Car poétique rime avec musique
Résumé
Ce numéro rassemble les articles issus de la journée d’études organisée par le groupe de recherches Textes Images Et Sons (IMAGER EA 3958) qui eut lieu le 10 juin 2016 à l’Université Paris-Est Créteil. Cette journée, qui se voulait un préambule à une réflexion transdisciplinaire, intersémiotique et transhistorique sur les liens entre poésie et musique, fut poursuivie l’année suivante à travers l’organisation du colloque « La voix dans tous ses états » les 18 et 19 septembre 2017.
1Si la proposition « poétique rime avec musique », semble allègrement aller de soi, il reste pourtant à expliquer le lien causal qui l’introduit : « car poétique rime avec musique » se veut une tentative d’interroger cette évidence joyeuse selon laquelle le poétique, mais aussi la poétique, rimeraient avec musique. Si l’on entend le poétique comme ce qui relève tout simplement de la poésie, rappelons tout d’abord, comme le fait Philippe Lacoue-Labarthe, ce que la mythologie grecque nous apprend du lien entre poésie et musique et de leur rapport étroit avec les Muses (Lacoue-Labarthe 33) :
[D]ans les plus anciennes versions du mythe : les Muses, en fait, sont uniquement attachées à la musique et à la poésie – ce qui s’explique par ceci que toute poésie était chantée, en solo (par le poète lui-même, un récitant, un conteur) ou en chœur (comme dans les grands récitals de poésie ou au théâtre). Les Muses par conséquent, en tant qu’elles sont porteuses de la musique, sont les déesses de la poésie.
2Le lien originaire qui existe entre Muses et poésie est d’autant plus fort que les neuf Muses sont nées de l’union de Zeus et Mnémosyne, déesse de la mémoire. Or, on ne saurait oublier que la poésie est un « langage-mémoire » pour reprendre l’expression de Jean-Louis Joubert (Joubert 29) :
L’évolution moderne risque de faire oublier certains traits originels, qui subsistent encore, plus ou moins manifestes, dans la poésie d’aujourd’hui. En effet, tout se passe comme si la poésie avait d’abord servi comme un outil : une technique de conservation de ce qui devait échapper aux défaillances de la mémoire. [...] Étant un langage-mémoire, elle suscite une forme qui protège, conserve, transmet. Le vers, soutenu par les régularités qui le constituent, les parallélismes, le retour de la rime, les allitérations et autres jeux de sonorités, a aussi pour fonction d’aider le travail de la mémoire.
-
1 « poiêsis pour les Grecs signifie « création...
3La fonction mnémonique originelle de la poésie rappelle ainsi qu’elle fut avant tout « un outil : une technique de conservation ». Cette caractéristique fonctionnelle de la poésie ne manque pas d’en convoquer l’étymologie, ποιέω (poiein en grec ancien, le « faire »)1. Le travail de la poésie, sa poétique, est par conséquent inextricablement lié à sa forme, elle-même caractérisée musicalement : « retour de la rime, [. . .] allitérations et autres jeux de sonorités », prosodie, etc. Selon Michael Edwards, « une fois formées, poésie et musique sont, chacune de son côté, une pensée audible » (Edwards 307). Plus précisément, cette « pensée audible » relève d’un penser plutôt que d’une pensée, comme l’académicien le rappelle par ailleurs (Ibid., 310) :
2 Nous soulignons.
J’ai appelé un poème, comme un morceau de musique, une pensée audible ; mais il faut préciser, dans les deux cas, que l’on entend moins une pensée formée par l’œuvre finie que l’acte de penser qui produit l’œuvre. Il s’agit, en effet, moins d’une pensée que d’un penser, ou, comme on peut le dire avec clarté selon l’empirisme de l’anglais, moins d’un thought que d’un thinking, où think-ing suppose l’activité de la personne dans le temps2.
4Prises toutes deux dans l’actif d’un faire, d’une production, poésie et musique constituent ce qui pourrait s’apparenter à un au-delà de la langue de communication, dont les deux arts exploitent les potentialités, un « pourrait être » qui surpasserait, finalement, musique et poésie, et toucherait ainsi à l’infini.
5À l’époque de l’Antiquité grecque, poésie et musique étaient étroitement liées à travers la danse et le théâtre. Au fil des siècles, les deux arts n’ont cessé d’entretenir un rapport d’une complexité dense à leur langage respectif, fascinant déjà les instrumentistes et les penseurs (Pinault 7) :
Le poète et le musicien, quand ils n’étaient pas confondus par le mythe, étaient constamment associés – au temple, au théâtre, au festin, au concours –, dans la réalisation de formes, dans l’association des beautés issues de la combinaison des sons des instruments, ou des phonèmes des langues. Ces pratiques ont suscité dès l’Antiquité la réflexion des praticiens eux-mêmes, suivis par les théoriciens, et enfin par les philosophes.
-
3 « Le mot grec psaltèrion et le mot latin psa...
6La Renaissance, quant à elle, semble être un moment décisif dans les relations qu’entretiennent les deux arts : au XVIe siècle, poésie et musique demeurent inextricablement unies, ce qu’attestent les madrigaux de Gesualdo ou encore les psautiers catholiques. Poèmes religieux chantés avec instrument à cordes3, les psautiers lient inextricablement poésie et musique, comme le commente Bruno Petey-Girard :
La traduction en vers français des psaumes a été une entreprise poétique majeure de la Renaissance. Ce travail engageait prioritairement la restitution d’un sens mais il ne pouvait faire l’économie d’une réflexion sur les rapports des poèmes bibliques avec la musique qui leur était originellement attachée.
7Finalement dotée aux XVIIe et XVIIIe siècles d’une rhétorique propre, la musique posséderait une dimension oratoire et serait donc capable, comme la poésie, non seulement de parler, mais d’instruire, de plaire et d’émouvoir. Il semblerait ainsi que depuis la Renaissance, poésie et musique n’aient cessé de diverger. Aujourd’hui, en effet, la tradition orale des bardes et troubadours paraît loin : la polémique en 2016 autour du Prix Nobel de littérature décerné à Bob Dylan, comme Séverine Delahaye-Grelois le rappelle, en est l’évidence même. Où commence la poésie et où s’arrête la musique ?
-
4 Ici, le terme « poétique » est compris dans ...
8C’est dans le pouvoir d’évocation et de suggestion des deux arts que poétique4 peut, finalement, rimer avec musique. C’est dans les débords et les implicites de la musique et de la poésie, que la rime des deux arts peut trouver à s’inscrire. Chacune trouve non seulement un penser, mais un dire autrement dans l’ailleurs de la langue, dont la musique et la poésie dessinent les timides contours. C’est en cela, par exemple, que l’on pourrait entendre une fugue de Bach dans les poèmes du Trilogy de la poète américaine moderniste H.D. En effet, les deux œuvres, bien que de nature, de période et de contexte différents, s’avèrent structurées de telle sorte qu’elles produisent des effets que l’on pourrait rapprocher, voire qualifier de semblables – quoique de façon tout à fait inconsciente et involontaire. Dans sa « lecture tomopoétique de Tristan et de The Waste Land », Axel Nesme démontre comment Thomas Mann et T. S. Eliot procèdent dans leurs œuvres à une critique de l’intertexte wagnérien, comme du mimétisme littéraire à l’œuvre à leur époque. Axel Nesme révèle comment, à travers une poétique de la rupture, les deux auteurs font paradoxalement ressortir l’essence même de la musique wagnérienne, ses silences et ses transitions particulièrement, tout en soulignant le caractère spectral de la voix tel que Wagner la travailla dans Tristan.
-
5 Mallarmé a en effet écrit : « La poésie, pro...
9Une telle lecture démontre à quel point le langage de la musique et de la poésie s’interpénètrent. Néanmoins, si la spectralité – et parfois l’acousmatie – vocale wagnérienne semble renier le corps, la matérialité et la composante écrite de chaque art seraient fondamentales pour mieux en saisir la nature, ce que développe Violaine Anger : le caractère visuel de la partition ne doit pas être oublié en musique ; pas plus qu’en poésie, la matérialité de la lettre ne doit être négligée. Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard en est un exemple incontournable, puisque Mallarmé, ainsi que Federica Spinella l’explore, avait voulu faire de ce poème « une partition à lire et à voir », un texte à lire et à voir donc, mais aussi à chanter ; tout cela avec comme ambitieux projet de donner à voir la poésie comme seule « Musique de l’avenir »5.
10Au cours du XIXe siècle, la révolution musicale qu’apporte Richard Wagner dans l’opéra bouleverse non seulement les pratiques de compositeurs comme Claude Debussy, mais sa mélodie infinie, ses implications esthétiques et philosophiques débordent les cercles musicaux, et frappent de plein fouet les artistes, écrivains et poètes de son temps tels Baudelaire, Mallarmé, ou plus tard, Paul Valéry. Éric Athenot explore de quelle manière l’opéra – wagnérien, avant tout – déconstruisit la relation de Baudelaire à la modernité ; dans une démarche parallèle, il s’attache au rapport qu’entretint au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, Walt Whitman, à l’opéra italien.
11Au crépuscule du XIXe siècle, Mallarmé tente de battre Wagner sur son propre terrain en faisant de la musique une composante essentielle de son Livre, et en inventant le théâtre nouveau, comme on peut le lire dans le sonnet « Hommage à Wagner ». Dans la première moitié du XXe siècle, les poètes modernistes anglophones comme Richard Aldington, Amy Lowell, ou H.D., entreprennent a contrario de retrouver l’Antiquité grecque, la poésie chinoise dans la composition de leurs poèmes. Ezra Pound, tout particulièrement, s’efforce de renouer avec la tradition orale des troubadours et les langues anciennes telle la langue d’oc. Laurent Slaars retrace le parcours du poète moderniste, comment l’attention à l’oralité amena le fondateur de la poésie imagiste à se rapprocher d’Arnold Dolmetsch, grand défenseur des musiques pré-classiques, et plus tard, du compositeur américain George Antheil, avec lequel il mit en musique le Testament de Villon.
-
6 On pense à John Cage et Henry David Thoreau ...
12Les textes rassemblés dans ce numéro n’ont pas l’ambition de faire le tour d’une question effrayante par sa complexité, au point qu’elle peut parfois sembler frappée d’une impossibilité de formulation et de théorisation. En effet, cette question a hanté et fait dialoguer de nombreux penseurs à travers les siècles issus de disciplines différentes (littérature, philosophie, psychanalyse, musicologie, sciences acoustiques)6. Par conséquent, notre prétention n’est pas de résoudre l’ancien et épineux problème de la primauté du texte sur la musique ou de l’art poétique sur l’art musical. Cet ouvrage propose de relever quelques points de tension dans les relations entre poésie et musique au fil du temps et au fil des textes, sans jamais prétendre à une synthèse ou à une conclusion arrêtée sur un sujet aussi vaste que fascinant et passionnant. S’il est possible de retracer historiquement les rapports entre poésie et musique, de suivre et d’expliquer par des faits socialement et historiquement renseignés leurs points de tissage et de dislocation, le sujet qui nous occupe ne résiste pas moins à toute tentative de formalisation car les lieux où se noue la rime du poétique et du musical sont également lieux de différence, de diffèrement dans l’espace et le temps. Ces lieux communs procèderaient tout aussi paradoxalement d’un écart qui, lorsqu’on étudie les œuvres des artistes et des écrivains, serait simultanément béant et interstitiel : le point de croix où se rencontrent poétique et musique relève autant de la structure même des œuvres que de leur ailleurs, leur potentiel poétique de suggestion, d’imaginaire.
13Ce jeu complexe, subtil entre forme, dénotation et imagination se dérobe à l’intellect car c’est le corps tout entier qui l’appréhende. En effet, poésie et musique explorent oralité et auralité tout en s’enracinant dans l’instant présent et dans la performance : toutes deux partagent un rapport direct au corps en ce qu’elles instrumentalisent et érotisent la langue dans le jeu de leur exécution. La consonance, qui semble à la fois inéluctable et impossible entre poésie et musique, sollicite le corps et ses désirs – et par extension, son inconscient –7 et plus particulièrement ce que Nietzsche a appelé la « troisième oreille »8, c’est-à-dire une sorte d’oreille intérieure, celle à l’écoute des musiques qui nous hantent, que nous avons tous en nous : laissons-les donc parler ici… puisque poétique rime avec musique.
Bibliographie
EDWARDS Michael. « Poésie et Musique : la pensée audible ». Parole et Musique : aux origines du dialogue humain : colloque annuel, [16 et 17 octobre] 2008, Collège de France. Dirs. Stanislas Dehaene et Christine Petit. Paris : Odile Jacob, 2009. 305-314.
JOUBERT, Jean-Louis. La Poésie. 5e édition. 1988. Paris : Armand Colin, 2015.
LACOUE-LABARTHE, Philippe. Pour n’en pas finir, écrits sur la musique. Dirs. Aristide Blanchi et Leonid Kharlamov. Paris : Christian Bourgois, coll. Détroits, 2015.
LE GALL Robert. Dictionnaire de Liturgie. 3e édition. Chambray-lès-Tours : CLD, 1987.
MALLARMÉ Stéphane. « Variations sur un sujet ». Œuvres Complètes. Paris : Gallimard, coll. Pléiade, 1945. 380-381.
MALLARMÉ Stéphane. « Hommage » (à Wagner). Revue wagnérienne 12 (8 janvier 1886) : 335.
NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal, Prélude d’une philosophie de l’avenir. Trad. Cornélius Heim. Dirs. Giorgio Colli et Mazzino Montinari. Paris : Gallimard, coll. Folio Essais, 1971.
PINAULT, Georges-Jean, Dir. Musique et Poésie dans l’Antiquité : actes du colloque de Clermont-Ferrand, 23 mai 1997. Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal-Maison de la recherche, 2001.
Notes
1 « poiêsis pour les Grecs signifie « création », du verbe poiein (« faire », « créer ») » (Encyclopédie Larousse).
2 Nous soulignons.
3 « Le mot grec psaltèrion et le mot latin psalterion désignaient originellement l’instrument de musique à cordes pincées ; le Psautier est devenu le recueil des poèmes religieux chantés avec accompagnement d’un instrument à cordes ; le regroupement symbolique des cent cinquante Psaumes, répartis en cinq livres qui évoquent les cinq livres de la Loi, (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome), est reconnaissable dans les cent-cinquante Je vous salue Marie » du Rosaire, appelé « le Psautier des pauvres » (Le Gall 213-214).
4 Ici, le terme « poétique » est compris dans ses deux usages : féminin et masculin.
5 Mallarmé a en effet écrit : « La poésie, proche l’idée, est Musique par excellence –, ne consent pas d’infériorité » (Mallarmé 1945, 380-381).
6 On pense à John Cage et Henry David Thoreau ; Rousseau et Derrida ; Roland-Manuel et Valéry, etc.
7 À ce sujet, nous renvoyons à l’essai de Philippe Lacoue Labarthe « L’écho du sujet » (Lacoue-Labarthe 133-243), où le philosophe explore le rapport entre autobiographie et musique.
8 Au sujet de la « troisième oreille », voir l’aphorisme 246 dans Par-delà bien et mal (Nietzsche 166-167).
References
Quelques mots à propos de : Marie Olivier
Marie Olivier est maître de conférences à l’Université Paris-Est Créteil où elle enseigne la littérature anglo-américaine. Elle s’intéresse plus précisément à la poésie américaine des XXe et XXIe siècles. Son domaine de recherche recouvre l’esthétique du texte poétique, ainsi que le structuralisme, le formalisme, et la théorie critique française. Elle a dédié sa thèse de doctorat et la plupart de ses publications à l’étude de l’œuvre de Louise Glück, poète américaine contemporaine.
Marie Olivier est membre du laboratoire IMAGER (EA 3958, UPEC).