Poétique / politique : l’esthétique en partage ?
La Vie mode d’emploi ou la démocratie des objets
Résumé
Cet article entend analyser le célèbre tableau de Serge Valène que décrit Georges Perec dans La Vie mode d’emploi, à la lumière des théories politiques et ontologiques de Pierre Rosanvallon (La Société des Égaux) et Philippe Descola (Par-delà nature et culture). À partir de cette étude, nous discuterons la notion de « démocratie relationnelle » à l’œuvre dans l’art romanesque de Perec.
Abstract
This paper wishes to analyze the famous painting by Serge Valène that Georges Perec describes in La Vie mode d’emploi in the light of Pierre Rosanvallon’s and Philippe Descola’s political and ontological theories (The Society of Equals and Beyond Nature and Culture). These two studies will serve as a basis for a discussion of the “relational democracy” at work in Perec’s art of the novel.
Plan
Texte intégral
1À première vue, La Vie mode d’emploi (1978) ne s’apparente pas à une œuvre politique. Limité à un unique immeuble parisien dont il étudie le microcosme, le roman de Georges Perec n’emprunte pas une analyse de mécanismes politiques, ne se laisse pas guider par une idéologie claire et n’entreprend pas de manière explicite la déconstruction de la société française des années 1970.
2Et pourtant, précisément par son ancrage dans un système précis, La Vie mode d’emploi travaille le fonctionnement politique du microcosme de l’immeuble, au sens originel de polis ; dans la microsociété qu’il décrit, Perec met en avant l’ensemble des relations interpersonnelles et inter-catégorielles qui se jouent entre les humains et les autres êtres qui peuplent l’immeuble, ainsi que la manière dont elles s’organisent, pour mettre en place ce que l’on pourrait appeler une démocratie transcatégorielle.
3Ce nouveau modèle politique se comprend à l’aune de l’ontologie de la moderne société de consommation, que Perec travaille depuis son premier roman, Les Choses (1965). Comme l’indique son titre, Les Choses opère une mise à plat égalitaire des catégories habituellement employées pour penser le vivant et le non-vivant, et, à partir de l’histoire de Jérôme et Sylvie, couple exemplaire qui part à l’assaut de la société à travers la conquête de ses objets « faitiches » (Latour), dresse un continuum entre les humains, les autres êtres, et les objets, regroupés sous l’appellation universalisante de « choses ». Avec Les Choses, Perec propose à une société de consommation qui multiplie les cultes rendus aux objets une cosmologie qui pense plus en termes de continuité de valeurs que de rupture entre des catégories essentiellement définies.
4La Vie mode d’emploi reprend cette cosmologie de la modernité et la concrétise de manière visible dans le tableau de Serge Valène, le peintre de l’immeuble, dont la description de l’œuvre constitue l’un des moments-clefs du roman. Dans son désir d’un art total, Valène imagine une scène qui mêlerait tout à la fois les humains, les animaux, les végétaux, les objets et lui-même. Fantasme d’artiste, ce tableau inexistant offre au lecteur une grille d’analyse de la démocratie étendue que Perec met en œuvre dans ses romans. Au travers de cent-soixante-dix-neuf points, le romancier étudie à l’échelle d’un microcosme les mécanismes du vivre-ensemble, voire du faire-ensemble, autrement dit ce qui définit une organisation politique transcatégorielle de la société.
5On peut appliquer à La Vie mode d’emploi les concepts dégagés par Pierre Rosanvallon sur la démocratie comme régime et forme de société dans La Société des Égaux et par Philippe Descola sur l’écologie politique et les quatre principales ontologies dans Par-delà nature et culture. Via leurs apports théoriques, on peut tenter de dresser le nouveau modèle démocratique que Georges Perec invente dans la description du tableau de Serge Valène, où cohabitent humains, non-humains et objets. Pourquoi ce choix de se limiter à ces deux auteurs, dont les travaux ne concernent pas directement la sphère littéraire ? Pourquoi au contraire ne pas invoquer des auteurs comme Jacques Rancière ou Marielle Macé qui, eux, ont investi les rapports entre littérature et politique pour le premier1, littérature et mode de vie pour la seconde2 ? Avec cette liste vertigineuse, Perec semble abolir l’espace de quelques pages le caractère littéraire de son ouvrage, pour aller vers un en-deçà ou au-delà de la littérature. Ce faisant, quittant (en surface, puisque, comme on le verra, sa liste obéit à des logiques stylistiques propres à l’art romanesque) la sphère littéraire, il rencontre des préoccupations d’un autre ordre. Politique d’une part, avec son questionnement autour de l’égalité politique des êtres, d’où le recours à Rosanvallon ; métaphysique d’autre part, par sa réflexion sur leur égalité ontologique, d’où la référence à Descola.
6La Vie mode d’emploi a en outre depuis longtemps attiré la critique universitaire. Et le tableau de Serge Valène fait partie des séquences-phares du roman. Toutefois, la critique s’est surtout concentrée sur les aspects techniques – indispensables pour comprendre l’art romanesque de Perec – de l’ouvrage : la mémoire (Guidée), la temporalité (Reggiani), la stylistique (Montémont & Reggiani), l’usage de la liste (Turin), les rapports de l’écrivain à l’art contemporain (Joly) pour ne citer que les travaux les plus récents. Partant des analyses antérieures, celle-ci se proposera de placer sur les plans politique et ontologique les expérimentations littéraires de Georges Perec. Il s’agira donc de trouver le geste démocratique novateur que porte la stylistique perecquienne.
7L’analyse se fera sur trois plans. Le premier, politique, montrera comment fonctionnent les relations entre les différents acteurs de cette démocratie transcatégorielle. Le deuxième, ontologique, portera sur les nouveaux modes d’être, propres à la société de consommation, que Perec ré-invente entre les entités qui peuplent le monde. Enfin, le troisième, d’ordre esth-éthique, tentera de voir en quoi l’on peut qualifier de démocratique l’écriture même de Perec.
Par-delà hommes et objets : une démocratie transcatégorielle
De nouvelles « égalités-relations »
8La démocratie de Perec s’ancre dans une conception organiste du collectif, où la démocratie tient le rôle de régime institutionnel et de forme sociale. Cependant, il ne s’agit pas d’une des « égalité-corps », comme dans le communisme utopique, le protectionnisme européen et le racisme constitutif de la société américaine de la seconde moitié du XIXe siècle, où le collectif écrase l’individualité, et que rejette Pierre Rosanvallon dans La Société des égaux, mais plutôt de ce que l’historien nomme, d’après les révolutionnaires américains et français, une « égalité-relation » :
L’égalité [y] avait alors été appréhendée au premier chef comme une relation, comme une façon de faire société, de produire et de faire vivre le commun. Elle était considérée comme une qualité démocratique et pas seulement comme une mesure de la distribution des richesses. (Rosanvallon 21)
9Au fondement de cette égalité : la nécessaire et fructueuse collaboration horizontale entre des parties individuées au service d’un projet collectif. Ce principe guide l’agencement des catégories d’êtres du tableau de Valène. Comme on le voit sur le tableau comparatif (en annexe), la grande majorité des êtres apparaissent liés les uns aux autres, et particulièrement hommes et objets, dont la relation représente plus de 50 % des différents points énumérés. À l’inverse, les catégories isolées sont peu nombreuses : si les humains seuls comptent encore pour 33 %, les animaux seuls ne sont que 0,5 %. Quant aux végétaux, aux nombres et aux objets, ils n’existent pas de manière indépendante.
10Collaborant les unes avec les autres, le plus souvent par paires, les entités semblent aller jusqu’à la fusion au sein d’un microcosme où le devoir de faire-ensemble prime sur des frontières ontologiques arbitrairement définies. Vaste continuum qui va du vivant au non-vivant, le tableau de Valène s’inscrit dans ce que l’anthropologue Philippe Descola nomme un « universalisme relatif », « c’est-à-dire qui se rapporte à un [ensemble de] relation[s] […] de continuités et de différences, de ressemblance et de dissimilitude que les hommes établissent partout entre les existants » (Descola 2005, 418-419). Comme le note ce dernier, toute culture humaine a envisagé sa place dans le monde à travers un réseau de relations avec le reste du vivant ; seule la culture anthropocentrique née dans l’Occident moderne, après « le grand partage » (Descola 2005, 91) entre les humains et l’animalité, a réduit ces relations morales, sociales et politiques à de simples continuités biologiques.
La rupture avec l’anthropocentrisme
11Bien qu’elle représente encore 33 % des points du tableau, soit la deuxième plus importante après « Hommes et objets », la catégorie « Hommes seuls » est marquée par le sceau de l’impuissance et de la vanité. Dans la toile de Valène, Perec questionne jusqu’au statut ontologiquement distinct de l’homme au sein de la conception anthropocentrique du monde.
12Seuls, les hommes paraissent en effet bien incomplets, comme si l’absence du monde signifiait le démembrement de leur être. Le curieux point 61 exprime de manière stylistique cette incomplétude du sens de l’homme seul : « Le sultan Selim III atteignant huit cent quatre-vingt-huit m » (Perec 294). De quoi ce –m tronqué est-il le commencement ? Probablement, dans la logique de la phrase, des longs « mois » du sultan ; mais on ne peut alors manquer de souligner l’homophonie des « mois » incomplets et d’un « Moi » inachevé, comme si la conscience et l’écriture de soi se délitaient au fur et à mesure des années.
13Abordée dans ce point de manière négative, l’incomplétude ontologique des hommes peut également se révéler matrice d’un imaginaire qui repeuple le monde des solitaires des objets qui leur font défaut. On retrouve ce procédé dans le point 97 : « Le cadre donnant une somptueuse réception à ses collègues » (Perec 295). Présentée de manière aussi simple que les autres, cette phrase interpelle toutefois dans cette approche : l’expression très vague de « somptueuse réception », qui refuse tout « effet de réel » pour reprendre le terme proposé par Roland Barthes, évoque, dans l’imaginaire du lecteur, un foisonnement d’objets (tables, chaises, buffets, verres, boissons, etc.). Simple dans sa construction syntaxique et apparemment simple dans la portée de son énoncé, le point 97 est pourtant l’exemple même du processus imaginatif du lecteur humain, qui, de lui-même, ancre des hommes que Perec a volontairement rendus abstraits, par l’usage de substantifs généraux et l’absence de détails concrets, dans un monde peuplé d’objets.
14Chez Perec, non seulement l’anthropocentrisme n’est pas possible, mais il n’est en outre pas moralement viable car, en raison de la stérilité qui frappe une humanité isolée, il priverait cette dernière de ses moyens d’accomplissement.
La collaboration avec les objets
15Depuis Les Choses, les objets apparaissent sous la plume de Perec comme les icônes mêmes du monde moderne. Élevés au rang de divinités cosmétiques, ils intercèdent dans la vie quotidienne des hommes sous de multiples formes, à tel point que ces derniers ne s’en rendent presque plus compte.
16Le tableau de Valène offre un panorama assez général des relations protéiformes qui existent entre hommes et objets. Relation d’abord économique : « L’ingénieur se ruinant dans le commerce des peaux africaines » (Perec 1978, 295) se donne presque littéralement corps et âme à son activité. Son histoire, racontée plus amont dans La Vie mode d’emploi, tient lieu de fable sur la spiritualité moderne : cet aventurier européen multipliant les investissements inutiles et les gouffres financiers paraît possédé par le seul désir de manipuler les objets, d’être en contact avec eux et d’en tirer une valeur autant économique que morale. Dans cette optique, son existence entière serait une quête du sacrifice permanent sur les autels des « faitiches ».
17Le recours aux objets peut également, de manière plus pragmatique, servir d’intermédiaire au sein des relations sociales humaines. « La belle-mère coupant l’eau chaude si son gendre va se raser » (Perec 294) et « Le chimiste s’inspirant de la technique d’un fondeur italien » (Perec 296) sont deux exemples de relations humaines agressives, dans lesquelles les individus emploient les objets comme moyens pour parvenir à leurs fins, au détriment d’autres personnes. Employés par tous les humains, les objets semblent former dans le tableau un réseau secret, qui s’immisce dans tous les pans de la vie humaine, jusqu’à devenir le point de passage obligé, le filtre nécessaire à toute communication sociale.
18Et pourtant, aussi omniprésents soient-ils, les objets chez Perec restent source de mystère. À l’instar de « L’archéologue cherchant les traces des rois arabes d’Espagne » (Perec 293), il semble que les humains n’aient accès qu’aux signes laissés par les objets, et non à une quelconque essence. Peut-être cette absence ontologique est-elle, à l’image de la critique de l’anthropocentrisme, une incitation à dépasser le non-sens, car les signes des objets peuvent être aisément reconfigurés autrement, et passer du strict statut utilitaire à l’usage poétique du langage. On le découvre dans le basculement entre « Le gérant de l’immeuble songeant à arrondir ses fins de mois » (Perec 296), expression prosaïque qui prend toutefois dans l’écriture de Perec l’image géométrique du cercle, et « L’enquêteur vêtu de noir vendant une nouvelle clef des songes » (Perec 293), détournement poétique beaucoup plus fort du langage ordinaire.
19On le voit, les objets, investis d’une multiplicité de pouvoirs, aussi bien fantasmés que réels, compensent en quelque sorte l’impuissance ontologique de l’humanité livrée à elle-même. Ce faisant, la nécessaire collaboration avec les objets, à qui les hommes attribuent un sens et une fonctionnalité, oblige à redéfinir les catégories traditionnelles de classification du vivant et du non-vivant. À l’heure de la société moderne « faitichiste », Perec travaille les continuités entre les nouveaux modes d’être.
Les nouveaux modes d’être à l’heure de la société de consommation
Les dérives du naturalisme
20De manière anachronique, Perec s’emploie à déconstruire dans ce tableau littéraire la pensée naturaliste telle que l’a définie Philippe Descola dans Par-delà nature et culture. Propre à la société occidentale qui suit le « grand partage » qu’ont institué les Modernes entre culture et nature, humain et animal, intériorité et extériorité, le naturalisme est le seul des quatre modes d’être possibles dans les sociétés humaines envisagés par Descola – les trois autres étant l’animisme, le totémisme et l’analogisme – qui pose un dualisme ontologique absolu dans la continuité du vivant.
21Rejetés hors de la conscience, clef de voûte de l’édifice naturaliste, les autres êtres vivants se voient privés du statut de sujet et peuvent donc être réifiés à loisir. Le tableau de Valène en fournit quelques exemples, en particulier dans les relations entre les hommes et les végétaux d’une part, et les hommes et les animaux d’autre part. « Le boyard offrant à la Grisi un charmant vis-à-vis en acajou » (Perec 295), assez inoffensif au premier abord, s’appuie néanmoins sur la complète réification du végétal, ici devenu un meuble de luxe. Plus dérangeante est l’image du « décorateur tirant parti du squelette rouge d’un bébé-porc » (Perec 296) : l’accumulation de qualificatifs, « rouge » et « bébé », souligne stylistiquement le processus de négation des qualités esthétiques qui pourraient susciter l’affection humaine, laquelle a cours dans toute réification de l’animal. Perec s’attache ainsi à décrire le fonctionnement de la pensée naturaliste, qui procède par négation du visible et de l’affectif : les qualités propres à l’animal sont niées au profit de son aspect purement utilitaire.
22Mais le processus de réification dépasse la seule sphère animale, et se retourne contre les humains : l’exemple du « prêteur faisant mourir en un seul jour 30 000 Lusitaniens » (Perec 295) montre à quel point les masses humaines peuvent être réduites, par la volonté d’un seul homme doué d’autorité, à l’état de nombres vidés de tout affect. Dans sa logique du grand partage, le naturalisme tend à séparer essentiellement le sujet de la foule, envisagée comme attroupement bestial où la conscience singulière se dilue.
23Cependant, l’écriture de Perec ne fait que constater et ne polémique pas. Attentive au réel, elle observe comment le naturalisme façonne le microcosme de l’immeuble et comment il s’inscrit socialement comme pilier de la vie moderne.
Vers l’analogisme
24Si l’on applique la terminologie ontologique de Descola à La Vie mode d’emploi, on se rend compte que le mode d’être de la vie moderne que Perec entreprend de décrire n’est ni animiste, ni totémiste (cf annexe 2).
25Il n’est pas animiste, car pour ce mode d’être très prégnant dans les sociétés amazoniennes, tous les êtres vivants, en dépit de leurs différences physiques, sont considérés comme des sujets. Or une telle égalité ontologique n’a pas cours dans un monde où les humains divisent le continuum de la nature en catégories arbitrairement définies qu’ils peuvent réifier à loisir.
26Perec n’est pas non plus totémiste, dans la mesure où ce cadre de pensée, exemplairement représenté par l’Australie aborigène, définit des clans qui regroupent une foule d’êtres vivants et non-vivants (minéraux, lieux…) selon leur filiation avec un esprit originel commun. Ainsi, les membres du « clan du Kangourou » seront plus adroits, ceux du « clan de l’Émeu » des facilités à la course, etc. Cette division « cosmogénique » (Descola 369) des êtres en fonction de leur ascendance n’est pas opérante dans l’immeuble de Perec, car les êtres étudiés ne semblent pas se regrouper au sein d’entités plus générales.
27En revanche, le tableau de Valène se rapproche bien plus volontiers de ce que Descola nomme l’analogisme. « Cosmocentrique » (Descola 380), ce mode d’être organise l’univers autour de qualités absolues qui peuvent se déplacer entre les êtres. Les identités y sont alors essentiellement instables ; l’homme, décentré, peut se confondre avec d’autres êtres, à l’instar du « faiseur de puzzles s’acharnant dans ses parties de jacquet » (Perec 292) : Serge Valène est ici renvoyé à sa double activité de faiseur de puzzles et de passionné de jacquet, à tel point que ces deux qualités, qui le montrent dans un travail au contact de la matière, le définissent mieux que son nom. L’analogisme fonctionne ainsi par un jeu de correspondances, d’échanges de qualités entre les êtres ; même poétiques, les métamorphoses structurent l’immeuble parisien, à l’image du « pioupiou bloqué avec sa promise dans l’ascenseur en panne » (Perec 297) : aussi courante soit l’expression de « pioupiou », elle renvoie symboliquement à l’innocence et à la naïveté heureuse du jeune homme, convoquées ici par le biais d’une métaphore animale.
28Décentrées, liées entre elles de manière horizontale par des transferts de qualité inconscient, les parties qui composent l’immeuble ne peuvent s’y individuer. Le tout, organique, prime sur des parties altérables.
L’écologie politique
29D’un point de vue politique, le mode d’être animiste semble difficilement compatible avec un régime de démocratie libérale où débattent des volontés individuelles. Le régime politique qui lui conviendrait le mieux, et qui correspondrait au projet pictural de Valène, est plutôt à chercher dans ce que Philippe Descola nomme une « écologie politique », c’est-à-dire un régime qui prenne en compte des écosystèmes dans leur intégralité, sans les subdiviser en parties ontologiquement et politiquement vides de sens :
Une véritable écologie politique, une cosmopolitique de plein exercice, ne se contenterait pas de conférer des droits intrinsèques à la nature sans lui donner de véritables moyens de l’exercer ; elle s’attacherait à ce que des milieux de vie singularisés et tout ce qui les compose – dont les humains – deviennent des sujets politiques dont les humains seraient les mandataires. Pourrait ainsi prendre une expression politique concrète ce que j’ai appelé ailleurs l’universel relatif, à savoir l’idée que des systèmes de relations plutôt que des qualités attachées à des êtres devraient former le fondement d’un nouvel universalisme des valeurs.
(Descola 21-22)
30Dans sa traduction politique, l’animisme, bien plus déterministe qu’un modèle de démocratie libérale, refuserait ainsi le principe d’individus abstraits, absolument décontextualisés de leur milieu de vie. C’est au contraire le milieu de vie en tant que tel qui devient sujet politique, à l’image de l’immeuble de La Vie mode d’emploi, microcosme entretissé de relations sociales et affectives qui, dans la fiction, ne s’inscrit dans aucun cadre institutionnel. Dans la perspective animiste, c’est l’ensemble qui doit définir le cadre politique :
C’est pourquoi il faut imaginer que puissent être représentés non pas des êtres en tant que tels – des humains, des États, des chimpanzés ou des multinationales ; mais bien des écosystèmes, c’est-à-dire des rapports d’un certain type entre des êtres localisés dans des espaces plus ou moins vastes, des milieux de vie donc, quelle que soit leur nature. (Descola 21)
31Pour fictionnelle qu’elle soit, la description du tableau de Valène se fait miroir des reconfigurations ontologiques de la société de consommation, qui bascule sans se rendre compte dans l’animisme alors qu’elle proclame encore un régime politique fruit du naturalisme où le sujet indivis est au centre. C’est dans cette tension morale et sociale que se loge l’écriture de Perec : hétéroclite, bigarrée, elle épouse l’intégralité des points de vue de l’immeuble, de manière à former ce que l’on peut appeler une esth-éthique démocratique.
Une écriture démocratique
Une liste non-hiérarchique
32Longue phrase continue, scandée par une série de points-virgules à la fin de chaque détail pictural et narratif, l’ekphrasis du tableau de Valène ne classe pas ses idées. Toutes disposées sur un plan horizontal, elles fonctionnent, selon un principe de fourre-tout dynamique, comme autant de segments du réel porteurs d’une énergie, d’une histoire, d’un morceau de vie. Le principe de la liste non-hiérarchisée n’orientant pas le regard du lecteur-spectateur par le biais d’un narrateur omniscient surplombant la scène, il semble qu’un vaste flux organique innerve l’ensemble des points du tableau. Tous ces éléments se lient dans un tout, de nature animiste, où ils apparaissent tous structurellement et stylistiquement nourris les uns des autres.
33La liste non-hiérarchique, d’un point de vue esth-éthique, c’est-à-dire envisagée comme dispositif formel créateur de valeurs morales, sert ici à remplacer des êtres solitaires par un ensemble solidaire, proche de l’égalité-relation de Rosanvallon. D’un point de vue littéraire, elle trouve peut-être son origine dans les descriptions zoliennes, qui tendent à saisir l’infinité d’un réel en perpétuel mouvement. La description des étals de poisson du Ventre de Paris en est caractéristique :
Pêle-mêle, au hasard du coup de filet, les algues profondes, où dort la vie mystérieuse des grandes eaux, avaient tout livré : les cabillauds, les aigrefins, les carrelets, les plies, les limandes, bêtes communes, d’un gris sale, aux taches blanchâtres ; les congres, ces grosses couleuvres d’un bleu de vase, aux minces yeux noirs, si gluantes qu’elles semblent ramper, vivantes encore ; les raies élargies, à ventre pâle bordé de rouge tendre, dont les dos superbes, allongeant les nœuds saillants de l’échine, se marbrent, jusqu’aux baleines tendues des nageoires, de plaques de cinabre coupées par des zébrures de bronze florentin, d’une bigarrure assombrie de crapaud et de fleur malsaine [...]
(Zola 1873, 165-166)
34Chez Zola comme chez Perec, la liste, juxtaposant l’ensemble des éléments observés sur un pied d’égalité ontologique, moral et politique, déconstruit la rhétorique classique de hiérarchisation des éléments selon l’importance que leur attribue une autorité régulatrice transcendante.
Interdépendance et individuation stylistiques
35Cette déconstruction de l’autorité narrative s’accompagne, sur le plan stylistique, d’une individuation et d’une interdépendance des éléments grammaticaux. Le principe d’écriture des points est systématique : un sujet, introduit par un article défini ; un verbe au participe présent ; un complément d’objet.
36Or l’emploi de l’article défini pour introduire des sujets nouveaux est paradoxal d’un point de vue grammatical ; certes, certains énoncés renvoient à des épisodes antérieurs à la scène, mais d’autres, qui ont formellement la même construction, donnent l’illusion de se référer à un épisode connu du lecteur, alors qu’ils sont complètement nouveaux. Se tisse ainsi une organicité romanesque, où chaque élément s’insère dans un système de renvoi à la matière de La Vie mode d’emploi, dont le sujet, in fine, pourrait bien être ce complexe réseau narratif lui-même.
37L’usage du complément d’objet pose également problème. Alors que leur fonction supposée est d’apporter une précision sémantique à un sujet déjà signifiant, les compléments d’objet de la liste pérecquienne donnent à un sujet presque insignifiant tout son sens. Dans « La belle-mère coupant l’eau chaude si son gendre va se raser », le sujet « La belle-mère », trop général, apparaît presque dénué de signification ; avec le participe présent et le complément d’objet, il trouve son sens et renvoie à l’épisode antérieur. On assiste ici à un renversement de la notion de sujet grammatical : c’est l’objet qui vient qualifier le sujet, lequel, en quelque sorte immobilisé par l’emploi du participe présent, n’agit pas véritablement sur son objet.
38En somme, l’autorité sémantique et syntaxique du sujet grammatical se réduit au profit de son objet. L’individuation des différents points du tableau ne se fait donc pas via une autorité grammaticalement instigatrice du sens mais par l’inscription de chacun des éléments dans le système d’organicité romanesque étudié ci-dessus. De la même manière qu’il n’y a pas, dans le monde analogique de Perec, d’individus absolus décontextualisés de leur milieu de vie, il n’existe pas, dans son expression stylistique, de mots capables de faire sens à eux seuls. À l’indépendance solitaire du sujet, grammatical et/ou libéral, répond chez Perec une interdépendance solidaire structurelle. On trouve là une parfaite traduction littéraire du concept d’« égalité-relation » de Rosanvallon.
De la contemplation à la méditation
39Toutefois, pour distinguer l’égalité-relation de l’égalité-corps, il faut que chaque élément individuel soit en lui-même porteur d’un sens, qui s’ajoutera à la somme des contributions de chacun. Les énoncés de Perec ont beau être réduits au strict minimum syntaxique, chacun d’eux véhicule un sens différent, mais complémentaire, des autres. À vrai dire, leur écriture, concise, permet de méditer leur signification.
40Le participe présent, suspendant l’action, introduit un temps propre à la contemplation du sens des points. Ceux-ci apparaissent alors comme autant d’exempla et d’anecdotes à valeur morale, telle l’histoire du « prêteur faisant mourir en un seul jour 30 000 Lusitaniens », qui amène à réfléchir sur une certaine brutalité de l’homme envers ses semblables.
41À cela s’ajoute le système de rappel romanesque étudié plus haut. Combinant méditation et remémoration, la liste s’apparente à un exercice mental, spirituel, qui implique le lecteur-spectateur dans un processus d’analyse critique d’un réel figé en une myriade de petites vignettes, vitrines de son époque. Le figement de l’action, enrayée dans sa mécanique insaisissable, permet ainsi de découvrir et de comprendre les mécanismes sociaux, politiques, moraux, culturels – en un mot, civilisationnels – à l’œuvre dans la société de consommation. On peut dire, à travers la scène archétypale du tableau de Valène, que La Vie mode d’emploi fonctionne de manière surréelle : il s’agit toujours de grossir un trait spécifique de cette civilisation en voie de formation afin de penser, de manière à la fois concrète et abstraite, la reconfiguration du tissu socio-politique et des catégories ontologiques.
42Tel est le dispositif esth-éthique de la scène observée. Tableau moral, constitué de saynètes exemplaires de son contexte de production, le projet inabouti de Serge Valène doit servir de point de départ pour repenser, ne serait-ce qu’en imagination, les fondements de la nouvelle société.
43Si donc La Vie mode d’emploi échappe aux catégories de pensée traditionnelles de la sphère politique, c’est pour mieux rejoindre le politique au sens large du terme, soit la manière de penser l’organisation du vivre-ensemble. Mais Perec ne propose jamais un manifeste. Son approche, subtile, repose sur une observation minutieuse et critique d’un microcosme emblématique de son époque, à partir de laquelle le lecteur est libre de dresser ou non des propositions de refondation sociale et politique.
44De sorte que les liens entre littérature et politique dans La Vie mode d’emploi se jouent dans le cadre de la relation entre l’auteur et ses lecteurs. L’écrivain propose en soumettant à la lecture une observation à la fois précise et surréelle de l’état de la société, et le lecteur en dispose en tirant de lui-même des conclusions qui dépassent le tableau général dressé par le romancier. On pourrait ainsi parler d’une éthique politique, plus que d’une morale politique, chez Perec. En effet, là où la morale s’applique à un niveau collectif3, l’ethos désigne d’abord le caractère personnel d’un individu4. C’est donc la formation critique de ce dernier qui importe dans le tableau de Valène. Ce qui passe formellement, comme on l’a vu, par ce que Philippe Lejeune nomme « l’invention de contraintes de lectures » (Lejeune 78) : ici, le décryptage analytique d’un catalogue en apparence désordonné. Contraintes qui, in fine, poussent « les lecteurs […] à des sortes d’exercices spirituels » qui donnent « ainsi accès à des zones de leur psychisme qui leur sont habituellement fermées » (Lejeune 78). Dans le cas précis du tableau de Valène, cette extension du psychisme s’accompagne d’une extension de l’ontologie démocratique.
Annexe 1 : tableau comparatif des catégories ontologiques employées par Perec
Hommes seuls |
Hommes et animaux |
Hommes et objets |
Hommes et végétaux |
Hommes et nombres |
Animaux seuls |
Animaux et objets |
60/179 = 33,5 % |
12/179 = 6,7 % |
101/179 = 56,4 % |
7/179 = 3,9 % |
4/179 = 2,2 % |
1/179 = 0,5 % |
2/179 = 1,1 % |
Annexe 2 : Les quatre ontologies (Descola 2005, 176)
Ressemblance des intériorités Différence des physicalités |
animisme |
totémisme |
Ressemblance des intériorités Ressemblance des physicalités |
Différence des intériorités Ressemblance des physicalités |
naturalisme |
analogisme |
Différence des intériorités Différence des physicalités |
Bibliographie
DESCOLA, Philippe. Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 2005.
DESCOLA, Philippe. « Humain, trop humain ». Esprit 420 (2015).
GUIDÉE, Raphaëlle. Mémoires de l’oubli : William Faulkner, Joseph Roth, Georges Perec et W.G. Sebald. Paris : Classiques Garnier, 2017.
JOLY, Jean-Luc (sous la direction de). Perec et l’art contemporain. Bordeaux : Le Castor astral, 2010.
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LEJEUNE, Philippe. « Une autobiographie sous contrainte ». Le Magazine littéraire 579 (2017).
MACÉ, Marielle. Façons de lire, manières d’être. Paris : Gallimard, 2011.
MONTÉMONT, Véronique et REGGIANI Christelle, dirs. Georges Perec artisan de la langue. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 2012.
PEREC, Georges. La Vie mode d’emploi. Paris : Livre de Poche, 1978.
RANCIÈRE, Jacques. Politique de la littérature. Paris : Galilée, 2007.
REGGIANI, Christelle. L’Éternel et l’éphémère : temporalités dans l’œuvre de Georges Perec. Amsterdam/New-York : Rodopi, 2010.
ROSANVALLON, Pierre. La Société des égaux. Paris : Seuil, coll. Les Livres du nouveau monde, 2011.
TURIN, Gaspard. Poétique et usages de la liste littéraire : Le Clézio, Modiano, Perec. Genève : Droz, 2017.
ZOLA, Émile. Le Ventre de Paris (1873). Paris : Livre de Poche, 1958.
Notes
1 voir Rancière 2007.
2 voir Macé 2011.
3 Définition du Larousse : « Qui concerne les règles de conduite pratiquées dans une société, en particulier par rapport aux concepts de bien et de mal. » (je souligne). https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/moral/52562?q=morale#52427 (consultée le 4 juin 2018).
4 Définition du Larousse : « Manière d'être sociale d'un individu (vêtement, comportement) envisagée dans sa relation avec la classe sociale de l'individu et considérée comme indice de l'appartenance à cette classe. » (je souligne). https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ethos/31434 (consultée le 4 juin 2018).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Maxime Lerolle
Entré à l’ENS de Lyon en section cinéma, Maxime Lerolle est l’auteur d’un master recherche consacré à une comparaison entre les films de super-héros de l’après-11-septembre et les premières chansons de geste françaises. Également fondateur du blog culturel organiste.blogspot.fr, dédié notamment au cinéma et à la littérature, il s’est par la suite réorienté dans le journalisme culturel à Paris 10 Nanterre. Il collabore depuis à L’Humanité, Reporterre, au Monde diplomatique et continue d’écrire des critiques de cinéma pour Il était une fois le cinéma et Le Bleu du Miroir.