- accueil >
- TIES >
- Valeur / Valeurs >
Valeur / Valeurs
1Le questionnement sur l’articulation entre la question de la valeur et le champ littéraire est devenu un domaine propice à la polémique, un domaine où entre aussi en jeu le politique, comme le rappelait Renaud Pasquier en 2007 dans un éditorial de la revue Fabula1. La question de l’in/utilité de la littérature (mais aussi de sa moralité ou de son immoralité) n’est pas nouvelle, et a traversé les époques depuis Platon et l’Antiquité mais elle a donné lieu ces dernières années à de nombreuses recherches et publications qui témoignent d’une crise de la représentation de la littérature à la fois au sein de la communauté des chercheurs, des institutions et de la société dans son ensemble.
-
2 Denis Saint-Jacques, dir., Que vaut la litté...
-
3 Paris, PUF, coll. « Écriture », 2001.
-
4 Namur, Presses universitaires de Namur, coll...
-
5 Les Valeurs dans/de la littérature, Karl Can...
-
6 Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art. Genèse...
2La question de la valeur de la littérature et celle de la valeur en ou dans la littérature est explorée depuis le début des années 2000, notamment dans le recueil d’articles intitulé Que vaut-la littérature ? (2000), publié au Québec par les Cahiers du CRELIQ2. L’ouvrage s’articule autour de trois axes majeurs : l’enseignement, et donc le rapport entre la littérature et les institutions, l’activité économique, et enfin la question du canon et des genres mineurs/majeurs. Vincent Jouve choisit dans Poétique des valeurs (2001)3 de s’intéresser aux valeurs véhiculées par tout texte littéraire, ce qu’il appelle « l’effet-valeur » tandis qu’en 2004, Karl Canvat et Georges Legros publient un ouvrage collectif : Les Valeurs dans/de la littérature4, autour de problématiques similaires, avec notamment un article de Jean-Louis Dufays, « La dialectique des valeurs : le jeu très ordinaire de l’évaluation littéraire »5, article dans lequel, après avoir redéfini la question du canon en reprenant les travaux de Bourdieu6 sur les « pratiques culturelles dominantes » et les « pratiques culturelles dominées », Dufays reprend le triumvirat de l’évaluation – le Beau, le Vrai, le Bien – les trois critères esthétique, référentiel et éthique donc, pris dans une perspective historique, à la suite des réflexions d’Umberto Eco.
3On pourrait également citer un certain nombre de publications et journées d’études qui ont eu lieu en 2014 lorsque la question de la valeur et de la littérature s’est retrouvée en quelque sorte institutionnalisée, en se voyant inscrite au programme de l’ENS…
4L’intense activité autour de la question n’a eu de cesse finalement ces dernières années de reprendre tous les éléments qui agitent la recherche en littérature, et, par exemple, de revenir sur les préjugés « élitistes » qui dénient aux « best sellers », ou à certains genres (policier, fantastique, science-fiction, etc.) toute véritable valeur littéraire, voire le statut de « vraie » littérature, précisément en raison de leur succès, commercial ou autre7. Tout se passe donc comme si le divorce entre valeurs littéraire et commerciale/populaire était tout aussi incontestable qu’inévitable. L’emploi des catégorisations « infralittérature » ou « sous-littérature », « paralittérature », « littérature populaire » exprime non seulement le poids de l’idéologie mais « l’embarras » pour désigner « une masse hétéroclite d’objets ‘culturels’ qui semblent n’avoir d’autre chose en commun que leur absence prétendue de valeur esthétique » (9) comme le soulignait déjà Marc Angenot dans les années 1970, dans son article « Qu’est-ce que la paralittérature ? » paru dans Études littéraires (avril 1974)8. La publication de cet article coïncide précisément avec une crise des valeurs, avec le « moment où le concept traditionnel de ‘littérature’ se brise et s’éparpille et que se constituent des regroupements singuliers dans ce domaine prétendument homogène » (Angenot 12), alors que le terme « littérature » avait « été longtemps, par définition, un mot sans contraire, sans marge et sans ‘déchets’ » (11).
5La réflexion menée sur la valeur de et dans la littérature ces dernières années est évidemment appelée à se poursuivre, un débat aussi vaste et complexe ne pouvant d’ailleurs jamais être clos, et elle a le mérite d’affirmer, ou de réaffirmer, la grande liberté de la littérature et le refus à la fois des définitions réductrices et de la mise au ban du littéraire dans notre société. Il nous faut sans doute voir dans ce questionnement de la littérature non une mise en danger mais au contraire un signe de vitalité. Les articles de ce volume collectif qui explore les domaines francophone et anglophone témoignent bien de cette vitalité.
6Ils instaurant un dialogue très fertile avec les séminaires de notre groupe de recherche TIES (Textes, Images Et Sons) qui les ont précédés et au cours desquels se sont fait jour plusieurs lignes de force. Et ils sont venus les infléchir, les enrichir, et leur donner un prolongement éclairant.
7Ils s’inscrivent à la croisée des chemins entre une réflexion sur la constitution de la valeur et des valeurs en littérature (par ce jeu complexe de tous les acteurs culturels et sociaux) et une étude des procédés littéraires singuliers, au sein des œuvres elles-mêmes, qui lui donnent sa valeur individuelle propre. Ainsi, Anne Besnault-Lévita nous propose une analyse de deux types de valeur dans « ‘Valeur absolue’ ou ‘valeur critique’ : de la valeur en littérature selon Virginia Woolf » tandis que Graciane Laussucq Dhiriart s’interroge sur un autre type de polarité (esthétique et éthique) dans « Conflit de valeurs : la construction par Claudel d’une littérature catholique ». Marie Olivier, quant à elle, éclaire le processus de transformation poétique qu’opère l’écriture dans « Les sorties du texte ou transvalorisation et coquilles dans Trilogy de H.D. »
8D’autres articles de ce numéro montrent bien le rôle du monde de l’enseignement ou des différentes institutions et Académies qui contribuent à la légitimation de certaines œuvres et de certains auteurs et en écartent d’autres. C’est ainsi que normes et canons se constituent dans le champ littéraire, de manière plus ou moins explicite, ou plus ou moins contrôlée. Et déjà l’on voit que ces processus sont loin d’être simples tant ils sont soumis aux fluctuations historiques, sociologiques, idéologiques voire politiques qui tendent à bouleverser les hiérarchies, à déstabiliser sans cesse la valeur et les valeurs. C’est ce que mettent clairement en lumière l’article de Carline Blanc, « Conflits de valeurs, revalorisation littéraire et épistémologique : retour sur la réhabilitation de Zora Neale Hurston », et celui de Marjorie Broussin, « Femmes et canon(s) : quelle place pour les auteures du XVIe siècle dans les ouvrages scolaires (1900-2014) ? ». Ces articles explorent tous deux l’interaction entre deux types de polarité : celle du canonique et du mineur d’une part, et d’autre part, celle du genre, tant littéraire que « sexué ».
9Ce volume collectif s’interroge donc, sous différents angles, sur l’intérêt et la valeur de l’œuvre dite « mineure », qu’il s’agisse du mineur stigmatisé ou rejeté par la société, comme le montre Mélanie Grué dans « L’écriture de la vulnérabilité de David Wojnarowicz : fantasmes, matérialité et contestation des valeurs dominantes », ou, dans une optique plus strictement générique et dans le domaine de la poésie cette fois, avec l’article d’Armelle Hérisson, « Théâtre mirlitonesque et Mirlitonnades : valeur du « petit » chez Jarry et Beckett ».
10L’œuvre mineure, si l’on en croit Deleuze9, est justement celle qui permet à de nouvelles propositions formelles d’émerger au sein même de la norme, de la langue qu’il appelle « majeure » et certains d’entre nous auront encore à l’esprit les discussions qui ont eu lieu à l’UPEC et à l’UPEM lors du colloque interdisciplinaire « Discours sur le mineur », organisé par le Laboratoire IMAGER (Institut des Mondes Anglophone, Germanique Et Romans, EA 3958) en novembre 201010. Pour Deleuze en effet, le pouvoir subversif de l’œuvre tient à sa minorité même comme le rappelle Anne Sauvanargues dans son article « Art mineur-Art majeur : Gilles Deleuze » publié en 2002 dans le collectif A quoi œuvre l’art ? paru dans la revue Espaces-Temps aux éditions Persée11 :
[Mais] la création reste un acte de minorité. Non qu’elle soit dépourvue d’importance, ou l’expression des seules minorités, mais parce qu’elle mine les normes, explore et contribue à inventer de nouvelles dimensions du social […]
La tâche de l’art, de tous les arts, est de tailler un usage mineur dans les codes majeurs dont nous sommes affectés : c’est en cela que consiste sa vertu politique. Le devenir-minoritaire montre quelles relations unissent l’art au corps social, et en quoi l’art peut être affecté d’une fonction créative mais médiate de socialisation. Le concept de devenir couple l’esthétique (l’effet de l’art sur la sensibilité, la manière dont l’art nous affecte et nous transforme) et la critique (la dimension politique ou sociale de l’art). Cela explique pourquoi Deleuze exige que la critique soit clinique en même temps. La théorie de l’art qui reste sur le plan de l’histoire n’est capable de produire qu’une étiologie de l’art, alors que la clinique prend appui sur l’œuvre comme acte sémiologique qui déchiffre l’actualité. L’effet de l’art se produit « entre » le corps social et la fonction auteur et les transforme en même temps […] comme l’indique le concept de « devenir », il s’agit d’une métamorphose commune entre le producteur d’art et le récepteur (le corps social). (131-132)
-
12 Pascale Casanova, La République mondiale de...
11Une autre ligne de force prioritaire a donc trait à la manière dont la réflexion sur la valeur nous permet d’appréhender les distinctions entre les genres. Certaines pratiques d’écriture et de lecture critique permettent de remettre en cause la hiérarchie des genres. Le roman, qui semblait avoir acquis à grand peine ses lettres de noblesse pour trôner au XIXe siècle en haut de la pyramide des genres aurait-il été, depuis les années 70, remplacé par la notion plus vaste de « fiction », voire d’écriture ? L’émergence des « cultural studies » et l’élargissement de leur objet d’étude, non plus limité au roman, à la nouvelle, au théâtre ou à la poésie, mais incluant d’autres productions jugées signifiantes et reflétant une société, sa culture et la/les idéologie(s) qui la sous-tend(ent) montre bien une volonté de décloisonnement, une conception de la valeur qui non seulement dépasse le seul cadre littéraire mais prend le contre-pied du canon en s’intéressant à des formes et à des productions dites « mineures ». La popularité dont a commencé à jouir la parodie depuis les années 1980 en témoigne aussi de manière éloquente, avec en France, la réflexion menée par Gérard Genette dans Palimpsestes (1982) et plus récemment, avec la parution en 2000 de Parody de Simon Dentith dans la collection « The New Critical Idiom », initialement publiée par Methuen, et reprise par Routledge au cours des années 1990 avec des changements notables de priorités éditoriales qui révèlent de nouvelles valeurs littéraires et critiques et une reconfiguration des frontières entre majeur et mineur. On comprend donc bien pourquoi les volumes Gothic (1996) de Fred Botting ou Science Fiction (2000) d’Adam Roberts ne sont apparus que dans The New Critical Idiom, et pourquoi aussi, à l’époque de Methuen, le mode parodique n’occupait qu’une position subalterne, et n’était traité que de manière tangentielle dans le volume Burlesque (1972) de John D. Jump et plus incidemment encore dans Satire (1970) d’Arthur Pollard. Comme le souligne Dentith dans sa Préface de Parody, le mode parodique n’était considéré ni canonique, ni respectable, ni sérieux : « irremediably lightweight and second-order ; in a more hostile vocabulary […] trivial and parasitic » (ix). C’est l’engouement critique suscité par l’approche dialogique de Bakhtine à partir des années 1980 qui explique, entre autres, que la parodie ait trouvé droit de cité dans la « république des lettres »12, en tant que pratique réflexive, métafictionnelle et postmoderne.
12Ces quelques exemples de valorisation et de revalorisation de certaines pratiques littéraires révèlent clairement la façon dont l’équilibre de forces entre les différents lieux de l’évaluation des œuvres s’est récemment infléchi et à quel point la littérature est tributaire de l’étroite interdépendance de la critique, des études universitaires, du monde éditorial et de la sphère médiatique.
13En s’interrogeant sur l’origine et la fortune de la valeur et des valeurs attribuées aux textes littéraires, les articles rassemblés dans ce numéro montrent bien que ces questions sont toujours d’actualité : qu’il s’agisse de la valeur que nous accordons aux formes hybrides par rapport aux genres établis, de celle d’œuvres dites « mineures » par rapport au canon, ou tout simplement de l’opportunité (ou non) d’éliminer tout critère de valeur(s) lorsque nous appréhendons une œuvre.
Notes
1 http://www.fabula.org/atelier.php?La_valeur_de_l%27oeuvre_litt%26eacute%3Braire
2 Denis Saint-Jacques, dir., Que vaut la littérature ? Québec, Éditions Nota bene, Coll. « Les Cahiers du CRELIQ », 2000. http://journals.openedition.org/communication/5662
3 Paris, PUF, coll. « Écriture », 2001.
4 Namur, Presses universitaires de Namur, coll. « Diptyque », 2004.
5 Les Valeurs dans/de la littérature, Karl Canvat et Georges Legros, dirs, 103-129.
6 Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
7 Voir à ce sujet l’article de Raphaël Baroni, « La valeur littéraire du suspense », A contrario 2004/1 (Vol. 2) 29-43. https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2004-1-page-29.htm
8 Marc Angenot, « Qu’est-ce que la paralittérature ? », Études littéraires 7. 1 (avril 1974) : 9-22. Cet article peut être consulté à l’adresse http://id.erudit.org/iderudit/500305ar
9 On se réfèrera notamment à Gilles Deleuze et Felix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, éditions de Minuit, 1975.
10 http://imager.u-pec.fr/actualites/colloque-international-discours-sur-le-mineur--370560.kjsp?RH=IMAGER-FR
11 Anne Sauvanargues, « Art mineur-Art majeur : Gilles Deleuze », À quoi œuvre l’art ? Esthétique et espace public, Espaces-Temps 78-79 (2002) : 120-132. https://www.espacestemps.net/articles/a-quoi-oeuvre-art/
12 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999.