbezähmbare Leni Peickert, Alexander Kluge, 1970). Les premiers films dits parlants reposent sur la croyance en la synchronie de la bande-image et de la bande-son. Le cinéma de la modernité – qui puise ses racines, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le néoréalisme italien et se développe, notamment, avec la Nouvelle vague en France, le Nouveau Cinéma allemand en Allemagne de l’Ouest, ou encore le Nouvel Hollywood à la fin des années 1960 – bouleverse la relation entre image et son, et en particulier entre image et voix : celle-ci n’est plus subordonnée à l’image et sans être une forme de toute-puissance, elle acquiert une véritable autonomie et « devient une image sonore à part entière », comme le souligne Gilles Deleuze à la fin de L’Image-Temps1 :
S’il est vrai que le cinéma moderne implique l’écroulement du schème sensori-moteur, l’acte de parole ne s’insère plus dans l’enchaînement des actions et réactions, et ne révèle pas davantage une trame d’interactions. Il se replie sur lui-même, il n’est plus une dépendance ou une appartenance de l’image visuelle, il devient une image sonore à part entière, il prend une autonomie cinématographique, et le cinéma devient vraiment audio-visuel (Deleuze 316).
3La disjonction entre la voix, entendue d’un hors-champ souvent indéfini, et l’image d’un corps en mouvement, visible à l’image, mais dont les lèvres restent résolument closes, peut ainsi être analysée, dans le sillage du théoricien du cinéma Rick Altman et du cinéaste Erik Bullot, en termes de ventriloquie : « La figure de la ventriloquie, au sens littéral et métaphorique, reposant sur un écart, voire une différence, entre la parole et sa source, offre un modèle théorique inattendu pour interpréter et déconstruire de nombreux films classiques » (Bullot 77). Rick Altman s’élève contre l’idée de « redondance » de la bande-son par rapport à l’image – défendue par les théoriciens et critiques de cinéma dès l’avènement du son synchronisé – ; ainsi voit-il dans la bande-son, un ventriloque :
2 « The sound track is a ventriloquist who, by...
La bande-son est un ventriloque qui, en bougeant sa marionnette (l’image) en même temps que les mots qu’elle prononce secrètement, crée l’illusion que les mots sont produits par l’image-marionnette alors qu’en fait l’image-marionnette est bien créée pour dissimuler la source du son. Loin d’être subordonnée à l’image, la bande-son utilise l’illusion d’asservissement pour servir ses propres fins2 (Altman 67).
4Il y a une ruse de la bande-son pour faire entendre une voix fragmentée et multiple. Si tout l’art du ventriloque consiste à prêter sa voix à sa marionnette pour que s’instaure entre eux un dialogue, l’art de la ventriloquie peut aussi être pensé comme un dialogue du ventriloque avec lui-même, avec l’autre en soi, et requiert chez lui une attention vigilante :
Rappelons que le propre de l’art du ventriloque n’est pas seulement de projeter sa voix à distance ou à proximité, mais de savoir écouter. Il doit conjuguer l’écoute et la parole. A l’instant où la poupée s’exprime à travers sa voix, il doit savoir aussi écouter ses propos (Bullot 82).
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3 Nous distinguons dans cet article voix in, v...
5Penser le rapport entre bande-son et bande-image en termes de ventriloquie invite donc à une écoute attentive de ce que l’image cinématographique tait, mais paradoxalement ne cesse d’exprimer. Que cherche à dire de l’image la voix over3 du ventriloque ? La voix ventriloque des films de la modernité, qui n’est pas toujours une voix over, n’est-elle pas la voix de l’excès, la voix de ce qui élargit et dépasse la représentation ? Peut-on la penser comme une épreuve des limites et de l’énigme ? Comment les voix ventriloques des films s’aventurent-elles dans l’image ? Lorsque le corps, qui porte la voix entendue, reste absent de l’image, la voix semble se dédoubler et appeler une pluralité d’autres voix : des voix-fantômes reviennent, comme une ritournelle, compliquer l’image et hanter le spectateur qui s’enchante et s’inquiète de ces variations.
Godard ventriloque : Vivre sa vie (1962)
6L’œuvre cinématographique de Godard est constellée d’une myriade de citations et de textes littéraires plus ou moins reconnaissables ; ceux-ci sont, soit présentés sous la forme d’intertitres ou de plans sur des pages d’écritures, soit insérés dans les dialogues des personnages, ou récités, à l’instar de Pierrot le fou (1965) qui s’ouvre, après le générique, sur la lecture à haute voix par Jean-Paul Belmondo d’un texte d’Élie Faure sur le peintre Vélasquez. La situation du récitant est récurrente dans les films de Godard : nous nous intéresserons, ici, plus précisément à une scène située dans le douzième et dernier tableau du film Vivre sa vie ; celle-ci donne à voir – et à entendre – un dédoublement de voix et une partition du corps de l’acteur et de la voix du récitant, qui est celle de Jean-Luc Godard lui-même.
7Nana, vendeuse et prostituée – incarnée par Anna Karina – est amoureuse d’un jeune homme blond, dont on ne sait rien. Celui-ci lit des fragments d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe, « Le Portrait ovale » :
4 Les passages supprimés, entre crochets, corr...
J’aperçus dans une vive lumière une peinture qui m’avait d’abord échappé. C’était le portrait d’une jeune fille déjà mûrissante et presque femme. Je jetai sur la peinture un coup d’œil rapide, et je fermai les yeux […]. C’était un mouvement involontaire pour gagner du temps et pour penser, – pour m’assurer que ma vue ne m’avait pas trompé, – pour calmer et préparer mon esprit à une contemplation plus froide et plus sûre. Au bout de quelques instants, je regardai de nouveau la peinture fixement […]. Le portrait, je l’ai déjà dit, était celui d’une jeune fille. C’était une simple tête, avec des épaules, le tout dans ce style qu’on appelle, en langage technique, style de vignette ; beaucoup de la manière de Sully dans ses têtes de prédilection. Les bras, le sein, et même les bouts des cheveux rayonnants, se fondaient insaisissablement dans l’ombre vague, mais profonde, qui servait de fond à l’ensemble […]. Comme œuvre d’art, on ne pouvait rien trouver de plus admirable que la peinture elle-même. Mais il se peut bien que ce ne fût ni l’exécution de l’œuvre, ni l’immortelle beauté de la physionomie qui m’impressionna si soudainement et si fortement. Encore moins devais-je croire que mon imagination, sortant d’un demi-sommeil, eût pris la tête pour celle d’une personne vivante […] À la longue, ayant découvert le vrai secret de son effet, je me laissai retomber sur le lit. J’avais deviné que le charme de la peinture était une expression vitale absolument adéquate à la vie elle-même […]4 (Poe 591).
8Le tableau 12 du film de Godard est un hommage à l’esthétique des films muets : les personnages ne parlent pas, leurs lèvres mêmes ne bougent pas, et leur dialogue est retranscrit sous la forme de sous-titre, avant que, sur un fond noir, la voix de Godard ne s’élève, lisant à haute voix la nouvelle de Poe. La situation semble être celle d’une lecture intérieure du jeune homme : deux longs plans fixes cadrent son visage : dans le premier, il est à moitié caché par le livre « Edgar Poe, Œuvres complètes, traduction de Charles Baudelaire » et dans le second, le mouvement de ses yeux parcourt les lignes de la nouvelle. La mise en abîme de la nouvelle et de la fiction cinématographique est renforcée par la gestuelle de l’acteur : par deux fois, le coup d’œil appuyé du jeune homme correspond au récit « [j]e jetais sur la peinture un coup d’œil rapide et fermais les yeux » et « [a]u bout de quelques instants, je regardais de nouveau la peinture fixement. » S’en suit alors une série de plans sur Anna Karina dont le visage, d’abord de profil puis de trois quarts, se détache dans le contre-jour de la fenêtre, tandis que la musique de Michel Legrand s’interrompt pour laisser résonner la seule voix over de Godard : « Le portrait, je l’ai déjà dit, était celui d’une jeune fille. C’était une simple tête avec des épaules, le tout dans ce style qu’on appelle en langage technique le style de vignette… ». À la lecture de la phrase « [j]’avais deviné que le charme de la peinture était une expression vitale absolument adéquate à la vie elle-même », Nana prend vie et fait entendre sa voix in : « Il est à toi ce livre ? », à laquelle répond celle de Godard, « [n]on je l’ai trouvé ici », tandis que passe, en amorce du plan, le jeune homme, dont la présence physique montre qu’il s’agit bien d’un dialogue entre Nana et lui. La voix over de Godard poursuit alors : « – C’est notre histoire. Un peintre qui fait le portrait de sa femme. Tu veux que je continue ? – Oui. » La lecture reprend avec les dernières lignes de la nouvelle :
Et, en vérité, ceux qui contemplaient le portrait parlaient à voix basse de sa ressemblance, comme d’une puissante merveille et comme d’une preuve non moins grande de la puissance du peintre que de son profond amour pour celle qu’il peignait si miraculeusement bien. – Mais, à la longue, comme la besogne approchait de sa fin, personne ne fut plus admis dans la tour ; car le peintre était devenu fou par l’ardeur de son travail, et il détournait rarement ses yeux de la toile, même pour regarder la figure de sa femme. Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui. Et, quand bien des semaines furent passées et qu’il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu’une touche sur la bouche et un glacis sur l’œil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais, une minute après, comme il contemplait encore, il trembla, et il fut frappé d’effroi ; et, criant d’une voix éclatante : « En vérité, c’est la Vie elle-même ! » il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée : – elle était morte ! (Poe 592-593)
9Le visage de Nana disparaît alors dans le fondu au noir, annonçant le dénouement final, quelques minutes plus tard : alors que son proxénète Raoul veut la revendre, elle est abattue de deux coups de fusil. La voix de Godard – qui reste hors-champ et vient se superposer au corps de l’acteur, à la manière d’un doubleur – donne vie à la succession de « portraits » d’Anna Karina, par la superposition du texte de Poe et de la fiction cinématographique : le jeune homme lit, à la femme qu’il aime, le récit du peintre qui vampirise sa femme dans son tableau – le rapprochement est assumé : « C’est notre histoire » – et en même temps, un autre film semble se dérouler sous nos yeux, appuyé par la voix reconnaissable de Godard, un film dans lequel Godard déclarerait sa flamme à l’actrice Anna Karina, la caméra s’attardant amoureusement sur le visage de la jeune femme, cherchant comme dans une caresse à approcher son mystère.
10La fiction est suspendue, interrompue par la voix de Godard qui lit l’histoire du peintre et, tandis que le visage de Nana disparaît progressivement dans un fondu au noir, elle écoute l’histoire de sa propre mort à venir. Alors que le leitmotiv musical se fait de nouveau entendre, le « dialogue muet », sous-titré par les mots de Godard reprend : « – Moi, je voudrais aller au Louvre. – Non, ça m’ennuie de regarder les tableaux. – Pourquoi ? L’art, la beauté, c’est ça la vie ! – Je t’adore. – Moi, je t’aime. – Pourquoi tu ne viens pas habiter chez moi ? – Oui, il faut que je dise à Raoul que c’est fini. » Tandis que les amants s’enlacent, dans la triple répétition du même plan, la puissance destructrice de l’acte créateur du peintre déborde la nouvelle de Poe : Nana n’a plus accès à la parole vive, et l’expression de son désir et de ses sentiments reste celle de la parole écrite, avant que, dans une scène sordide de vente de prostituée, la vie de Nana ne s’achève, quelques minutes plus tard, dans un dernier cri de douleur.
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5 « La vraie vie, la vie enfin découverte et é...
11L’introduction de la voix du réalisateur dans ses films – comme narrateur anonyme dans Bande à part ou comme « doubleur » des acteurs dans son deuxième court-métrage, Charlotte et son Jules (1960) – est une forme de suspension du récit et introduit une distanciation au sens brechtien : il ne s’agit pas d’imposer une voix omnisciente, mais de souligner le dialogisme à l’œuvre dans le langage, et faire droit à l’obscurité et à la fragilité de la perception : que voyons-nous à l’image ? N’est-ce pas la polysémie du texte littéraire qui peut ouvrir l’image à l’interprétation ? La lecture à haute voix par Godard du texte de Poe superpose différentes voix – la voix muette de l’acteur, celle du peintre de la nouvelle de Poe, mais aussi celle de l’écrivain. La voix ventriloque de Godard, qui donne voix à un acteur muet, porte en elle les traces de la voix littéraire ; elle est habitée par le fantôme de l’écrivain, suggérant à la manière de Marcel Proust, que vivre sa vie, la vraie vie, « c’est la littérature »5. Ainsi, la voix ventriloque est une voix littéraire, qui trouve les mots justes, pour ne pas blesser. Trop dévoiler à l’image la femme aimée ferait courir le risque de la perdre : la voix littéraire exprime et laisse entier son mystère. L’écriture littéraire serait-elle la condition de la voix qui porte une parole ?
Le fantôme de l’écrivain : India Song (1975)
12India Song est aussi hanté par le fantôme de l’écrivain et le paradoxe d’une oralité liée à l’écriture. Le film occupe, en effet, une place singulière dans l’œuvre littéraire et cinématographique de Marguerite Duras : il est, non pas simple adaptation d’un roman de l’écrivain, mais au croisement de trois romans – Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), Le Vice-consul (1965) et L’Amour (1972) –, d’une pièce de théâtre India Song (1972) et de deux films, La Femme du Gange (1973) et Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976). Le film India Song déplie le même récit autour du personnage d’Anne-Marie Stretter, qui ne cesse de hanter l’univers de Marguerite Duras ; des variations des mêmes éléments avec des déplacements et changements subtils rythment le film jusqu’à l’épuisement de l’histoire et jusqu’au dépouillement de la phrase (Boblet 77-79, Noguez 31). Le film India Song est celui qui donne à voir la recherche la plus grande sur la dissociation entre la voix et le corps – comme l’a elle-même souligné Marguerite Duras :
C’est deux films, le film de l’image et le film des voix […] Les deux films sont là, d’une totale autonomie […] [Les voix] ne sont pas non plus des voix off, dans l’acceptation habituelle du mot : elles ne facilitent pas le déroulement du film, au contraire, elles l’entravent, le troublent. On ne devrait pas les raccrocher au film de l’image (Duras 2009, 103-104).
13Le spectateur verrait simultanément deux films : le « film des images » et le « film des voix » ; la distinction est telle que l’intégralité de la bande-son, enregistrée pour India Song, a été réutilisée dans Son nom de Venise dans Calcutta désert. Cette bande-son est constituée de multiples voix : on ne peut clairement les identifier, à l’exception de celle des acteurs Delphine Seyrig et Michael Lonsdale ; on ne distingue que difficilement les « voix intemporelles » des narratrices – sauf celle de Marguerite Duras. Aux voix parlées, répondent des voix chantées : la voix chantante de la mendiante qui ouvre le film, des voix chuchotées et une voix criée, celle du vice-consul. La polyphonie vocale de la bande-son, en contrepoint d’une image dépouillée, au décor comme dépeuplé, rend sensible la fragilité de l’être, celle des êtres, des corps et des valeurs : « Et je crois qu’il y a un dépeuplement général, dans India Song. Personne n’est tout à fait là, là où je l’ai mis. Il y a quelque chose d’“en allé”, constamment, chez tous » (Duras 2001, 81).
14Et c’est ce décor dépeuplé que reviennent hanter les voix, au passé, pour interroger la mémoire des événements, et des personnages résolument mutiques, dont les mouvements sont ceux d’une lente chorégraphie et qui semblent avoir perdu la caractéristique d’« être-là ». Aucun personnage ne parle : muets, leurs lèvres ne bougent jamais, et lorsque l’on entend leur voix, elle vient toujours du hors-champ se superposer au corps en mouvement. Enregistrées lors des répétitions, les voix et la musique ont été diffusées pendant le tournage, de sorte que les acteurs entendaient leur propre voix dire étrangement ce qu’ils étaient en train de faire et ce qu’ils ne pouvaient dire, comme si le sens de la scène était « hors d’eux-mêmes » (Duras 1979, 16), déjà là, déjà dit, trace du fantôme de l’écrivain, comme si l’on ne pouvait filmer que des traces.
15« Inquiétante étrangeté » des personnages, dans India Song, qui sont tout aussi fantomatiques : ils ont non seulement perdu leur voix, mais aussi les traces sonores de leur activité. Tous les sons in ont disparu, le visible est plongé dans le silence ; les voix restent cachées dans le hors-champ et viennent errer à la surface de l’image, trouvant ici et là des points d’accroche, lorsque la voix d’un acteur ponctue son corps à l’image. La ponctuation, c’est d’abord la musicalité. La polyphonie vocale devient partition musicale, un chœur antique de voix qui se souviennent, s’interrogent et se répondent comme pour retrouver le fil de l’histoire ; les voix durassiennes dépassent la simple signification et l’usage ordinaire du langage, source d’informations et de commentaires ; elles assument le pouvoir d’expression du langage, et privilégient les tensions – douceur / violence, désir / répulsion – plutôt qu’une résolution interprétative. Les voix de Delphine Seyrig et de Michael Lonsdale – ainsi que les voix over anonymes des narratrices et des invités, « voix intemporelles » et « voix de la réception » – avec leur timbre, leur intensité et leur rythme, sont musique ; elles portent le langage jusqu’à la limite du silence, du cri, et du chant. Et le spectateur, qui consent au charme, emporte silencieusement ces voix avec lui ; elles le hantent comme ce « petit sillon que la vue d’une aubépine ou d’une église a creusé en nous », pour reprendre la formule de Proust (Proust 252).
16Dans la scène de danse située au milieu du film, la caméra filme le couple que forment Anne-Marie Stretter et le vice-consul de Lahore avant d’envelopper, dans un lent travelling circulaire, la salle de danse qui semble comme colorée et parfumée par le dialogue muet du couple :
– J’aime Michael Richardson, je ne suis pas libre de cet amour
– Je le sais, je vous aime ainsi, dans l’amour de Michael Richardson. Ça ne m’importe pas. Je parle faux. Vous entendez ma voix ? Elle leur fait peur.
– Oui.
– De qui est-elle ? J’ai tiré sur moi à Lahore sans en mourir. Les autres me séparent de Lahore, je ne m’en sépare pas. Lahore c’est moi. Vous comprenez aussi ?
– Oui, ne criez pas.
– Oui. Vous êtes avec moi devant Lahore, je le sais. Vous êtes en moi. Je vous emmènerai en moi et vous tirerez avec moi sur les lépreux de Shalimar, qu’y pouvez-vous ? Je n’avais pas besoin de vous inviter à danser pour vous connaître, et vous le savez.
– Je le sais.
– Il est tout à fait inutile qu’on aille plus loin vous et moi. Nous n’avons rien à nous dire, nous sommes les mêmes.
– Je crois ce que vous venez de dire.
– Les histoires d’amour vous les vivez avec d’autres, nous n’avons pas besoin de ça. Je voulais connaître l’odeur de vos cheveux, c’est ce qui vous explique que je…
17Dans cet extrait, Duras met en scène la tension entre les voix et ce qui se joue à l’image : les voix – comme le chœur antique – savent ou ont su ce qui se joue ou s’est joué sur scène. L’histoire a déjà eu lieu ; elle est, d’emblée, située comme perdue ; aussi échappe-t-elle à la représentation visuelle ; seule demeure une trace fragile que la voix exprime.
18Plus tard dans le film, dans les jardins de l’Ambassade de France, le cri ventriloque du vice-consul de Lahore, métamorphose de sa voix en une autre voix, donne à cet aveu à Anne-Marie Stretter, toute son intensité : « Je vous aime ainsi dans l’amour de Michael Richardson », variation de Lol V. Stein dans le champ de blé. Ce cri ventriloque est pure intensité sonore et affective et, avec la musique India song – « qui donne envie d’aimer », dit la voix ventriloque du vice-consul, et rend ce désir impossible – il crée le paysage sonore et exprime la tonalité du film. Cri de douleur, de folie, de sauvagerie même, mais aussi de vie, il pétrifie ; dans Le Ravissement de Lol V. Stein il fait surgir une tension entre la scène du bal et un long moment d’immobilité, où Michael Richardson et Anne-Marie Stretter sont côte à côte dans les salons de l’Ambassade de France : ils écoutent cette voix qui « parle faux » et ne peut donc que crier la violence de l’événement de la rencontre – « je ne savais pas que vous existiez » – et son impossibilité. Le cri ventriloque bouscule la belle image picturale d’Anne-Marie Stretter en élégante robe rouge dans les salons de l’Ambassade ; il ouvre l’image à l’interprétation et l’opacifie. Que voyons-nous à l’image ? Qu’entendons-nous dans ce cri ? Le cri ventriloque du vice-consul de Lahore « en état de pleurs » – dont l’intelligence est son mal, lui dit Anne-Marie Stretter – est une voix intemporelle : il crie, dit la voix over de Marguerite Duras, « son nom de Venise dans Calcutta désert », et ce cri circule souterrainement d’un personnage à l’autre, et d’une œuvre à l’autre. Comment alors représenter à l’écran Anne-Marie Stretter ? Comment une actrice, Dephine Seyrig, pourrait-elle jouer le rôle d’Anne-Marie Stretter ? Marguerite Duras souligne la difficulté :
Je l’ai tout de suite prévenue [Delphine Seyrig] que ce n’était pas elle, Anne-Marie Stretter, qu’elle représentait quelque chose qui se rapprochait de ça, mais qu’elle ne jouait pas le rôle de cette femme puisque ce rôle n’était pas jouable et que cette photographie qui était là, c’était peut-être elle la véritable A.M.S. (Duras 1979, 78).
19Il n’y a pas d’identité claire d’Anne-Marie Stretter, qui pourrait être représentée à l’écran. Le cri ventriloque subvertit la représentation, et se disperse en multiples couleurs – le rouge ou le blanc de la robe, le rose de la lampe sur le piano, le gris de Calcutta... – et en multiples voix – celles d’Anne-Marie Stretter, Michael Lonsdale, Marguerite Duras, la mendiante, le jeune attaché d’ambassade qui écrit... Ainsi, les voix ventriloquées des acteurs, en quête d’un corps et d’un temps perdus, condensent des temporalités, mais laissent ouvert l’écart entre le corps du temps passé et la remémoration au présent. Il faut du temps, de la patience, un désir et une qualité d’écoute, pour être sensible à la complexité de ce mouvement de mémoire auquel nous invite Marguerite Duras, mais aussi le cinéaste-conteur Alexander Kluge, dans L’Indomptable Leni Peickert.
La voix diffractée du ventriloque : L’Indomptable Leni Peickert (1970)
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6 « Blauer Montag. Unterrichtsstoff : Gerda Ba...
20Les voix qui peuplent les films de d’Alexander Kluge s’inscrivent dans une tension entre voix littéraires et voix spontanées de l’improvisation des acteurs au moment du tournage. Les voix littéraires sont d’abord celles de ses propres nouvelles : dans le film La Patriote (Die Patriotin, 1979), le réalisateur mobilise un passage de son récit Der Luftangriff auf Halberstadt am 8. April 1945 [Le Bombardement de Halberstadt le 8 avril 1945]. L’épisode de Gerta Baethe – personnage de fiction qui cherche, avec ses enfants, à se protéger des bombes qui tombent sur la ville de Halberstadt – est ainsi introduit, sous une forme fragmentée, dans une scène de cours d’histoire, durant laquelle l’enseignante Gabi Teichert fait lire à ses élèves le récit ; ils l’interrogent ensuite et l’analysent comme ils le feraient d’une source historique. Différentes voix (in et off) – celle de Gabi Teichert et celle de ses élèves – se partagent la lecture du texte et entrent en résonnance avec la voix over du conteur Kluge qui s’impose par-delà les voix off pour non seulement interroger l’Histoire, en se demandant ce qui a été manqué en Allemagne, en 1928, mais aussi pour rendre à la langue allemande sa musicalité : « Lundi chômé. Le sujet du cours : Gerda Baethe. Cette femme sous les bombes, en 1944, elle veut se défendre. La dernière possibilité de combattre la misère de 1944 remonte à 1928. En 1928, Gerda Baethe aurait pu s’organiser avec d’autres femmes »6. Les frontières entre fiction et réalité, entre les personnages intradiégétiques et le commentaire extradiégétique s’effacent, accentuant la fragmentation du texte littéraire de Kluge. La posture de ventriloque adoptée par Kluge dans son film – lorsqu’il fait « parler », c’est-à-dire ouvre à l’interprétation les images énigmatiques, dont la source n’est jamais donnée – est ici poussée à l’extrême : le texte de Kluge circule d’une voix à une autre, des personnages intradiégétiques au narrateur extradiégétique ; la voix over du conteur ventriloque, chantante et accentuée, n’enferme pas l’évènement historique dans une explication, mais maintient l’énigme de la contingence de l’Histoire : un mal extrême est arrivé, qui aurait pu ne pas arriver, et qui a affecté aussi la langue allemande. C’est le temps de l’ouverture interprétative et du partage – partition et mise en commun – qui fait une place au spectateur.
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7 « Mein Vater hat eine Lieblingsidee: Elefant...
21La superposition et l’entrelacement des voix chez Kluge, qui accompagnent l’ensemble de son œuvre cinématographique et audiovisuelle, forment une sorte de canon musical où les différentes voix viennent décrire, interpréter et aussi opacifier les images. Dans L’Indomptable Leni Peickert (1970), qui reprend les chutes d’images non montées pour le long métrage Les Artistes sous le chapiteau : perplexes (Die Artisten in der Zirkuskuppel : ratlos, 1968), Kluge donne à entendre une diffraction des voix, déjà amorcée dans le long métrage : les voix over des acteurs Hannelore Hoger, Fritz Hollenbeck et Alexandra Kluge prennent en charge à tour de rôle le récit de Leni Peickert, incarnée à l’image par Hannelore Hoger. Ainsi pouvons-nous entendre la voix d’Hannelore Hoger, fragmentée et dispersée dans des voix multiples, parler de son personnage à la troisième personne, dans un mouvement narratif qui excède le discours intérieur. Dans le moyen métrage, une nouvelle variation du personnage fantasque de Leni Peickert, fille d’un dompteur, expose, dès les premiers instants du film, son idée de réforme du cirque, qui s’inspire de l’« idée de prédilection » de son père, une idée incongrue et polémique de numéro nommé « un cimetière aux éléphants » : « On fait rentrer les éléphants dans l’arène. Ils restent alors immobiles. Ils font comme ça… puis les lumières s’éteignent et on fait ressortir les éléphants. En silence. Les gardiens d’éléphants arrivent, éparpillent des os dans l’arène. Puis les lumières s’allument »7.
22Un peu plus tard dans le film, Leni Peickert prend la décision d’arrêter le cirque, après s’être rendu compte « qu’il n’existait pas de meilleur cirque » que celui mis en place par son père ; elle a alors le projet de « transformer la télévision » ; mais dans cette entreprise, il lui faut s’armer ; aussi se lance-t-elle, intempestivement, dans l’étude de La Dialectique de la raison de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno. La lecture approfondie du texte – comme en témoignent les nombreuses citations soulignées et encadrées du livre, montrées à l’image – n’est pas seulement celle de Leni Peickert, mais plutôt un entrecroisement de lectures multiples traçant sur la feuille une pluralité d’interrogations et de voix : tandis que se bousculent à l’image les mots de Horkheimer et Adorno en plus ou moins gros plan, en alternance avec des plans d’une Leni Peickert plongée dans la lecture, la voix de celle-ci se diffracte et s’irise de multiples voix. Kluge abandonne ici la configuration d’une identité, celle de Leni Peickert, pour ouvrir à une constellation de voix : il en est ainsi de la voix très douce d’Alexandra Kluge qui emporte, avec elle, la voix du philosophe, et de celle de Hannelore Hoger, qui commence la lecture : « Page 308 et suivantes : Genèse de la bêtise. Le symbole de l’intelligence est l’antenne de l’escargot ». La voix over d’Alexandra Kluge, lit ensuite le conte philosophique de l’escargot, mis sous le signe de l’inquiétant Méphistophélès : le conte fait, d’un point de vue matérialiste, un récit de l’émergence de l’esprit dans l’évolution du vivant. « À ses débuts, la vie de l’esprit est infiniment fragile » : l’apparition de l’esprit est contingente ; l’esprit aurait pu ne pas surgir de la matière, ou être entravé dans son développement. Mais le conte suggère aussi une analogie entre la précarité de l’escargot exposé au hasard de « la botte en promenade de l’homme, ce colosse » (Horkheimer 144), et la fragilité humaine face à l’imprévisibilité des multiples violences de l’Histoire :
8 Les coupes entre crochet correspondent aux p...
Le symbole de l’intelligence est l’antenne de l’escargot auquel le toucher sert d’organe visuel ainsi que d’odorat, si l’on en croit Méphistophélès. Devant l’obstacle, l’antenne se retire immédiatement à l’abri protecteur, faisant un tout avec l’ensemble, elle ne se risquera que timidement à sortir à nouveau comme organe indépendant. Si le danger est toujours présent, elle disparaît derechef et hésitera beaucoup plus longtemps à revenir à la charge. À ses débuts, la vie de l’esprit est infiniment fragile. Les sens de l’escargot dépendent de ses muscles et les muscles s’affaiblissent chaque fois que quelque chose les empêche de fonctionner. Le corps est paralysé par la blessure physique, l’esprit est paralysé par la peur. À l’origine les deux réactions sont inséparables.
Les animaux plus développés doivent ce qu’ils sont à leur plus grande liberté, leur existence prouve qu’ils dressèrent un jour leurs antennes dans de nouvelles directions et ne les retirèrent pas. Chacune de leurs espèces porte témoignage d’innombrables autres espèces qui tentèrent de se développer, mais échouèrent dès le début, qui succombèrent à la peur dès qu’une de leurs antennes s’avança dans le sens de leur devenir […]. Dans chaque regard d’animal empreint de curiosité point une forme de vie nouvelle […]. Ce premier regard tâtonnant est toujours facile à briser, il a derrière lui la bonne volonté, l’espoir fragile, mais aucune énergie durable […]8 (Adorno et Horkheimer 280-282).
23La voix over d’Alexandra Kluge est bien la voix intérieure de Leni Peickert, qui lit silencieusement l’ouvrage d’Adorno, voix de l’autre qui résonne en elle. La diffraction de la voix d’Hannelore Hoger en de multiples voix, celle d’Alexandra Kluge et celle, souterraine, d’Adorno, ventriloque le personnage de Leni Peickert et fait advenir une voix politique qui, bien qu’ancrée dans l’image, toujours la déborde.
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9 Ainos est, en grec ancien, à la fois un nom ...
24La voix est une énigme : ainigma ; voix de la prophétie divine (ainos) que transmet la Pythie, elle porte en elle les traces d’une terreur antique9. La terreur provoquée par les premières voix synchronisées est, dans le cinéma de la modernité, déplacée vers une interrogation sur la puissance de la voix et le pouvoir des mots. Les voix ventriloques qui peuplent les films de Godard, Duras et Kluge ne sont pourtant pas signe de maîtrise et volonté de domination. En outre, si elles rejoignent le récit oral, ce n’est pas au sens d’une « oralité première » telle que la pense Paul Zumthor (Zumthor 189-190) ; mais c’est bien plutôt, paradoxalement, l’écriture littéraire et philosophique qui, première, semble être la condition de la voix. La voix littéraire et philosophique, qui se fait entendre, ne tend pas à « vampiriser » l’image cinématographique, mais, image sonore, elle ouvre un espace – invisible – entre bande-son et bande-image, dans lequel elle peut se glisser comme voix ventriloque. Jean-Luc Godard, Marguerite Duras, Alexander Kluge sont des figures de l’inactuel : l’inactuel n’est pas ici l’obsolète, mais l’intempestif au sens de Nietzsche, c’est-à-dire l’indépendance à l’égard des conformismes de notre temps. Artistes post-nietzschéens, ils affrontent cinématographiquement la crise de l’expérience, qui inquiétait Walter Benjamin et qu’il reliait au déclin de l’art de conter dans ses essais, « Expérience et pauvreté » de 1933 et « Le Conteur » de 1936. Les voix ventriloques du cinéma-essai font ainsi écho à l’injonction du poème de Celan de faire « sauter les cales de lumière » :
Fais sauter les
cales de lumière :
la parole flottante
est au crépuscule (Celan 73).
25S’il est facile de se résigner à n’entendre que des discours politiques, administratifs ou économiques convenus, s’il est confortable d’accepter sans révolte ces contraintes de lumière, les voix ventriloques du cinéma-essai, quant à elles, résistent, emportent les images dans l’événement de la parole fragmentée et diffractée, font « sauter les cales de lumière » et, voix politiques multiples, elles rendent ainsi au spectateur sa liberté et à sa capacité d’expérience.
Bibliographie
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ALTMAN, Rick. « Moving Lips: Cinema as Ventriloquism ». Yale French Studies 60 (1980): 67-79.
BENJAMIN, Walter. « Expérience et pauvreté » (1933). Trad. Pierre Rusch. Œuvres II. Paris : Gallimard, 2000. 364-372.
BENJAMIN, Walter. « Le Conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov » (1936). Trad. Maurice de Gandillac. Œuvres III. Paris : Gallimard, 2000. 114-151.
BOBLET, Marie-Hélène. « Poétique de la voix. Du Vice-consul à India Song », Roman 20-50 3 (2006) : 77-91.
BOILLAT, Alain. Du Bonimenteur à la voix-over. Voix-attraction et voix-narration au cinéma. Lausanne : Éditions Antipode, 2007.
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CELAN, Paul. Contrainte de lumière (1970). Trad. Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach. Paris : Belin, 1989.
DELEUZE, Gilles. Cinéma 2. L’image-temps. Paris : Les Éditions de Minuit, 1985.
DURAS, Marguerite. La Couleur des mots : entretiens avec Dominique Noguez autour de huit films. Paris : B. Jacob, 2001.
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DURAS, Marguerite, LACAN, Jacques et BLANCHOT, Maurice et al. Marguerite Duras. Paris : Albatros, 1979.
FREUD, Sigmund. L’Inquiétante étrangeté et autres essais. Trad. Fernand Cambon. Paris : Gallimard, 1988.
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KLUGE Alexander, Der Luftangriff auf Halberstadt am 8. April 1945 (1977). Berlin : Surhkamp, 2008.
NIETZSCHE, Friedrich. Généalogie de la morale (1887). Trad. Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien. Paris : Gallimard, 1999.
NIETZSCHE, Friedrich. Le Cas Wagner (1888). Trad. Jean-Claude Hémery. Œuvres philosophiques complètes VIII. Paris : Gallimard, 1984a.
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POE, Edgar Allan. « Le Portrait ovale » (1845). Contes. Essais. Poèmes. Trad. Charles Baudelaire. Paris : Robert Laffont, 1990.
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ZUMTHOR, Paul. « Oralité ». Intermédialités 12 (2008) : 169-202.
Notes
1 La volonté de ne pas réduire la bande-son, et donc la voix, à une simple fonction illustrative de l’image a été dès les premiers films dits parlants une revendication de la part de nombreux réalisateurs, dont les cinéastes soviétiques, Eisenstein, Alexandrov et Poudovkine dans « Le Manifeste du contrepoint ».
2 « The sound track is a ventriloquist who, by moving his dummy (the image) in time with the words he secretly speaks, creates the illusion that the words are produced by the dummy/image whereas in fact the dummy/image is actually created in order to disguise the source of the sound. Far from being subservient to the image, the sound track uses the illusion of subservience to serve its own ends. » Notre traduction.
3 Nous distinguons dans cet article voix in, voix off et voix over dans la lignée d’Alain Boillat : la voix in correspond à la voix d’un personnage intradiégétique visible à l’image, la voix off à celle d’un personnage intradiégétique absent de l’image mais présent dans l’espace figuratif, enfin la voix over est celle d’un personnage extradiégétique qui n’occupe jamais l’espace figuratif.
4 Les passages supprimés, entre crochets, correspondent aux passages de la nouvelle de Poe que Godard ne lit pas dans son film.
5 « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature » (Proust 257).
6 « Blauer Montag. Unterrichtsstoff : Gerda Baethe. Diese Frau liegt 1944 unter Bomben, will sich wehren. Die letzte Chance, sich gegen das Elend von 1944 zu wehren, war 1928. 1928 hätte sich Gerda Baethe mit anderen Frauen organisieren können. » Notre traduction.
7 « Mein Vater hat eine Lieblingsidee: Elefantenfriedhof. Die Elefanten werden in die Arena reingeführt, bleiben dann so stehen. Machen so... Dann geht das Licht aus, dann werden die Elefanten wieder rausgeführt. Leise. Dann kommen die Elefantenwärter, streuen Knochen auf die Arena. Dann geht das Licht wieder an. » Notre traduction.
8 Les coupes entre crochet correspondent aux passages de La Dialectique de la raison qui ne sont pas lus dans le film de Kluge.
9 Ainos est, en grec ancien, à la fois un nom commun, traduit par « parole prophétique », et un adjectif désignant ce qui est terrible, effrayant.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Maguelone Loublier
Normalienne agrégée d’allemand, Maguelone Loublier est docteure en études cinématographiques de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et la Goethe-Universität de Francfort-sur-le-Main. Après avoir enseigné le cinéma en tant que doctorante contractuelle à l’Université Paris 8, elle est, depuis 2017, ATER d’allemand à l’UFR de LEA de Sorbonne Université. Sa thèse porte sur la relation qu’entretiennent la voix et l’image dans l’œuvre cinématographique du réalisateur allemand Alexander Kluge. Ses recherches s’inscrivent dans un questionnement plus large sur les rapports entre cinéma et mémoire, sur la place de la voix au cinéma et sur la forme des films-essais dans le cinéma de la modernité, et proposent une approche transdisciplinaire entre études cinématographiques, histoire, philosophie, littérature et Sound Studies. Elle a publié dans la revue Germanica (2017) et dans le Alexander-Kluge-Jahrbuch (2019).