La voix dans tous ses états
La désincarnation de la voix chez E.T.A. Hoffmann
Résumé
Modèle de la présence à soi, la voix doit sacrifier « l’opacité mondaine de son corps », (Jacques Derrida, La voix et le phénomène) : dans son idéalité, elle nécessite l’« effacement du corps sensible et de son extériorité ». La voix me rend présent à moi-même tout en oblitérant mon corps. Elle est ce double mouvement de présentification et de désincarnation. Appliqué à la musique vocale, ce double mouvement se repère dans les contradictions de l’opéra à partir du XIXe siècle. On en repère ici l’origine dans l’œuvre d’E.T.A. Hoffmann. Pour Hoffmann la voix dans la musique sacrée ne vient pas d’un corps qui parle et qui chante, elle est une musica dell’altro mondo. Mais il est convaincu en revanche que l’opéra, genre profane, « doit apparaître comme un tout » : il tente donc de le sauver de l’éclatement qu’il a introduit par le biais de son paradigme vocal issu de la musique sacrée. On verra comment la dynamique de désincarnation de la voix, qui a pour but d’en faire un objet de jouissance au sens lacanien, se déploie dans le genre opératique, à travers deux nouvelles de Hoffmann, Rat Krespel et Don Juan.
Abstract
Considered as the very form of immediate presence, the human voice has to transform “the mundane opacity of its body into pure diaphaneity” (Jacques Derrida, Voice and Phenomenon). This idealistic element requires the “erasure of the sensible body and of its exteriority.” Voice makes a disembodied subject present to oneself. Ever since the nineteenth century this contradiction can be applied to vocal music, especially to opera. E.T.A. Hoffmann’s works can be considered as the sources of a reflection on such contradiction. According to him, voice in sacred music does not come from a speaking and singing body, but is rather music from the other world. On the other hand, he seems to be convinced that as a secular genre, opera “must appear as a whole”: the composer has been trying to save the genre from the rift inherent in his own definition of sacred and vocal music. However, Rat Krespel and Don Juan show the dynamics of disembodiment of voice in the opera in order to provide jouissance in a Lacanian sense.
Outline
Full text
Un rayonnement angélique, au contraire,
enveloppe les femmes-voix, presque
dissociées de leur corps, aimées par un sens
qui est au-delà de la sensualité
(Brion 149).
Le complexe d’Écho
1Dans son récit du mythe de Narcisse, Ovide évoque le devenir d’Écho, qui avant de n’être plus qu’une simple voix était encore un corps (« Corpus adhuc Echo, non uox erat » Ovide 81, livre III, vers 359). Après que Narcisse l’a rejetée, il reste sa voix ; et de son corps seuls les os subsistent, qui ont l’aspect de la pierre (« Vox manet, ossa ferunt lapidis traxisse figuram » : 82, vers 399). Littéralement pétrifiée, elle subit le même sort qu’Atlas médusé par Persée (« Ossa lapis fiunt » 118, livre IV, vers 660). La différence est que sa voix subsiste : devenue invisible pour quiconque, elle est audible par tous (« nulloque in monte uidetur ; Omnibus auditur » 82, livre III, vers 400-401).
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1 Lacan parle ici du chofar, instrument liturg...
2Je propose d’appeler complexe d’Écho ce fantasme d’une voix invisible et sans corps. Le corps pétrifié, sidéré, ne désire plus (le désir serait au contraire sa dé-sidération, en jouant sur le terme latin desiderium) ; mais la voix, elle, peut ainsi devenir objet de jouissance. En disant cela, je me réfère évidemment à Lacan, qui dès 1959 (Lacan 2013), a fait de la voix un objet de jouissance, « en puissance d’être séparée » (Lacan 2004, 289)1. La voix devient source de jouissance en tant qu’elle est séparable du corps.
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2 Pour une étude de la conception hoffmannienn...
3Le complexe d’Écho traverse l’œuvre d’E.T.A. Hoffmann. On aurait tort de ne voir en Hoffmann que le promoteur d’une « musique absolue », qu’on a tôt fait d’identifier à la musique instrumentale2, même si sa recension de la Cinquième symphonie de Beethoven tend à le faire voir ainsi. En réalité, la voix est chez lui un objet de réflexion majeur, tant dans ses fictions que dans ses recensions d’opéras ou son essai sur la musique sacrée vocale. Voyons-y de plus près.
E.T.A. Hoffmann et la musique sacrée
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3 « Unmittelbar aus der Brust des Menschen, oh...
4L’essai majeur que Hoffmann publie en 1814, Musique sacrée ancienne et moderne (Hoffmann vol. 2/1, 503-531), est consacré pour l’essentiel à constater la décadence du sentiment religieux dans la musique, décadence liée notamment au développement du style instrumental depuis le milieu du XVIIIe siècle. Aussi fait-il de la musique sacrée a cappella de Giovanni Pierluigi da Palestrina le sommet de l’histoire de la musique vocale, et même de la musique dans son ensemble, car « la louange du très-haut, du très-saint devrait jaillir immédiatement du cœur de l’homme, sans aucun medium, pure de tout mélange » (509)3. Au plus loin d’une fonction descriptive, la parole chantée à l’église n’a rien à dire de ce monde. La musique sacrée vocale reste donc relativement indifférente aux mots qu’elle accompagne, beaucoup plus que ne le fait la mélodie d’un lied ou un air d’opéra.
5De ce fait, la musique religieuse selon Hoffmann ne se contente pas d’accompagner les mots de la prière (et encore moins de tâcher de les rendre plus intelligibles, comme l’Église lors du concile de Trente l’exigeait de la musique sacrée), mais le chant est en lui-même un acte religieux. Assez paradoxalement (tout du moins d’une façon absolument non tridentine), Hoffmann dote la musique sacrée vocale d’une certaine autonomie – si l’on entend par là l’autonomie de la voix par rapport au texte. Ce n’est pas la musique instrumentale seule qui est autonome, malgré ce que dit Hoffmann dans la recension de la Cinquième symphonie de Beethoven : c’est la voix elle-même par rapport aux mots qu’elle exprime, et même au corps qui la profère. La musique religieuse, et même la musique dans son ensemble, selon l’idéal hoffmannien, est musica dell’altro mondo. Musique sacrée ancienne et moderne oppose à cet égard l’Antiquité grecque (où les arts s’organisent autour de la sculpture, où la musique elle-même est rythmique, toujours liée au corps et au langage, et incapable d’atteindre l’intériorité spirituelle) au christianisme, où la musique trouve son essence, pour mieux se séparer du corps. La voix de la musique chrétienne vient de l’intériorité du cœur humain, elle ouvre sur un monde invisible. Elle opère la séparation du visible et de l’audible.
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4 « Jene Wahrheit, daβ die Oper in Wort, Handl...
6Que penser d’une telle philosophie de la voix à l’opéra ? Hoffmann reste extrêmement attentif à la différence qui sépare la musique d’église de la musique d’opéra. C’est précisément le propos de Musique sacrée ancienne et moderne : l’opéra, par le biais de l’oratorio, a corrompu le religieux dans la musique au XVIIIe siècle, en y introduisant des principes qui n’ont rien à voir avec lui. La théâtralisation a tué la piété. La voix a donc, sur la scène, une autre vocation que dans la musique sacrée : celle de présenter une unité avec le corps de l’acteur, le corps théâtral. Hoffmann pense que l’opéra « doit apparaître comme un tout, dans les mots, dans l’action et dans la musique » (4414). Le modèle hoffmannien de l’opéra est le drame gluckiste ; la réforme introduite par Gluck a précisément voulu « limiter la musique à sa véritable fonction, qui est de servir la poésie avec expression, tout en suivant les étapes de l’intrigue, sans pour autant interrompre l’action et en évitant de l’étouffer par quantité d’ornements superflus » (Gluck 26). Si la musique sert la poésie et accompagne l’action à l’opéra, elle perd son autonomie ; la voix devient avant tout l’expression d’un corps qui chante, corps visible et touchant.
Don Juan, ou la voix du séducteur sans parole
7Comme critique musical, Hoffmann est soucieux de bien séparer les genres et de fixer leurs archétypes. La Missa Papae Marcelli de Palestrina, le Don Giovanni de Mozart, la Cinquième symphonie de Beethoven : trois chefs-d’œuvre qui illustrent chacun à leur façon un genre parvenu à sa perfection. Le cas de Don Juan est cependant exemplairement problématique. La conceptualité générée par le critique musical se trouve ici aux prises avec une difficulté qui résiste à la séparation des genres musicaux. Le modèle gluckiste du drame est face à une contradiction qui anime l’opéra.
8Hoffmann termine précisément la première partie des Fantasiestücke avec un texte intitulé « Don Juan » (Hoffmann vol. 2/1, 83-97). Le Don Giovanni de Mozart est pour Hoffmann « l’opéra des opéras » (vol. 2/2, 428)5. En tant que sommet, il devrait donc constituer un modèle de l’opéra en général. Mais si le mot de Goethe, « tout ce qui atteint une forme d’achèvement de sa nature doit dépasser cette nature pour devenir quelque chose d’autre et d’incomparable » (Goethe 268)6 est vrai, alors cet opéra par excellence manifeste au plus haut point la crise de l’opéra.
9Pour Hoffmann lui-même, Don Juan est un personnage complexe. Ce n’est pas un séducteur, un libertin, l’homme qui vole de conquête en conquête sans souci de la morale. C’est un être romantique, insatisfait par les jouissances des philistins. Il cherche au-delà, il fait signe vers l’infini, vers Dieu. Donna Anna est de la même nature, elle qui méprise ce que Don Ottavio essaie de lui offrir. Cela est trop étriqué, trop petit-bourgeois. L’un comme l’autre, donc, se comportent comme des êtres qui cherchent au-delà de ce monde étroit la vérité qu’ils sentent dans leurs cœurs. Don Juan ne cherche pas le plaisir, il défie la nature et Dieu, il cherche le Créateur en détruisant ses créatures.
10Michel Poizat, à la fin de La Voix du diable, analyse le personnage de Don Juan comme étant avant tout un traître, c’est-à-dire un personnage qui n’a pas de parole (Poizat 1991, 226-240). Selon Poizat, Don Juan n’est pas un modèle de virilité conquérante, un séducteur typiquement masculin. Avant tout, il déçoit, il trompe les femmes à qui il promet ce qu’elles voudront bien entendre, sans jamais tenir parole. En manquant perpétuellement à sa parole, Don Juan déroge à deux obligations fondamentales : non seulement celle du code chevaleresque qui est celui de sa classe sociale, mais aussi celle de la masculinité, précisément marquée par la capacité à honorer ses engagements. Paradoxalement, le viril Don Juan est donc plutôt féminin selon les codes de son époque. Il s’adonne au chant sans vouloir savoir ce que parler veut dire.
11Catherine Clément avait elle aussi repéré cette vérité lorsque, dans L’Opéra ou la défaite des femmes, elle décrit avec force paradoxe Don Juan comme un hystérique, un personnage au-delà de la sexuation (Clément 65-75). Don Juan n’est pas un homme : en n’ayant pas de parole, selon la profonde remarque de Stanley Cavell, il n’a pas non plus de corps (Cavell 154)7. Sa voix chante sans parole, sans engagement. Par ailleurs, il mange en chantant lors de la scène finale du souper : quel corps pourrait vraiment faire cela ? Une voix sans parole est donc aussi une voix sans corps, jusqu’à ce que Don Juan fasse exception avec le Commandeur8. Celui-ci lui demande sa main, et soudain l’engagement est pris, et sera tenu : l’invitation à souper est honorée, pour la première fois Don Juan fait preuve d’une forme d’éthique. Pourquoi cela ?
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9 Il convient cependant de noter qu’une autre ...
12Si nous suivons l’intuition de Hoffmann, le personnage de Don Juan est donc en quête d’une espèce de divin inversé, en quête de Dieu mais à travers la destruction de tout ce qui y fait obstacle. Le philistinisme que le romantique Don Juan méprise est avant tout lié au plaisir corporel, à des plaisirs limités, raisonnables. La fureur de destruction du monde humain chez Don Juan, avec ses mœurs et ses petits plaisirs, est globalement une négation du corps. La voix du personnage est donc avant tout une voix sans corps. Elle chante en étant substituable, ce qui est hautement invraisemblable à l’opéra où la voix est si individualisée : interchangeable avec son valet Leporello, qui chante dans la même tessiture de basse, et le remplace au début du deuxième acte de l’opéra, Don Juan chante depuis un corps invisible9. Son corps ne se matérialise que lorsqu’il se trouve en lien avec ce qui est l’objet de sa quête, le divin, que le Commandeur incarne.
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10 « Ich […] erkannte […], daβ sie selbst bei ...
13Il y a dans la nouvelle de Hoffmann un indice fort de cet élément de désincarnation de la voix dans l’opéra. La nouvelle raconte comment le narrateur se trouve brutalement réveillé de son sommeil par la sonnerie et l’accord des instruments, alors qu’il se trouve à l’hôtel. L’hôtel est en réalité séparé du théâtre par un simple corridor, et le narrateur va écouter et voir le premier acte. À l’entracte, il se retourne vers sa voisine dont il avait senti la présence sans pouvoir se détacher du spectacle, et il voit devant lui Donna Anna. Il la croit alors douée d’ubiquité. Je propose l’hypothèse que Hoffmann a alors l’intuition de la séparabilité complète du corps de Donna Anna et de sa voix sur scène. « Même lors de son apparition sur la scène, elle n’avait pu s’éloigner de moi », dit le narrateur (Hoffmann vol. 2/1, 8810) ; dans cet état de somnambulisme, la voix constitue un élément d’immédiateté que la distance des corps ne peut abolir.
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11 « Une vieille expérience a depuis longtemps...
14Il faut ici remarquer que Kierkegaard, dans son étude des « étapes érotiques spontanées » au début d’Ou bien… ou bien…, fait lui aussi du Don Giovanni de Mozart le chef d’œuvre musical par excellence, mais en même temps il considère que pour cette raison, la meilleure façon de l’écouter est de rester dans les couloirs de l’opéra11. Il s’agit d’abolir la vue du corps pour se plonger pleinement dans la jouissance de l’écoute de la voix – même si Kierkegaard ne distingue absolument pas la voix de la musique de cet opéra. Étrange opéra, qu’il ne faut surtout pas voir !
La voix d’Antonia et le violon du père
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12 Michel Espagne va jusqu’à dire que la média...
15Rat Krespel (Hoffmann vol. 4, 39-64) a d’abord été connu en français sous le titre Le Violon de Crémone, selon la traduction proposée dès 1832 par François-Adolphe Loève-Veimars. Hoffmann n’a jamais écrit d’ouvrage intitulé Les Contes fantastiques, mais la France s’est approprié très tôt dans le XIXe siècle ses fictions, grâce aux traducteurs, aux nombreux lecteurs et au nombre étonnant d’écrivains qui se sont réclamés de lui et de son rapport au fantastique12. Quoi qu’il en soit, Rat Krespel fait partie de la première veillée des Serapionsbrüder, où ce récit est le premier d’une trilogie musicale. Les Frères saint-Sérapion sont une série de huit soirées, sur le modèle du Décaméron, où quatre ou cinq amis se retrouvent et présentent leurs récits, qui sont ensuite commentés. Tous les récits ne sont pas de véritables contes, certains sont plutôt proches de l’essai, comme Le Poète et le compositeur. Les trois récits de la première veillée sont tous racontés par Theodor, qui est le spécialiste musical des veillées, et sans doute aussi le représentant de Hoffmann lui-même. Je reviendrai sur les deux autres récits ensuite.
16De façon générale, le patronage de saint-Sérapion signifie que les récits qui font partie du recueil renvoient à la folie qui est celle du personnage décrit dans la première narration : un comte vit en ermite dans une montagne d’Allemagne du Sud et se prend pour saint-Sérapion. Après la narration de Rat Krespel, les amis évoquent à nouveau ce Sérapion et sa proximité avec le poète : le poète, comme le fou, a des visions liées à son imagination débordante, qui crée tout un univers intérieur, et dont la seule limite est qu’elle est enfermée dans les limites d’un corps terrestre où l’esprit subit l’action du monde extérieur (68). Mais alors que le poète, conscient de ces limites, dont il souffre, est créateur, le fou perd totalement le sens de la réalité extérieure et s’abîme dans son monde intérieur. Il n’est pas excessif de penser que cette thématique de l’interaction d’un univers intérieur et du monde extérieur se retrouve très précisément dans Rat Krespel, à travers le conflit qui traverse le personnage d’Antonia ; conflit qui, on va le voir, peut être résumé comme étant celui de son corps et de sa voix, aux qualités musicales merveilleuses.
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13 Dans Don Juan aussi, la cantatrice qui tien...
17Le conseiller Krespel est un personnage excentrique, bizarre, qui se fait construire une maison au début du récit en faisant élever des murs pleins, et percer les ouvertures seulement ensuite. Il est présenté comme le père d’Antonia, une fille mystérieuse, que le narrateur cherche à connaître, et qui est, paraît-il, douée d’une voix merveilleuse. On ne connaît sa véritable histoire qu’à la fin, lorsque le narrateur revient dans la ville de Krespel au moment de l’enterrement d’Antonia. Krespel lui raconte alors son passé. Parti en Italie vingt ans auparavant pour y acheter des violons, il tombe amoureux d’une cantatrice, Angela. Celle-ci le torture de ses caprices, et alors qu’elle est enceinte, elle brise le violon de Krespel qui, sur un mouvement de colère, la jette par la fenêtre – sans danger puisque c’est du rez-de-chaussée. Il quitte l’Italie pour n’y plus revenir. Angela finit par faire une tournée en Allemagne alors que sa fille, que Krespel ne connaît toujours pas, est sur le point de se marier. La mère mourant la veille des noces, le mariage est reporté sine die et le père rencontre sa fille. Celle-ci, qui ressemble à sa mère, lui chante un air magnifique, mais le père redoute une maladie mortelle. Le médecin confirme que le chant peut la tuer13. Krespel propose alors une alternative tranchée : ou bien Antonia chante, aime, se voue à la gloire du monde, et meurt, ou bien elle se retire de la vie brillante mais dangereuse pour se cloîtrer avec son père. Bien qu’elle accepte la seconde solution, Antonia finira une nuit par chanter à nouveau avec son fiancé et être trouvée morte au petit matin.
18Krespel force l’alternative. Antonia a le choix entre chanter et vivre, mais elle pourrait aussi ne pas renoncer au fiancé et s’abstenir de chanter, bien que celui-ci soit musicien. Il s’agit bien de renoncer, en même temps qu’à la voix, à la possibilité de séduire. Le substitut à cette mort du désir que propose Krespel est le jeu d’un violon de Crémone, qu’il garde à part, et qui échappe au sort d’autres excellents violons, que Krespel, depuis qu’il a quitté l’Italie, se procure ou construit lui-même, puis démonte sans remords en en jetant les pièces dans une caisse. À la mort d’Antonia, le violon de Crémone vole en éclats et est enterré avec elle. On se rappelle que le violon est précisément l’instrument que la mère d’Antonia avait fracassé contre une table. Je propose l’hypothèse que le violon offre une solution à une contradiction insurmontable : la voix d’Antonia, objet de jouissance possible, expose en même temps son corps, la rend désirable ; elle ne parvient pas à totalement se désincarner, sauf par sa propre mort, que le père ne peut désirer, même s’il aimerait pouvoir jouir de la voix de sa fille. Le violon permet de détacher la voix du corps, il se substitue à elle sans mettre en péril la vie de la fille (et peut-être aussi, sa virginité). Il permet aussi de détourner le désir incestueux du père (Hoffmann insiste assez sur la ressemblance de la fille à la mère, aux yeux même de Krespel), de le détourner vers un objet qui sublime la jouissance et la rend acceptable.
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14 D’une certaine manière, tout l’ouvrage de P...
19On se trouve alors au cœur de la contradiction qu’il s’agit de mettre au jour. La voix féminine est un objet de jouissance, mais tant qu’elle vient d’un corps visible, elle est obscène14 ; et le chofar évoqué plus haut est un instrument dont Reik, et Lacan après lui, pensent qu’il est une voix divine et paternelle transférée sur une corne de bélier, parce que comme telle elle serait insupportable et impossible à entendre. Si elle doit devenir un objet de jouissance détachable du corps, c’est pour que la jouissance puisse être légitime.
20Dans la musique chorale qui sert de modèle à Hoffmann pour son étude de la musique sacrée, le problème ne se pose pas. On n’entend que des voix, au pluriel, et l’objet de l’écoute est l’harmonie de ces voix, qui forment une Stimmung particulière. À l’opéra, la voix s’expose dans sa singularité effrayante, qui plus est incarnée dans un corps qui la porte avec obscénité. L’opéra est le lieu profane où il est possible de s’affranchir des règles sacrées de la musique vocale, mais cet affranchissement a un coût colossal : il faut faire disparaître le corps qui émet la voix, notamment le corps féminin. À la lumière de cette hypothèse, l’idée de Catherine Clément selon laquelle l’opéra est le lieu par excellence de la mise à mort des femmes s’éclaire autrement. L’opéra est habité par une contradiction structurelle, dont la solution logique, après avoir joui quelques heures de la voix, est la mise à mort du corps qui la profère. L’histoire d’Antonia est l’illustration de cette contradiction.
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15 Il est remarquable que Nathalie Dessay ait ...
21Dans l’opéra Les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach, l’histoire d’Antonia fait partie des trois contes repris dans le livret, avec Le Marchand de sable et Les Aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre. La création de l’opéra, en 1881, est posthume, et le livret est inspiré d’une pièce de théâtre de 1851 (écrite par Jules Barbier, le librettiste, et Michel Carré), qui témoigne de la bonne connaissance des récits (mis à la mode par la traduction de Loève-Veimars dès 1829) et de la vie de Hoffmann en France, au milieu du XIXe siècle. L’acte dit d’Antonia, l’acte II, est sans doute inspiré d’une nouvelle publiée sous le pseudonyme de Frédéric Mab en 1835, Les Cygnes chantent en mourant, elle-même adaptée de Rat Krespel : ce qui a frappé l’auteur (qui peut être Hector Berlioz ou Jules Janin, selon Lelièvre 2015) est bien sûr la relation directe entre le chant et la mort. Or, ce qui est particulièrement savoureux, c’est que cette histoire mise en scène à l’opéra prend un autre relief : la cantatrice est pour ainsi dire dans une contradiction performative, elle chante alors que la menace de sa mort liée au chant est permanente15. Il y a des transformations importantes, du conte hoffmannien à l’opéra d’Offenbach : dans l’opéra, le fiancé veut lui aussi empêcher Antonia de chanter, tandis qu’un personnage diabolique, le docteur Miracle, se fait passer pour médecin, mais provoque en vérité la mort d’Antonia. Cependant, le plus spectaculaire est la scène qui conclut l’acte : Miracle préconise à Antonia d’écouter la voix de sa mère, qui l’exhorte à chanter. La mère, morte, chante et fait mourir. Sa voix reste purement invisible. Elle est la plus pure désincarnation de la voix opératique. Il est à noter que dans l’acte précédent, l’acte d’Olympia, c’est une marionnette qui chante, dont Hoffmann tombe ridiculement amoureux (au lieu du corps d’une femme de chair et de sang). L’opéra semble centré autour de la question de la désincarnation de la voix, puisque dans l’acte de Giulietta, la troisième des figures féminines de l’opéra, celle-ci fait perdre son ombre à Hoffmann, comme s’il n’avait plus de corps.
22Mais revenons à Rat Krespel. Ce récit est le début d’une trilogie musicale qui constitue la première des huit veillées des Frères saint-Sérapion. Le second récit, Die Fermate (« Le Point d’orgue ») ridiculise une cantatrice italienne vaniteuse qui tient à pouvoir librement improviser une cadence sur un point d’orgue, que le pianiste interrompt brutalement et insolemment. Le troisième, plus proche de l’essai, Le Poète et le compositeur, défend l’idée que le librettiste doit être inspiré et composer un livret favorable au romantisme de la musique, laquelle traduit sur un plan supérieur la quintessence de l’action théâtrale. Les trois récits sont donc reliés par la question de la voix et de l’opéra. Mais Rat Krespel en constitue la face la plus sombre, la relation au violon d’Antonia est qualifée d’abscheulig (« abominable »), et le personnage éponyme est qualifié par les interlocuteurs de la veillée de splenisch (sic. 64-65 : « spleenétique »). Sans doute parce qu’il dévoile une contradiction que les récits suivants, l’un léger, l’autre théorique, ne peuvent que laisser de côté. Cette contradiction est celle qui existe entre l’autonomie de la voix comme objet de jouissance, et le corps qui la porte.
Prolongements : psychanalyse, phénoménologie
23Ainsi, malgré une volonté théorique affirmée de faire de la voix à l’opéra la partie d’un tout qui comprend la musique, la parole et l’action, Hoffmann expose dans ses récits une autre idée du problème, dont la théorisation explicite est bien plus tardive (on peut la faire remonter aux années cinquante du XXe siècle). Il y a donc d’une part une théorisation explicite, d’autre part une implicite, qu’on ne peut mettre à jour que grâce à des conceptualités ultérieures. Cela ne signifie pas qu’elles en sont la vérité, mais que ce que dit Hoffmann dans ses récits appelle l’interprétation, à partir du moment où ceux-ci ont un caractère énigmatique. Essayons d’en esquisser les grandes lignes.
24Sous l’angle de la psychanalyse, d’abord. Jacques Lacan a eu une conscience aiguë de la question dès 1959. Michel Poizat, Jean-Michel Vives ou Michel Schneider ont prolongé ce questionnement sous la forme d’une interrogation explicite de ce qui se joue à l’opéra. On peut tenter de résumer leur apport à deux thèses essentielles. La première est que la voix est un objet de jouissance possible, autrement dit que l’amateur d’opéra cherche non le plaisir, mais une jouissance qui suppose donc de transgresser un interdit. Michel Poizat (Poizat 1986, 15-21) fait remonter les termes du débat à la querelle des Gluckistes et des Piccinnistes, donc bien avant la théorisation psychanalytique. La musique de Piccinni n’est qu’agréable, elle procure un plaisir fait de tension et de détente, d’où l’alternance de l’aria et du récitatif, lequel revient à la maîtrise de la jouissance liée à la voix par la parole, le logos. Au contraire, la réforme gluckiste revient en fait à introduire, comme plus tard chez Wagner et notamment avec Tristan, une tension musicale continue qui met l’auditeur hors de soi. Le modèle gluckiste qui servait à Hoffmann pour intégrer la voix dans une totalité plus vaste est en réalité le plus efficace opérateur de la jouissance.
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16 P.-J. Salazar estime que cette dichotomie é...
25La deuxième thèse est que cette jouissance recherche une voix séparée du corps, un « objet autonome détaché du corps qui la produit » (Ibid., 59), ou encore, selon une autre approche qui est celle de Philippe-Joseph Salazar dans Idéologies de l’opéra, l’opéra depuis le XIXe siècle suppose une « dichotomie imaginaire entre le corps vocal et le corps dramatique, le corps autosignifiant et le corps signifié » (Salazar 150)16. Cette dichotomie peut correspondre à l’effort théorique de Hoffmann pour penser l’autonomie de la voix dans la musique sacrée, autonomie à l’égard aussi bien du texte religieux que du corps qui chante. Elle est notamment garantie par l’insistance particulière de Hoffmann sur le concept d’harmonie, c’est-à-dire d’union des voix. La voix, mise au pluriel, n’a plus de source corporelle identifiable. Elle peut devenir un objet de jouissance parfaitement détaché du corps. Le complexe d’Écho peut alors jouer à plein.
26Il est évidemment beaucoup plus délicat d’appliquer cette deuxième thèse au domaine de l’opéra, mais c’est pourtant dans ce genre musical qu’elle est la plus féconde. La voix y a alors une source corporelle parfaitement identifiable, puisqu’il s’agit d’un spectacle (sauf à écouter un enregistrement, ou, comme Kierkegaard, depuis les couloirs du théâtre) et que, les chœurs exceptés (ou les duos, les trios et les quatuors vocaux que Hoffmann recense avec minutie dans ses comptes rendus d’opéras, mais moins d’attention que les arias), c’est précisément dans sa singularité que la voix est écoutée et jouie. Le « grain de la voix », selon Roland Barthes, est précisément une voix individuelle, qui implique et engage la matérialité du corps (Barthes 58). L’opéra moderne est donc un lieu étrange, qui associe l’impossible : l’écoute de la voix comme objet séparé, et le spectacle du corps qui la porte. J’ai suggéré qu’il vivait de cette contradiction. Le schéma tragique de l’opéra, ou sa mise à mort structurelle (principalement des femmes, selon Catherine Clément, mais cela s’applique aussi aux hommes) s’inscrit selon mon hypothèse dans cette contradiction. De là l’invraisemblance de Tristan qui chante pendant tout le troisième acte de l’opéra de Wagner alors qu’il est frappé à mort. Cette invraisemblance est radicale mais essentielle, et l’opéra par sa nature même se soucie beaucoup moins de vraisemblance que n’importe quelle pièce de théâtre.
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17 La Voix et le phénomène se veut un commenta...
27Quittons le champ de la psychanalyse. Stanley Cavell interroge lui aussi la désincarnation de la voix dans le chanteur d’opéra, au point de considérer que le dualisme cartésien entre le corps et l’esprit, malgré l’affirmation par ailleurs de leur union, décrit les « conditions de possibilité de l’opéra » (Cavell 196). En poussant un peu plus loin cette thèse, on peut considérer que la phénoménologie de Husserl se trouve encore tributaire de la tradition dualiste cartésienne sur ce point précis, comme Jacques Derrida est parvenu à l’établir dès La voix et le phénomène. Car la voix est le modèle de la présence à soi dans son idéalité, ce qui implique « l’effacement du corps sensible et de son extériorité », de sacrifier « l’opacité mondaine de son corps » (Derrida 86). Pour m’être présente la voix doit se désincarner. C’est presque exactement dans ces termes que Hoffmann, on l’a vu, décrit la présence à ses côtés de Donna Anna pendant la représentation de l’acte I du Don Giovanni de Mozart. « Même lors de son apparition sur la scène, elle n’avait pu s’éloigner de moi » : cette intuition géniale de l’écrivain se retrouve chez Husserl, du moins chez le Husserl de Derrida17. La voix ne peut m’être lointaine, parce qu’il lui manque dans sa présentification l’opacité du corps.
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18 Ce passage vise à éclairer le titre même de...
28On peut pousser encore davantage le paradoxe en indiquant que c’est là précisément le privilège de la voix d’autrui. La voix propre d’un individu, pour reprendre André Malraux dans Les Voix du silence, est perçue « à travers sa gorge » et semble étrangère quand elle l’est « à travers ses oreilles » (Malraux 2004, 887)18. Bien entendu, il existe un circuit audio-phonatoire qui fait que je m’entends toujours, que ma voix me revient comme du dehors et que je peux même en jouir par la résonance qu’elle fait vibrer en moi. Mais ma voix n’est pas détachable de mon corps, seule la voix d’autrui peut être objectivée indépendamment de son corps. C’est peut-être là un des sens profonds du complexe d’Écho : en répétant la fin de mes phrases, Écho me donne la possibilité d’entendre la voix comme objet idéal, détaché de mon propre corps. Le parallèle avec le mythe de Narcisse est cependant impossible : Narcisse peut jouir de son image, mais Écho ne me permet pas de jouir de ma voix. La jouissance vient de la voix d’autrui. Si jouissance il y a quand je m’entends, elle s’insère dans le circuit audio-phonatoire qui repose sur l’expérience de la résonance du corps propre. Elle supposerait donc d’outrepasser l’idéalisme de la voix pour investir l’opacité de la chair.
29En dépit d’une intention théorique très ferme, où les genres sont distingués avec netteté, la pensée de la musique vocale chez Hoffmann se révèle plus féconde, bien que seulement intuitive, dans les écrits fictifs, où sont exposées des situations fantastiques mais pleines de sens. En effet, c’est là seulement qu’est affronté ce que j’ai appelé le complexe d’Écho, ou le fantasme d’une voix sans corps. Ce fantasme, assez clairement assumé sur le plan théorique pour la musique vocale sacrée, parce qu’il ne pose pas de problème majeur, est refoulé quand il s’agit de l’opéra, où le drame gluckiste sert de repoussoir à la voix autonome de l’opéra italien. L’ironie de l’histoire est que la réforme gluckiste de l’opéra a, selon Poizat, précisément maximisé la jouissance possible, et donc mis sur la voie de la nécessité de la désincarnation de la voix pour qu’il soit possible d’en jouir.
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19 En particulier, Žižek ne peut qu’insister s...
30L’opéra a une date de naissance identifiable, en 1600, lorsque la camerata Bardi prône le parlar cantando afin de retrouver l’esprit de la tragédie grecque. Il n’a pourtant cessé ensuite de connaître des réformes, de Gluck à Wagner, visant à le ramener à son principe. Quel est ce principe ? Non pas tant la réunion dramatique de la musique, de la parole et de l’action comme on l’a dit souvent, mais la jouissance de l’objet-voix. Or, la voix comme objet de jouissance est en contradiction, d’une part avec la parole qui représente sa maîtrise, d’autre part avec le corps qui la profère et dont elle veut être séparée. Slavoj Žižek mène cette analyse lacanienne de l’opéra au sujet de Tristan et Isolde de Wagner, qu’il considère comme le chef-d’œuvre absolu du genre19, mais qui fonctionne en dépit de l’idéologie de Wagner lui-même au sujet de l’opéra ; de la même façon, on peut dire qu’Hoffmann a fait du Don Giovanni de Mozart et da Ponte un chef d’œuvre pour des raisons opposées à ce que ses textes théoriques établissent comme la perfection du genre.
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Notes
1 Lacan parle ici du chofar, instrument liturgique de la tradition juive. Ce faisant, il se réfère au Rituel de Theodor Reik, selon lequel cet instrument n’illustre rien d’autre que la voix de Dieu, du Père lui-même, mis à mort selon le procédé décrit par Freud dans Totem et tabou. Il est impossible, dans les limites de cet article, d’explorer de façon exhaustive cette question passionnante, qui court à travers l’histoire de la psychanalyse. Retenons simplement qu’il est capital d’entendre ici l’instrument de musique comme voix séparée du corps. Cette question resurgit ensuite dans le rapport d’Antonia au violon paternel.
2 Pour une étude de la conception hoffmannienne de la musique, voir mon ouvrage (Chèvremont 103-180).
3 « Unmittelbar aus der Brust des Menschen, ohne alles Medium, ohne alle fremdartige Beimischung, sollte das Lob des Höchsten, Heiligsten strömen ». Je traduis systématiquement les passages de l’œuvre hoffmannien que je cite ici, et indique en note le texte allemand original.
4 « Jene Wahrheit, daβ die Oper in Wort, Handlung und Musik als ein Ganzes erscheinen müsse, sprach Gluck zuerst in seinen Werken deutlich aus ».
5 « Oper aller Opern ».
6 « Alles Vollkommene in seiner Art muss über seine Art hinausgehen, es muss etwas anderes, Unvergleichbares werden ». Il est remarquable que Goethe fasse suivre ce mot célèbre d’un exemple, qui est celui du chant du rossignol ; comme si la question du chant, et avec elle de la voix, venait spontanément sous la plume quand il s’agit d’une telle question. De même que le rossignol selon Goethe révèle aux oiseaux, par son excellence, le sens profond de leur chant, de même l’opéra de Mozart, chef-d’œuvre absolu, nous met en contact avec un problème qui est en vérité celui de l’opéra en général.
7 Stanley Cavell analyse dans ce passage le « gage de la voix » et s’inspire du Marchand de Venise de Shakespeare, où, comme on sait, une livre de chair du débiteur, Antonio, lui sert de gage à la parole donnée à l’usurier Shylock. Le maître de Cavell, John Langshaw Austin, est aussi convoqué par Shoshana Felman au sujet de Don Juan ; celle-ci va jusqu’à dire : « “Don Juan” est le mythe du scandale dans la mesure même, précisément, où c’est le mythe du viol : du viol non pas des femmes, mais des promesses qui leur sont faites ; notamment, des promesses de mariage » (Felman 12). Il resterait à déterminer si toute cette réflexion sur le mythe de Don Juan vaut indifféremment pour le théâtre (Dom Juan, de Molière) et l’opéra (Don Giovanni, de Mozart et de Da Ponte). L’ouvrage de Cavell s’achève sur une philosophie de l’opéra sur laquelle je reviens dans la suite de cet article ; Michel Poizat lui aussi s’interroge sur Don Giovanni. Le livre de Felman porte essentiellement sur la comédie de Molière. Peut-on dire que celle-ci insiste davantage sur la promesse violée alors que l’opéra consiste surtout en une désincarnation du personnage central ? Une pièce à ajouter au dossier pour en juger serait cette fine remarque de Camille Dumoulié : « Étrangement, ce personnage musical dans son essence ne chante pas de grands airs. Or, cette retenue est nécessaire à faire sentir que toute expression musicale et vocale est comme son émanation ; mythe musical, il n’a de présence sur scène que sous la forme d’un simulacre dont les contours sont dessinés par les lignes mélodiques des voix qui l’enlacent » (Dumoulié 131). Don Giovanni est un simulacre chanté, un véritable objet vocal lacanien, ce qui n’est possible qu’à l’opéra. Si au contraire Mozart lui avait confié davantage d’arias (il n’en chante que trois dans tout l’opéra), il aurait nécessairement retrouvé la tradition du chant incarné qui est celle de l’opéra de son époque (voir infra, note 11). La seule solution pour que l’énergie musicale du personnage de Don Juan soit effective, c’est qu’il chante le moins possible !
8 Au sujet du Commandeur, il faut se rappeler les vers cités plus haut d’Ovide au sujet d’Écho : son corps est transformé en pierre, et seule sa voix reste vivante. D’une certaine manière, tout le mythe de Don Juan se joue dans ce drame de la pétrification d’un corps mort d’une part, et d’une voix désincarnée d’autre part. Écho est partagée, divisée entre Don Juan et le Commandeur.
9 Il convient cependant de noter qu’une autre interprétation peut être proposée de cette proximité entre les deux personnages. Selon Otto Rank, Leporello constitue « la partie de Don Juan qui représente la critique, la peur, c’est-à-dire la conscience du héros » (Rank 131). Le valet et son maître illustrent ainsi sa réflexion sur le thème du Double.
10 « Ich […] erkannte […], daβ sie selbst bei ihrer Erscheinung auf dem Theater nicht hatte von mir weichen können ».
11 « Une vieille expérience a depuis longtemps révélé qu’il n’est pas agréable de faire appel à deux sens simultanément. Souvent même cela trouble d’occuper intensément l’œil en même temps que l’oreille. C’est pourquoi on a tendance à fermer les yeux lorsqu’on doit écouter la musique. Ceci est plus ou moins vrai pour toute musique, mais pour Don Juan in sensu eminentiori. Dès que l’œil est occupé, l’impression se trouble ; parce que l’unité dramatique qui intéresse la vue est tout à fait secondaire et défectueuse à côté de l’unité musicale, qui dans le même temps s’adresse à l’ouïe. Ma propre expérience me l’a prouvé. J’ai été assis près de la scène, je me suis éloigné de plus en plus, j’ai cherché un recoin dans le théâtre afin de pouvoir me cacher complètement dans cette musique. Je la comprenais ou pensais la comprendre davantage lorsque j’étais loin d’elle – non par froideur, mais par amour, car elle demande à être comprise à distance. Ceci a présenté quelque chose d’étrangement énigmatique dans ma vie. Certains jours j’aurais tout donné pour un billet d’opéra ; à présent je n’ai même pas besoin de dépenser un Rigsbankdaler pour mon billet ; je reste dehors dans les couloirs, je m’adosse contre la cloison qui me sépare des places des spectateurs, – c’est alors que la musique a le plus d’effet, elle est un monde à part, détaché de moi, dont je ne peux rien voir ; je suis assez près pour entendre et, cependant, infiniment loin » (Kierkegaard 94).
12 Michel Espagne va jusqu’à dire que la médiation culturelle de Loève-Veimars pour l’acclimatation de Hoffmann en France a été occultée, « cet oubli entretenant l’impression d’une découverte intuitive du romantisme allemand par le public français » (Espagne 9). Cette impression est assurément illusoire, surtout au vu de la déformation de l’œuvre de Hoffmann assurée et par la traduction (très peu soucieuse de rigueur, les contes des Frères saint-Sérapion par exemple étant isolés de leur contexte et parfois même rebaptisés), et par le public français lui-même, auteurs « romantiques » compris. Au début de son étude sur Hoffmann, Marcel Brion fait remarquer, à mon sens avec la plus grande justesse : « Il est arrivé à Ernst Theodor Amadeus Hoffmann cette chance, ou cette infortune, d’être à la fois le plus connu des Romantiques allemands en France, où ses œuvres ont été très tôt et très abondamment traduites, et celui dont, jusqu’à une date assez récente, la gloire véritable a été obscurcie par la célébrité. Son succès s’est fondé sur ce qu’il proposait, à l’ensemble des lecteurs toujours attentifs aux seules apparences, une vision abrégée et comme une vulgate du Romantisme profond dont on ne s’occupait pas de retrouver le magnifique développement » (Brion 111).
13 Dans Don Juan aussi, la cantatrice qui tient le rôle de donna Anna meurt à la fin de la nouvelle, à cause de son chant. Ou alors, elle meurt de s’être trop identifiée à son rôle, de ne pas pouvoir séparer son propre corps du corps présent sur scène ; sans doute parce que le prosaïsme du réel, auquel revient le narrateur à la fin de la nouvelle, lui est irrémédiablement insupportable. Elle ne peut plus vivre que dans le monde merveilleux, mais plus vrai que le réel, de la scène, et donc y mourir, car elle ne peut pas survivre à Don Juan.
14 D’une certaine manière, tout l’ouvrage de Poizat, La Voix du diable, explore les modalités, notamment religieuses, de cette obscénité ; voir en particulier l’anecdote rapportée selon laquelle, encore en plein dans les années soixante-dix, un petit juif se bouche les oreilles quand l’une de ses professeurs se met à chantonner (Poizat 1991, 126). Or, comme le rappelle judicieusement Poizat, l’idéal chrétien repose sur la communauté des croyants, femmes incluses, et le chant choral est censé, comme Hoffmann l’avait bien vu, en être la plus parfaite expression. Comment résoudre cette contradiction ? Elle n’en est pas une, puisqu’il ne s’agit pas de la même voix. La voix comme partie du chœur n’existe que relativement aux autres voix, elle est d’essence polyphonique ; c’est une voix, même féminine, d’emblée désincarnée, d’où le sentiment que l’on a lorsqu’on écoute un chœur religieux d’avoir affaire à l’harmonie céleste que Hoffmann trouvait si belle. Au contraire, la voix à l’opéra fait partie d’un spectacle, qui surexpose le corps de celui ou celle qui chante, qui plus est en mettant exagérément en valeur ses qualités singulières. C’est parce que la voix est excessivement incarnée à l’opéra que sa désincarnation apparaît comme une nécessité pour permettre la jouissance. Ou encore, l’excès de jouissance apporté par la voix à l’opéra appelle la mise à mort de celui ou celle qui profère. Jouir de la voix, c’est donc (finir par) tuer le corps qui en est la source. On explique très bien ainsi la mort d’Orphée : c’est parce que son chant procure une jouissance excessive qu’il faut le tuer. Bien entendu, il ne faut guère être surpris si le personnage d’Orphée est lié à l’émergence de l’opéra.
15 Il est remarquable que Nathalie Dessay ait chanté successivement deux rôles très différents dans Les Contes d’Hoffmann : d’abord celui d’Olympia, dont l’air « Les oiseaux dans la charmille » est une prouesse vocale dont elle cessa d’être capable, pour prendre ensuite le rôle d’Antonia à Barcelone en 2012/2013. De ce fait, Dessay jouant Antonia montre que ce personnage est une sorte d’Olympia diminuée, menacée de mort par son chant. Comme Freud en avait eu l’intuition au sujet du Marchand de Venise et du Roi Lear de Shakespeare (Freud 1985, 61-81), l’opéra d’Offenbach nous montre la même femme à travers trois personnages. Le début de l’opéra, avec Olympia, nous montre la jouissance du chant (Robert Carsen en 2005 à l’Opéra de Paris met en scène « Les oiseaux dans la charmille » comme étant chanté lors d’une relation sexuelle), la fin, avec Antonia, nous en montre la conséquence (alors même que les airs d’Antonia sont bien moins virtuoses) : la mort.
16 P.-J. Salazar estime que cette dichotomie était impossible aux XVIIe et XVIIIe siècles, où le chanteur (et sa gestuelle) était le centre de l’attention, où donc sa voix et son corps relevaient du même espace. L’espace scénique (celui du metteur en scène, devenu primordial au détriment du seul chanteur) devient a contrario problématique dès lors qu’il est distinct de l’espace imaginaire ouvert par la seule voix – désincarnée, donc – des grandes divas, ce qui est le cas dans notre modernité. Je hasarde ici l’hypothèse que les écrits d’E.T.A. Hoffmann contribuent au moins inconsciemment à la compréhension de cette dichotomie. En tout cas, ils sont contemporains de son émergence. Le modèle gluckiste auquel Hoffmann continue de croire dans ses écrits sur la musique (recensions, essais) relève d’une logique non-dichotomique, il appartient bien au XVIIIe siècle. Mais ses fictions disent tout autre chose, et ouvrent la voie de notre modernité.
17 La Voix et le phénomène se veut un commentaire assez libre de la 1ère des Recherches logiques de Husserl (1900). La méthode de la déconstruction de Jacques Derrida lui permet dans De la grammatologie (1967) de défaire ce privilège de la voix comme modèle de la présence à soi qu’il trouve chez Husserl, notamment grâce à une analyse serrée du rôle de l’écriture dans l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau. La voix husserlienne, par sa diaphanéité, est garante de la validité de l’idéalisme.
18 Ce passage vise à éclairer le titre même de La Condition humaine, où l’on retrouve la même distinction (Malraux 2016, 90). Mais c’est aussi une réflexion sur l’art : l’artiste doit trouver une voix qu’il n’entend jamais, sa « voix intérieure » (Malraux 2004, 496). De même que la voix d’autrui est détachable de son corps parce que je ne l’entends pas par sa gorge, de même ma voix en est indétachable parce qu’elle ne passe pas seulement par mes oreilles, sauf dans le cas où elle est enregistrée, comme le roman de Malraux le raconte. Allons au bout : ma voix est inaudible et incarnée, la voix d’autrui, parce qu’audible, peut être désincarnée. Toute ouïe de la voix est donc liée à sa désincarnation, tant qu’on reste dans ce régime idéaliste de parfaite présence à soi.
19 En particulier, Žižek ne peut qu’insister sur l’acte III, sommet de cet apogée de l’opéra qu’est Tristan, qui porte la jouissance à un degré parfaitement insoutenable. Au moment lui-même le plus intense de cet acte (donc en quelque sorte à l’apogée élevé à la troisième puissance), c’est-à-dire lorsque Tristan voit enfin Isolde arriver, juste avant de s’éteindre dans ses bras, il chante (ou est-ce un cri ?) le fameux Wie, hör ich das Licht ? Voici l’analyse de Žižek : « Ce “j’entends la lumière” n’est-il pas l’expression la plus pure de la rencontre du Réel impossible ? Autrement dit, dans la mesure où l’Objet-Voix ne peut être entendu (par nos oreilles), nos yeux sont le seul moyen de le percevoir » (Žižek 50). Compte tenu de la photophobie de tout l’acte II, sans parler de la malédiction du jour par Tristan à l’acte III, qui font de Tristan l’opéra nocturne par excellence, la lumière dont parle ici Tristan ne peut en effet être que la voix d’Isolde elle-même : on n’imagine pas une mise en scène prenant ces paroles à la lettre et illuminant soudain le plateau. La contradiction fondamentale de l’opéra trouve alors un semblant de solution : la voix comme objet de jouissance devient une lumière pour les oreilles.
References
Quelques mots à propos de : Alexandre Chèvremont
Alexandre Chèvremont est docteur en philosophie et en arts : esthétique, pratique et théories. Il a publié en 2015, aux Presses Universitaires de Rennes, un ouvrage issu de sa thèse, L’Esthétique de la musique classique – de Winckelmann à Hegel, qui retrace la genèse de l’application du classique à la musique dans l’aire germanique, chez les philosophes, les écrivains et les critiques contemporains des trois compositeurs du classicisme viennois. Ses travaux portent sur l’esthétique des arts, et en particulier de la musique, dans la période qui va du milieu du XVIIIe siècle au romantisme et à l’idéalisme allemands ; cette période définit des enjeux dont les prolongements courent jusqu’à notre modernité. Ses recherches sont à l’intersection de la philosophie, de la musicologie et de la germanistique. Il enseigne actuellement la philosophie à l’Espé de Lyon, et donne des cours d’esthétique à l’Université Lyon 2.