Poétique / politique : l’esthétique en partage ?
Plan
Politique et littérature : des liens à repenser
1Francesco Masci, dans son Traité anti-sentimental, oppose deux forces antagonistes : la production d’images – qu’il nomme « la culture absolue » – et la technique. La seconde, si elle a entraîné le développement effréné de la première, a apporté dans son sillage la promesse trompeuse d’une liberté absolue. Dans un entretien récent sur France Culture, Masci, se référant à ce qu’il présente comme le remplacement progressif du politique par la politique avec l’avènement de régimes démocratiques modernes, résumait en quelques mots la problématique du colloque TIES Poétique/Politique : l’esthétique en partage, qui s’est tenu à l’Université Paris-Est Créteil les 14 et 15 octobre 2016 et dont sont issus les articles publiés dans ce numéro de TIES :
La démocratie s’est petit à petit constituée dans l’absence du politique. Il n’y a pas […] d’équivalence entre le politique et la politique. Mais on peut dire qu’il y avait une équivalence entre la culture — […] la culture absolue, le monde des images — et le politique. Le politique a été forcé au retrait pour laisser la place à une organisation qui fonctionne avec un mécanisme double, avec d’un côté la technique (qui gère le vivant) et de l’autre côté le monde des images (la culture absolue est la production qui jouit d’une liberté aussi vaste que fictive) (Masci 2018 b, 80)
2Une trentaine d’années plus tôt, Henri Meschonnic invitait à aborder esthétique, éthique et politique de manière conjointe, dans des termes qui font écho, dans une certaine mesure, au constat de Masci :
La question est : est-ce qu’on pense tout le politique, si on pense le politique seul, sans l’art, la littérature, le langage ? Est-ce qu’on pense l’éthique de même sans l’art, la littérature, le langage ? Et la réversibilité de ces questions, qui en fait une seule et la même, n’est pas matière à ricanement : est-ce qu’on pense l’art, la littérature sans qu’il manque quelque chose à cette pensée, si on les pense sans le politique, sans l’éthique ? Tout comme il manque quelque chose au politique, sans l’éthique, et réversiblement. Surtout, comme il manque quelque chose au politique et à l’éthique ensemble sans une réflexion qui tienne l’un par l’autre le langage, la littérature, l’art. (Meschonnic 14-15)
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1 Voir Tim Woods : “Much has been written abou...
3Depuis que les philosophes se sont penchés sur les liens entre littérature et politique, le moins que l’on puisse dire est que ces deux notions entretiennent des rapports aussi étroits qu’ambigus. À ceux qui prônent la séparation totale du littéraire et du politique, Jean-Paul Sartre avance que la littérature « est elle-même idéologie » (Sartre, 128). Une telle affirmation, aussi trompeusement évidente que sujette à controverse, ne saurait impliquer que la dimension politique d’une œuvre se réduit automatiquement à l’engagement de son auteur ou au point de vue adopté ou prôné par celui-ci dans ses écrits. Si « politique de la littérature » il y a, Jacques Rancière (qui restreint essentiellement le terme « politique » au féminin), la situe dans « le lien essentiel entre la politique comme forme spécifique de la pratique collective et la littérature comme pratique définie de l’art d’écrire » (Rancière 2007, 11). Comme l’avait cependant pressenti Platon, qui ne préconisait rien de moins que l’expulsion du poète hors de la Cité, le cœur des rapports éthiques entre littérature et politique pourrait être à chercher du côté de l’esthétique plutôt que de celui de la thématique, ajoutant à « la politique de la forme », la question, cruciale et fuyante, de son éthique1.
4Cette imbrication de l’idéologie (pour reprendre le terme employé par Sartre) et de l’esthétique, ou, pour formuler le problème autrement, les rapports éthiques que la forme entretient avec le fond, invitent à une approche du poïesis, de la façon dont tout(e) écrivain(e) travaille un matériau qu’il/elle constitue en texte, non plus comme secondaire à la portée politique d’une œuvre littéraire mais bien comme le lieu même où s’élabore cette pensée du politique.
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2 “Aesthetic is thus always a contradictory, s...
5Le rapport poétique/politique ne saurait davantage se réduire aux seuls liens que le texte entretient avec son contexte, voire avec une communauté de lecteurs éventuels. Dans une telle optique, ainsi que le rappelle Terry Eagleton2, on peut se sentir autorisé à percevoir la dimension politique de la littérature en tant que celle-ci délimite un espace de contradictions au sein duquel chaque texte œuvre résolument contre lui-même, en vertu d’une perception du langage littéraire qui, au fur et à mesure qu’il se construit, élabore les outils nécessaires à sa propre déconstruction. C’est en cela que l’on pourrait revenir à Henri Meschonnic et tenter de conclure avec lui :
Que les problèmes littéraires soient des problèmes politiques n’apparaît que si le poème, l’éthique, l’histoire font le texte inséparablement, c’est-à-dire s’il y a vraiment la responsabilité d’une parole qui agit sur les modes de sentir et de penser, transformant son rapport et les rapports de tous avec le langage, donc avec eux-mêmes et avec les autres (Meschonnic 164).
6Repensant la question de l’engagement en politique, les articles qui constituent ce numéro de TIES tentent de répondre aux questions suivantes :
7- existe-t-il un pouvoir esthétique ? Quelle est sa nature ? Quel rôle joue-t-il dans l’élaboration ou la consolidation d’une communauté ?
- est-il une éthique de l’engagement en littérature ? Peut-elle faire l’économie de l’esthétique ?
- la littérature peut-elle encore prétendre jouer un rôle dans la constitution d’un sujet politique ?
Formes du politique : littérature, subjectivation et figures de la communauté
8Si la littérature est politique c’est avant tout, comme le montrent les essais rassemblés ici, parce qu’elle est déplacement. L’écriture reconfigure les lignes de partage du pouvoir en donnant la parole à ceux qui étaient exclus du champ poétique et politique et en proposant un nouveau découpage du réel ainsi que de nouvelles formes d’appartenance.
9Le cas de Francis Ponge, analysé ici par Pauline Flepp, apparaît à cet égard exemplaire. Si le pouvoir établi s’incarne pour le poète dans la langue, dans les automatismes de pensée qui s’imposent au sujet parlant, l’écriture poétique s’offre alors comme un moyen de résistance à cette forme de manipulation. Hisser au statut de sujet poétique des objets humbles, traditionnellement délaissés, apparaît comme un moyen de mettre en échec ce que Ponge nomme le « manège » de la langue commune.
10L’œuvre de Carol Ann Duffy s’inspire quant à elle, explique Bastien Goursaud, du monologue dramatique victorien pour donner à entendre des voix jusque-là silencieuses. Le souci éthique qui anime l’auteur – ne pas parler à la place de ces voix – et le refus de montrer le sujet comme une entité figée la conduisent cependant à mettre en scène dans ses poèmes un jeu complexe de fluctuation entre lyrisme et fiction.
11Donnant une voix à ceux qui en étaient privés, les incluant dans la sphère du politique, la littérature opère ainsi ce que Rancière désigne du terme de « subjectivation », processus qui va pour lui de pair avec l’invention de nouvelles formes de communautés :
Il y a toujours déjà de la communauté entre les corps : celle qui tient au corps souverain, à la filiation humaine et divine, à la place dans le système des distributions économiques et sociales, etc. La politique vient après comme invention d’une forme de communauté qui suspend l’évidence des autres en instituant des relations inédites entre les significations, entre les significations et les corps, entre les corps et leurs modes d’identification, places et destinations. (Rancière 2009, 315)
12La littérature est politique car elle nous invite à repenser les rapports qui existent entre les êtres ainsi qu’entre les être et les choses. Ainsi, comme le montre Maxime Lerolle, La Vie mode d’emploi de Perec instaure-t-elle, en brouillant les frontières ontologiques entre les êtres (humains, animaux et choses), ce que l’on pourrait appeler une « démocratie transcatégorielle ». Dénonçant la stérilité d’une vision anthropocentrique du monde, Perec établit par des jeux sur la syntaxe et l’usage de listes une continuité inattendue entre des modes d’être que tout semble séparer.
13Le politique a peu de choses à voir avec la politique, nous l’avons dit plus haut. Selon Rodolphe Gauthier, la dimension politique de l’écriture de Pascal Quignard s’exprime de manière paradoxale, dans un dégagement, un arrachement à la fratrie et la patrie. Soucieux d’échapper à un pouvoir qu’il associe à toutes les formes de centralisation, Quignard construit une poétique fondée sur la récolte des faits, qui refuse toute trame narrative et privilégie le surgissement. Pensant, à la suite d’Agamben et Nancy, les paradoxes de la communauté comme nécessité et impossibilité, Quignard propose une réflexion sur la communauté comme communauté de solitaires, de lecteurs.
Esthétique, éthique et politique : tensions et lignes de partage
14Penser les rapports entre esthétique, éthique et politique, c’est s’interroger sur les convergences, les lignes de partage et les conflits inévitables qui naissent entre ces trois notions que la modernité n’a cessé de rapprocher pour les mettre en tension.
15L’article que Michel Imbert consacre à Billy Budd met en lumière l’éclatement progressif, sous l’effet de désirs innommables, de l’unité factice entre politique, esthétique et éthique qui semble prévaloir au début de la nouvelle. Présentée comme nécessaire à la cohésion de cet espace politique qu’est le navire de guerre, la mise à mort du jeune héros incarnant le bon et le beau cache en réalité des motivations bien plus troubles. L’éthique est ainsi sacrifiée sur l’autel de la politique et l’esthétique mise au service d’une raison d’État dévoyée.
16Les trois contributions qui suivent montrent que l’émergence du politique, toujours fragile et à reconquérir se produit sur une ligne de crête, dans un entre-deux situé entre figure et non figure, bruit et son articulé, pensé et impensé.
17Ainsi de l’œuvre de Lacoue-Labarthe, analysée ici par Nicolas Murena. Reprenant à son compte la réflexion de Platon sur la puissance du mythe comme force qui type, assigne une identité, Lacoue-Labarthe s’efforce de proposer une voie moyenne entre l’identité pétrifiée du mythe et la désidentification radicale à laquelle conduirait une esthétique qui voudrait s’en défaire complètement. L’enjeu poétique de la démocratie pourrait donc être la production de figures de la « presque figure », images fugitives, syncopes rythmiques où se donnent à lire les traces d’une présence instable.
18Dans les audiopoèmes de Henri Chopin étudiés par John Melillo, le travail de désidentification, de défiguration, qui s’opère à la frontière du son, du bruit et du sens apparaît comme un moyen de remettre en question des identifications aliénantes auxquelles le corps est soumis. Le mot est pour lui un instrument de pouvoir et de falsification, et son travail sur les sons est donc pensé comme un comme acte politique de résistance au fonctionnement du langage et de la vie sociale.
19Définissant la poésie comme un défi à l’ontologie, Johanna Skibsrud montre que le célèbre poème de Stevens « The Snow Man » donne à voir le point de contact et d’échange potentiel entre ce qui d’un objet, peut être dit, représenté poétiquement, et ce qui se dérobe à toute forme d’expression ; le poème met ainsi en scène les limites de la subjectivité et du discours. L’article propose un parallèle avec Null Object (2012), sculpture figurant un sujet ne pensant à rien et qui donne à voir, non pas rien, mais l’activité électrique cérébrale correspondant à la pensée de ce rien. Mettre en évidence ce qui reste au-delà du moi permet ainsi au poète comme à l’artiste de poser une relation éthique du moi au monde.
Bibliographie
EAGLETON, Terry. The Ideology of the Aesthetic. Oxford: Basil Blackwell, 1990.
MASCI, Francesco. Traité anti-sentimental. Paris : Bibliothèque Allia, 2018. (a)
MASCI, Francesco. « Le politique a été forcé au retrait ». Papiers : la revue de France Culture, n° 27 (décembre 2018) : 80-1. (b)
MESCHONNIC, Henri. Politique du rythme : politique du sujet. Paris : Verdier, 1995.
RANCIÈRE, Jacques. Politique de la littérature. Paris : Galilée, 2007.
RANCIÈRE, Jacques. Et tant pis pour les gens fatigués. Paris : Éditions Amsterdam 2009.
SARTRE, Jean-Paul. Qu’est-ce que la littérature ? [1948] Paris : Gallimard, 1985.
WOODS, Tim. The Poetics of the Limit: Ethics and Politics in Modern and Contemporary American Poetry. London: Palgrave, 2002.
Notes
1 Voir Tim Woods : “Much has been written about the politics of form, but little has been specifically written about the ethics of form” (italiques dans l’original 2002, 1).
2 “Aesthetic is thus always a contradictory, self-undoing sort of project, which in promoting the theoretical value of its abject risks emptying it of exactly that specificity or ineffability which was thought to rank among its most precious features. The very language which elevates art offers perpetually to undermine it’’. […] ‘’Art for Adorno is thus less some idealised realm of being than contradiction incarnate. Every artefact works resolutely against itself, and this in a whole variety of ways. It strives for some pure autonomy, but knows that without a heterogeneous moment it would be nothing, vanishing into thin air. It is at once being-for-itself and being-for-society, always simultaneously itself and something else, critically estranged from its history yet incapable of taking up a vantage-point beyond it.” (Eagleton 1990, 352)