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Valeur / Valeurs
Conflit de valeurs : la construction par Claudel d’une littérature catholique
Résumé
Recensé à son époque et récemment redécouvert par les historiens il y a une vingtaine d’années, le renouveau catholique est un mouvement d’artistes et d’intellectuels catholiques particulièrement actif entre 1885 et 1935. Il fut l’une des voies utilisées par le mouvement catholique dans la poursuite du grand dessein intransigeant. En effet, ses artisans entendaient, contre la conception libérale héritée des Lumières et de la Révolution qui reléguait Dieu dans les domaines privés des cultes et des consciences, le réintégrer dans l’art et la pensée afin d’œuvrer par là au remplacement de la société moderne par une nouvelle société chrétienne. Pour les artistes du groupe, il s’agissait donc de fonder un nouvel art chrétien. Mais qu’est-ce qu’un art chrétien ? Y a-t-il une esthétique catholique ? Si oui, en quoi consiste-t-elle ? Ces questions ne sont pas simples et le renouveau s’y est heurté de plein fouet. Claudel, comme bien d’autres, s’y est trouvé confronté. Lui aussi a voulu penser et définir une esthétique catholique. Chez lui, le problème s’est posé en ces termes : comment maintenir l’affirmation de l’unité du Beau, du Bien et du Vrai, sans réduire la valeur esthétique d’une œuvre à sa valeur morale ?
Abstract
The Catholic revival, an artistic and intellectual movement that was the object of critical attention in its times and was recently rediscovered by historians some twenty years ago, was particularly active between 1885 and 1935. It was one of the ways used by Catholic circles in their quest for the great uncompromising design. Indeed, its architects rejected the liberal ideology inherited from the Enlightenment and the Revolution that relegated God to the private spheres of cults and consciences, and set out to reinstate him in art and thought in order, thereby, to found a new Christian society taking over from the modern one. The aim of these artists was to create a new Christian art. But what kind of Christian art? Is there such a thing as a Catholic aesthetics? If so, what does it consist of? These issues are far from simple and the Catholic revival came up against them and had to grapple with them. Like many of his peers Claudel also had to confront them. He also set out to think out and define a Catholic aesthetics. In his case, the problem to address consisted in arguing that the Beautiful, the Good and the True were inseparable without restricting the aesthetic value of the work of art to its moral value.
Plan
Texte intégral
1Entre 1885 et 1935, se produit dans le monde des arts et de la pensée ce que l’on a appelé « la renaissance catholique » ou encore « le renouveau catholique »1. Sa généalogie est singulière et complexe. À la suite des travaux d’Émile Poulat2, Yvon Tranvouez a montré dans Catholiques d’abord (1988) combien, tout au long des XIXe et XXe siècles, l’effort du mouvement catholique est orienté par la recherche d’une « alternative à la modernité » (16) issue de la Révolution française. Le courant majoritaire du catholicisme est en effet l’intransigeantisme, qui se présente autant comme le rejet d’un monde moderne révolutionnaire caractérisé par le rationalisme matérialiste, le socialisme et le régime républicain, que comme le projet de création d’une modernité chrétienne dont le visage évolue au fur et à mesure des directives pontificales. Cependant, à la fin du XIXe siècle, la dimension défensive du catholicisme l’emporte nettement sur sa dimension constructive : les catholiques ont, dans l’ensemble, l’impression de vivre dans une citadelle assiégée par le monde moderne.
2Mais la situation change au tournant du siècle : le catholicisme esthétique des écrivains romantiques ou issus du romantisme (Chateaubriand, Vigny, Barbey d’Aurevilly) qui parcourt tout le xixe siècle, alimente un essor spiritualiste en quête d’une pensée et d’un art nouveaux contre la société moderne positiviste et matérialiste3. Le catholicisme apparaît dès lors comme une autre voie non plus seulement politique, sociale et morale, mais aussi intellectuelle et artistique, et attire à lui toutes sortes de déçus de la modernité. Ainsi naît ce renouveau catholique, intellectuel et artistique, qui s’accompagne d’une vague de conversions sans précédent4 et rassemble des artistes et des intellectuels appartenant à différentes générations : on y retrouve le musicien Vincent d’Indy, les peintres Maurice Denis et Georges Desvallières, les philosophes Georges Dumesnil, Jacques Maritain, Gabriel Marcel ; la majeure partie est tout de même formée d’écrivains, dont les plus connus, comme Paul Claudel, François Mauriac ou Georges Bernanos, ont trop tendance à reléguer dans l’ombre des auteurs maintenant tombés dans un relatif oubli : Francis Jammes, Robert Vallery-Radot, Émile Baumann, Louis Bertrand ou Henri Ghéon.
3Dans ce milieu qui cherche à participer avec ses outils propres à la restauration d’une société chrétienne, Huysmans et Bloy, convertis de la première heure, sont à l’origine d’une approche nouvelle. Tous deux, en effet, déplorent le divorce, apparemment définitif, entre l’art et la foi chrétienne : Huysmans fustige chez les catholiques « la haine instinctive de l’art, car toute œuvre écrite et observée devenait par cela même, pour ces âmes timorées, un véhicule de péchés, un excipient de fautes ! » (Huysmans 245) et Bloy invente l’adjectif « sulpicien » (Bloy 110) pour qualifier le style conventionnel et pieux de l’art religieux, totalement coupé des recherches esthétiques contemporaines. Leur anticléricalisme artistique, réservé jusque-là aux milieux non catholiques, introduit une nouvelle problématique : la question de la valeur esthétique de l’art religieux. Naît alors l’idée de recréer un art chrétien pour convertir la société moderne. Progressivement, le renouveau littéraire catholique se donne pour mission de « recatholiciser toutes les formes de la pensée et du rêve humain » (Vallery-Radot 1).
4Tandis que les peintres du groupe, comme Maurice Denis, cherchent à créer une peinture catholique, les écrivains sont habités par une même question : peut-il exister une littérature catholique ? Et si oui, à quelles conditions ? L’adhésion à un catholicisme intégral, par la conversion (Claudel, Baumann, Maritain, Ghéon) ou non (d’Indy, Denis, Vallery-Radot, Mauriac, Bernanos), est à l’origine de cette interrogation artistique. En effet, la foi empêche toute croyance en l’absolu littéraire mais l’exigence esthétique ne permet pas pour autant de faire de la littérature un simple outil de prédication. Il faut donc fonder une esthétique catholique qui soit à la fois pleinement esthétique et pleinement catholique. Il faut inventer une littérature qui respecte les exigences esthétiques mais sache donner à l’art sa juste place par rapport à la foi. Cela implique de mettre en place des critères pour évaluer la valeur littéraire et catholique d’une œuvre et la légitimer à la fois comme catholique et comme littéraire. La difficulté de l’entreprise vient de ce qu’il ne s’agit pas pour le groupe de plaquer sur les œuvres deux grilles de lecture – une catholique et une littéraire – pour ne retenir dans le canon des œuvres littéraires catholiques que celles qui auraient traversé avec succès ce double tamis. Il faut, au contraire, instaurer des principes d’évaluation à la fois catholiques et esthétiques, créer une esthétique catholique dans laquelle la beauté et la foi seraient intrinsèquement liées. La difficulté est même double puisqu’il s’agit d’établir ces critères tant dans le domaine de la création que dans celui de la réception.
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5 Son ouvrage principal est Naissance de l’int...
5Plusieurs études, principalement dues à Hervé Serry5 ont essayé d’analyser l’entreprise du groupe ; mais elles relèvent de la sociologie qui, avec ses outils et ses présupposés propres, aborde la question essentiellement à travers la dialectique de la subordination et de l’émancipation qui définit selon lui la relation entre les clercs et les laïcs. Il nous semble qu’un angle de vue proprement littéraire est pertinent pour un mouvement avec une authentique exigence esthétique. Nous proposons d’explorer ici la façon dont Claudel participe à cette élaboration d’une esthétique catholique et à la définition d’une valeur littéraire catholique. Nous le verrons à travers l’étude de deux polémiques littéraires, dans lesquelles s’opposent la valeur littéraire et les valeurs catholiques, et qui ont été l’occasion pour l’écrivain de participer à cette question collective en même temps que de mûrir une conception personnelle.
La tentation du moralisme : le lien entre le Vrai et le Beau
6En 1912, une polémique éclate entre Francis Jammes, poète catholique, et Henri Ghéon, critique à la Nouvelle Revue Française (NRF) dirigée par Gide, à la suite d’un article de Ghéon publié dans le numéro d’octobre 1912 de la NRF. Elle pose le problème de la tentation moraliste de la littérature catholique, lorsqu’entrent inévitablement en conflit l’exigence esthétique de la littérature et l’exigence morale de la foi catholique.
7 Tout commence avec une réponse que Jammes avait faite à une enquête du journal La Croix sur « l’immoralité envisagée d’un point de vue littéraire » :
La littérature immorale est celle qui est en désaccord avec les lois de l’Église catholique, c’est-à-dire avec la vérité et, par conséquent, l’ordre et la beauté.
Tout ce qui est contraire à cette vérité est faux ; donc laid en morale et en art.
Cela ne veut point dire qu’une œuvre en partie immorale ne puisse contenir des beautés. Ainsi l’œuvre de Ronsard, d’Hugo ou de Baudelaire. Mais ces beautés n’existent qu’en raison de ce qui les relie à Dieu […]. (Jammes 693)
8Jammes exprime là une conception néo-platonicienne reprise par le christianisme, notamment le thomisme, qui affirme l’unité du Vrai, du Beau et du Bien. Parce que ces trois catégories coïncident au plan des réalités métaphysiques, dans une œuvre d’art, la valeur esthétique, la valeur morale et la valeur de vérité sont liées et directement dépendantes les unes des autres. Dans une perspective chrétienne, la vérité renvoie à la foi, la beauté à l’ordre et la bonté à la morale.
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6 Sum. theol., Ia, q. 39, a. 8. Sur la concept...
9Saint Thomas d’Aquin définit le Beau comme le plaisir que l’esprit éprouve à voir le Vrai : « id quod visum placet6 ». Ainsi, est belle une littérature qui exprime la vérité du monde et de l’homme. Or cette vérité se trouve du côté du bien puisque le mal, théologiquement, souffre d’une déficience ontologique : il existe dans les faits mais dans un sens moins plein que le bien ; il est marqué par une privation d’être qui fait qu’il n’existe pas pleinement, il est un manque. La plus grande vérité se trouve donc du côté de ce qui existe pleinement : le bien. Une littérature immorale, en tant qu’elle s’oppose à la vérité, ne peut pas être belle selon Jammes. Toute beauté dans une œuvre l’est en tant que parcelle de vérité et c’est pourquoi l’hérésie, qui s’oppose à la vérité, et l’obscénité, qui s’oppose à la morale, l’invalident.
10Claudel partage tout à fait cette conception, écrivant à Gide le 15 janvier 1912 : « Or il n’est pas contestable que la décadence de l’Art vient de sa séparation de ce qu’on appelle si bêtement la Morale, et que j’appelle la Vie, la Voie et la Vérité » (Correspondance 192). Selon lui, c’est parce que l’art contemporain ne se soucie plus du bien et du vrai qu’il est devenu décadent et que sa beauté s’est amoindrie. Pour Jammes et Claudel, la valeur esthétique de la littérature est donc conçue comme directement dépendante de sa valeur morale. Toutes deux sont intrinsèquement liées, à l’instar du Beau, du Bien et du Vrai comme transcendantaux.
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7 Henri Ghéon, de son vrai nom Henri Vangeon, ...
11La réaction de Ghéon7 déclenche la polémique :
Il va donc suffire de croire, de s’assurer par sa croyance la collaboration de la divinité pour créer immanquablement un chef-d’œuvre. Et réciproquement, en dehors de l’orthodoxie, en vain nous nous efforcerons. Voilà qui dépasse de beaucoup l’Index, lequel ne prétend se prononcer que sur la valeur morale d’un livre ; sur sa valeur esthétique nullement… (Ghéon 695)
12Ghéon accuse Jammes de confondre les terrains de la littérature et de la religion en liant indissolublement valeur esthétique et valeur morale et en faisant dépendre la première de la seconde par une assimilation abusive. La création esthétique n’aurait plus alors comme condition que la connaissance du vrai et du bien. Peindre le vrai serait automatiquement faire œuvre d’art. Or, peindre le vrai serait peindre des conduites morales.
13Mais il va même plus loin en refusant non seulement l’équivalence entre valeur esthétique et valeur morale, c’est-à-dire l’assimilation de la critique littéraire au jugement de l’Index, mais aussi le fait de poser l’une comme condition de l’autre. Non seulement, affirme-t-il, la valeur esthétique d’un ouvrage ne se confond pas avec sa valeur morale, mais elle en est même indépendante. Non seulement le jugement esthétique n’a pas à se subordonner au jugement moral ou théologique, mais ce dernier est même illégitime en littérature :
À moins de tenir pour des prophéties les derniers vers de Francis Jammes – et Jammes n’ira pas jusqu’à nous l’imposer – nous sommes et restons avec les Géorgiques Chrétiennes sur le terrain de la littérature ; nous n’avons pas à le quitter. Si conforme que soit le poème à la révélation selon l’Église, l’auteur ne saurait arguer d’une conformité que nous nous gardons bien de mettre en doute, pour réclamer de nous un acte de foi insolite en la beauté de son ouvrage : il ressortit aux jugements humains ; nous ne pouvons pas abdiquer. (Ghéon 695)
14Il n’est donc pas question donc de faire dépendre la valeur esthétique de quoi que ce soit d’autre qu’elle-même : la valeur morale n’a pas sa place en littérature.
15La réaction de Claudel à cette polémique est très intéressante parce qu’elle apporte des précisions décisives. Dans une lettre à Jammes datée d’octobre 1912, l’écrivain s’indigne de la doctrine de l’Art pour l’Art défendue par Ghéon, qu’il juge emblématique de l’esprit NRF faisant primer l’esthétique sur toute autre considération. Mais il perçoit aussi tout de suite la déformation des propos de Jammes qu’opère l’interprétation de Ghéon : « Vous n’avez pas du tout dit dans votre lettre à la Croix, que j’approuve complètement, qu’il suffisait d’être catholique pour être artiste, et de confesser la vérité qui est la beauté pour en avoir le sentiment et le moyen de l’exprimer » (Correspondance 251). Ce détournement effectué par Ghéon est sans doute involontaire mais il aboutit à faire de l’esthétique catholique un moralisme puisqu’il transforme l’affirmation que la valeur morale d’une œuvre est une condition de sa valeur esthétique en l’affirmation que la valeur morale d’une œuvre est sa valeur esthétique.
16Claudel n’hésite pas à qualifier d’absurde la confusion illégitime entre la foi religieuse et le talent artistique. Mais la difficulté vient de ce qu’il s’agit de reconnaître la nécessité de la foi catholique pour le talent artistique sans établir entre les deux une stricte équivalence. Pour cela, Claudel tente de tenir ensemble deux constats. Il rappelle d’abord à Jammes qu’il ne suffit pas d’être catholique et donc de connaître la vérité « pour en avoir le sentiment ni les moyens de l’exprimer » : la foi n’est pas le talent artistique, la connaissance de la vérité n’est pas la création esthétique. Exit donc la littérature pieuse ou moraliste, littérature de bonne volonté plutôt que de talent. Mais il faut aussi maintenir, en parallèle, que sans la connaissance de la vérité, l’artiste, même avec le plus grand talent, ne pourra jamais faire œuvre d’artiste car, même s’il n’en a pas conscience, il lui manquera toujours l’aliment substantiel pour nourrir son talent : « Tout ce qui est contre les commandements est aussi contre l’ordre, ne va pas très loin, ni ne vient de très loin. De là tant d’œuvres champignons qui pourrissent à peine poussées, ou de ‘chefs-d’œuvre’ mécaniques » (Correspondance 251).
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8 Claudel revendique cette orthographe pour le...
17Il affirme donc la nécessité du talent esthétique, tout en revendiquant la place de la valeur de vérité dans la valeur esthétique. Encore une fois, cela vient de ce que, sur le plan des réalités métaphysiques, seul ce qui est vrai est beau. C’est auprès de Piero Jahier, jeune critique littéraire italien qui a découvert Partage de Midi et souhaite le traduire dans sa langue natale, qu’en janvier 1912, soit dix mois avant la polémique, Claudel avait le mieux explicité ses principes poétiques qu’il distingue d’une théorie esthétique normée : « La poësie8, pour abriter l’humanité, a besoin d’autre chose que de fantaisie, il lui faut la vérité et ces grandes bases dont parle Eschyle, que seule la Révélation fournit ». Le tort de l’artiste païen, c’est qu’il « néglige […] la partie la plus importante de l’Univers : celle qui explique l’autre et que la foi nous révèle » et ne peut donc réaliser qu’un art « incomplet ». Seul l’artiste chrétien peut rendre au Créateur « le Credo complet des choses visibles et invisibles, l’octave entière de la création » (Giordan 86). Une figure emblématique de cet art faux parce qu’amputé est pour lui Mallarmé, tel qu’il le dépeint à Jacques Rivière :
Je savais déjà du fond de mon cœur et de mes entrailles que la grande joie divine est la seule réalité et que l’homme qui n’y croit pas sincèrement ne fera jamais œuvre d’artiste pas plus que de saint, mais simplement de pauvres devoirs prétentieux d’homme de lettres et force fleurs de papier. Là est l’explication de l’attitude tragique de Stéphane Mallarmé, ou de l’artiste pur, s’apercevant qu’il n’a vraiment rien à dire. (Correspondance 92-93)
18La nuance introduite par Claudel est importante : si les choses sont belles en soi en tant qu’œuvres de Dieu et que la foi rend cette beauté perceptible au catholique, seul le talent de l’artiste saura la sentir et l’exprimer. Pour faire œuvre d’art, il faut joindre à la connaissance de la vérité la sensibilité et l’imagination. Dans cette conception, la valeur littéraire est donc la conjonction de la valeur esthétique et de la valeur morale. Il ne s’agit pas d’assimiler valeur esthétique et valeur morale, puisqu’il y a une valeur morale qui n’est pas esthétique, mais de dire qu’en revanche il n’y a pas de valeur esthétique sans valeur morale. La valeur morale apparaît donc comme une condition nécessaire mais non suffisante de la valeur esthétique.
Valeur morale et valeur de vérité : conflit entre le Vrai et le Bien
19La définition de la valeur littéraire catholique ne fera pas longtemps consensus. La polémique ressurgit une quinzaine d’années plus tard, lors d’un nouveau conflit, uniquement centré cette fois-ci sur la conciliation de l’exigence de vérité demandée par la création artistique et l’exigence morale de la foi.
20Le débat naît à propos de François Mauriac et de son appartenance à la Coopérative de prières, ce groupe d’union spirituelle que Claudel, Jammes et d’autres artistes et intellectuels catholiques ont fondé en 1909 pour prier les uns pour les autres. En septembre 1928, Claudel est tenté de dissoudre la Coopérative, à la fois à cause de l’attachement à l’Action Française qui persiste chez certains membres en dépit de la condamnation pontificale de 1926 et à cause de l’attitude des « nouveaux écrivains catholiques » :
Vous et moi et les gens de notre temps estimions que la profession de catholique comportait le respect des commandements de Dieu, en actes, en pensées, et en paroles, et en premier lieu de ceux relatifs à la pureté.
Les nouveaux écrivains catholiques ont changé tout cela, et ont apporté dans leurs écrits une liberté stupéfiante. Ils continuent à se croire et à se dire catholiques en publiant des livres remplis des peintures les plus abominables. (Correspondance 322-323)
21Dans un passage resté inédit à l’époque de la publication de la correspondance entre Claudel et Jammes mais publié presque quarante ans plus tard dans sa correspondance avec Mauriac, il n’hésite pas à citer des noms précis :
Je ne vous parlerai pas de Cocteau à qui j’ai exprimé rudement ma manière de penser. Mais que dire de Mauriac qui fait partie de notre coopérative ? Avez-vous lu Destins et concevez-vous qu’un homme qui a dépeint le vice avec une complaisance et une connivence du cœur et de la plume aussi certaine puisse se dire officiellement catholique ? (Correspondance 21)
22La polémique va se cristalliser autour de la figure de Mauriac, au moment même où celui-ci connaît une violente crise religieuse : « Si j’avais dû renoncer à la foi chrétienne, l’heure en était venue » dira-t-il trente ans plus tard (Mauriac 1341). Destins porte justement la trace de ce drame intime (Barré 410). La création romanesque de Mauriac est jugée scandaleuse par Claudel à cause de sa peinture du vice. L’objet de la réprobation de Claudel est moins le sujet même du livre que l’attitude intérieure de l’artiste, cette « connivence du cœur et de la plume » avec le vice : il ne condamne pas le sujet en soi des œuvres – le vice –, mais la perspective dans laquelle il est peint. Il n’hésite pas à le dire à Mauriac : « Depuis ‟le Fleuve de Feu”, déjà si inquiétant, si votre talent n’a cessé de s’affirmer, votre sentiment de la moralité n’a cessé de s’obscurcir, jusqu’à ce que nous arrivions dans ‘Destins’ à une véritable perversité » (Correspondance 20). Il ne remet donc pas en question le talent littéraire de Mauriac mais son orientation, la direction qu’il juge prise par l’auteur : Mauriac a beau avoir du talent, sa connaissance de la vérité est faussée parce que son sens moral est perverti, au sens étymologique du terme. Or, aux yeux de Claudel, le talent ne peut pas compenser ni justifier l’immoralisme de l’œuvre.
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9 Cette lettre du 10 mai 1928 que Gide envoya ...
23Claudel n’est pas seul à faire ce constat. À l’instar de la critique catholique qui se déchaîne contre une œuvre où, comme dans Thérèse Desqueyroux paru en 1927, elle juge que le romancier a tué le chrétien, Gide, en félicitant Mauriac l’année suivante pour La Vie de Jean Racine, l’accuse en même temps de n’être un bon écrivain que parce qu’il est mauvais catholique9 :
En somme, ce que vous cherchez, c’est la permission d’être chrétien sans avoir à brûler vos livres… Compromis rassurant qui permette d’aimer Dieu sans perdre de vue Mammon. Tout cela nous donne cette conscience angoissée qui donne tant d’attrait à votre visage, tant de saveur à vos écrits, et doit tant plaire à ceux qui, en abhorrant le péché, seraient bien désolés de n’avoir plus à s’occuper du péché. Vous savez du reste que c’en serait fait de la littérature, de la vôtre en particulier ; et vous n’êtes pas assez chrétien pour n’être plus littérateur… (Correspondance 76)
24La réponse que Mauriac adresse à Gide constitue la matière du livre qu’il publie la même année, Dieu et Mammon (1929). Citant en première page le vers de Claudel « l’homme de lettres, l’assassin et la fille de bordel » extrait du poème « Saint Jude » (Claudel 416), Mauriac y explique le dilemme qui l’écartèle en tant qu’écrivain catholique : la littérature attend de lui qu’il peigne l’âme humaine et plonge donc dans le péché, s’en fasse même complice pour peindre avec vérité le cœur de l’homme, mais la foi lui demande d’avoir horreur du péché et de le rejeter. Comme Gide finalement, Mauriac affirme l’incompatibilité entre le métier d’écrivain et la vie chrétienne : ce que tous deux remettent en cause dans l’esthétique catholique, ce n’est plus que la beauté exige la vérité, mais le fait que la vérité soit du côté du bien. Dévoiler le cœur de l’homme n’est-ce pas mettre en lumière le péché qui l’habite et les ténèbres qui l’encombrent ? Faut-il donc renoncer à peindre des êtres de chair et de sang parce qu’ils sont des monstres et sacrifier la vérité parce qu’elle n’est pas morale ? Pour Mauriac comme pour Gide, la valeur de vérité de la littérature et la valeur morale de la foi semblent s’opposer.
25Claudel, à qui Mauriac a envoyé Dieu et Mammon, perçoit très bien le nœud du problème et sa réponse se fait graduelle. Il commence par réaffirmer à Mauriac le lien intrinsèque entre le Vrai et le Bien : « Quoi qu’en dise Gide il n’y a rien à apprendre du côté du mal. Le bien seul est créateur et l’explication de l’homme est du côté de Dieu qui l’a fait et non pas du diable qui le défigure » (Correspondance 20-21). C’est parce que les choses sont bonnes en soi, en tant qu’œuvres du Créateur, que la vérité la plus complète est du côté de cette bonté de l’homme et du monde. Mais le problème l’a longtemps hanté lui-même, avoue-t-il à Mauriac : « Mon cher Mauriac, je pense souvent à vos difficultés qui pendant longtemps ont été les miennes et qui sont d’autant plus douloureuses qu’elles ne sont comprises ni d’un côté ni de l’autre » (Correspondance 33). L’allusion reste discrète et il n’est pas sûr que Mauriac ait su la déchiffrer ; Claudel connut pourtant en effet de semblables scrupules lors de la rédaction de Partage de Midi en 1906 : conscient de la dimension profondément cathartique de l’écriture qui seule lui permettait de survivre à la rupture amoureuse à l’origine de la pièce, il s’était demandé dans quelle mesure il est possible à un croyant de peindre les « passions coupables » (Correspondance Claudel-Jammes 62). Le père Michel Caillava lui avait alors permis d’écrire la pièce mais demandé de ne la publier qu’à cent cinquante exemplaires. En 1910, Claudel avait reçu une proposition de la mettre en scène : l’abbé Baudrillart, qui était alors son confesseur, avait réitéré les recommandations de son prédécesseur, conseillant à l’auteur de ne pas faire jouer une pièce trop sensuelle et dont les inspirateurs étaient encore vivants. Nul doute que ces deux épisodes n’aient affiné sa perception de la complexité du lien entre la littérature et le mal, dilemme ignoré à la fois par les écrivains athées pour qui la morale n’a pas sa place en littérature et par les religieux pour qui l’art doit lui être subordonné. C’est pourquoi il est bien loin de minimiser la difficulté qu’a soulevée Mauriac, ce « problème dévastateur que nul artiste chrétien ne pourra se vanter d’avoir résolu » (Correspondance 25).
26Fort de son expérience personnelle dont il entend faire profiter Mauriac, il lui propose une solution pour réconcilier valeur morale et valeur de vérité qui déplace le problème du champ littéraire au terrain spirituel :
Je ne suis pas romancier mais il me semble que les qualités de pureté du cœur, de force, d’allégresse, de discernement des esprits, l’importance tragique que constitue le problème du salut pour chaque âme et la valeur qu’il lui donne, la signification symbolique et parabolique de chaque chose et de chaque existence sur le fond de l’Éternité, et comme accompagnement du drame de la Rédemption et de l’Épopée qui se continue à travers les âges de l’histoire de Dieu avec les hommes, tout cela doit donner tout de même au romancier catholique des avantages énormes qui l’emportent beaucoup sur l’attitude passive, veule et indifférente des incroyants. (Correspondance 28)
27Il faut distinguer deux éléments de réponse dans cette longue citation, qui tente de répondre à la question suivante : comment être un écrivain catholique, à la fois vraiment écrivain et vraiment catholique ? Vient d’abord l’affirmation de certains sujets privilégiés, à la fois vrais et moraux. Claudel dresse à Mauriac une sorte de liste de thèmes d’une œuvre catholique : le problème du salut, le drame de la rédemption, la réalité invisible du monde, etc. C’est là tout un monde que seul l’écrivain croyant a la possibilité de peindre. Émerge ensuite un portrait de l’écrivain catholique, étonnant parce qu’il met en exergue des qualités spirituelles : la pureté du cœur, la force, l’allégresse, le discernement. L’écrivain catholique se caractérise ici par une attitude du cœur, une disposition de l’âme mais non une activité ou des facultés précises. La foi ne lui donne pas davantage d’imagination ou d’habileté stylistique, ni même une méthode de composition. Elle n’affecte pas le sujet de l’œuvre mais son intention. C’est pourquoi il importe de ne pas se mettre en peine « de ce que vous écrirez », mais simplement de faire preuve de bonne volonté :
Comme nous dit notre modèle : Ne vous mettez pas en peine de ce que vous mangerez ou boirez – j’ajoute : de ce que vous écrirez. […] Mettez-vous avec vos qualités particulières, vos dons, votre pratique acquise, dans la main de Dieu, en le priant du fond du cœur de vous utiliser non pas comme vous l’entendez mais comme il l’entend. (Correspondance 33)
28En d’autres termes, pour réconcilier la valeur de vérité exigée par la littérature et la valeur morale exigée par la foi catholique, il suffit de viser au bien. C’est pourquoi Claudel condamne chez Mauriac la complaisance envers le mal bien plus que la peinture du mal en soi. Selon que les œuvres seront ou non orientées vers Dieu, elles seront ou non catholiques. L’inspiration de l’auteur, son orientation, sa direction, sera le critère de la moralité de son œuvre et non directement le sujet de celle-ci. C’est une définition spirituelle de la morale que donne Claudel, contre une définition trop littérale ou judiciaire, et qui la réconcilie avec l’exigence de vérité de l’écrivain.
29Mais une telle solution n’est-elle pas condamnée à rester une simple théorie, impossible à appliquer concrètement parce que tenant trop peu compte de la complexité du réel ?
30La propre production littéraire de Claudel est au contraire un bon exemple que ce principe, tout spirituel qu’il soit, a pu être mis en œuvre dans la création. Ses pièces de théâtre ne donnent-elles pas à voir des adultères, des meurtriers, des voleurs, des menteurs, des avares et des impurs ? Mais, du Partage de Midi, jugé « trop violent, trop passionné, et même, au moins à un moment, sensuel » (Correspondance, 9) pour être livré au public, au Soulier de satin, qui en est la réécriture vingt ans plus tard, une évolution révélatrice de l’approfondissement de la conception de la valeur littéraire catholique par Claudel a eu lieu. Tandis que Partage de Midi peint le péché, Le Soulier de satin peint ce à quoi le péché sert. L’adultère entre Mésa, tout juste sorti du séminaire, et Ysé, mariée et mère de famille, est immoral en lui-même, mais il ne fait pas de la pièce une œuvre immorale, parce qu’il n’est pas peint pour lui-même comme dans la première pièce mais orienté vers Dieu dont il est l’instrument pour chacun des deux amants. Tandis que Partage de Midi fait de l’adultère l’emblème de la passion amoureuse, même si celle-ci ne conduit qu’à la mort puisqu’elle est vécue en dehors de l’ordre établi par Dieu, Le Soulier de Satin en fait le pivot d’une aventure spirituelle, la découverte de la présence de Dieu dans la vie de l’homme à travers la faille du péché.
31Dans la solution qu’il prône pour réconcilier la littérature et la foi, Claudel rejoint ainsi Maritain, qui avait répondu à Mauriac : « Soyez pur, devenez pur, et votre œuvre aussi reflètera le ciel. Purifiez d’abord la source et ceux qui boiront de son eau ne seront plus malades… » (Mauriac 67). C’est donc l’inspiration de l’artiste, au sens de son orientation intérieure, et non le sujet même de ses œuvres, qui est proposée comme critère de la valeur morale reconnue à la littérature catholique. Mais si, du côté de la création, l’exemple de Claudel peut attester la fécondité ou du moins le caractère pragmatique de cette solution esthétique, une analyse attentive oblige à reconnaître la difficulté d’une mise en pratique par les critiques et les problèmes de réception que cela entraîne : comment évaluer l’inspiration d’un auteur sans retomber justement dans un jugement moral à son sujet ou au sujet de ses personnages ? À quoi mesure-t-on le trouble ou la lumière d’une inspiration ?
32Ces deux polémiques donnent à voir la définition claudélienne de la valeur littéraire catholique, fondée sur la conception thomiste de l’unité du Beau, du Bien et du Vrai. Toutes deux mettent à l’épreuve la solidité des liens entre les trois notions. La polémique avec Ghéon est l’occasion de démarquer la littérature catholique du moralisme qui entend réduire la valeur esthétique à la valeur morale, tout en affirmant l’indissoluble complémentarité de la valeur esthétique et de la valeur morale dans la valeur littéraire, contre une absolutisation de l’esthétique qui refuse toute place au jugement moral dans le jugement esthétique. Le débat avec Mauriac est le lieu bienvenu d’une définition de cette valeur morale dans son rapport à la vérité : loin une nouvelle fois de tout moralisme, la dimension spirituelle que Claudel lui assigne accorde sa plus noble part à l’inspiration de l’écrivain.
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Notes
1 L’expression et la notion de « renaissance littéraire catholique » sont dues à Louis Chaigne, dont l’Anthologie de la Renaissance catholique (Paris, Alsatia, 1941-1943) constitue la première tentative de grande ampleur pour répertorier les représentants du mouvement et poser les jalons d’une histoire. Jean Calvet et d’autres auteurs d’essais littéraires sur le mouvement avaient précédemment employé l’expression de « renouveau catholique ». C’est pourtant la terminologie de Louis Chaigne qui est davantage passée à la postérité, sans doute parce qu’elle a été reprise par l’un des grands historiens du mouvement, Louis-Alphonse Maugendre, dans son étude biographique en six volumes : La Renaissance catholique au début du xxe siècle (Paris, Beauchesne, 1963-1971).
2 Voir en particulier les ouvrages de la deuxième phase de recherche d’Émile Poulat : Une Église ébranlée, Casterman, 1980 ; Modernistica, Nouvelles Éditions Latines, 1982 ; Le Catholicisme sous observation, Le Centurion, 1983 ; Critique et Mystique, Le Centurion, 1984.
3 Voir à ce sujet Sandrine Schiano-Bennis, La Renaissance de l’idéalisme à la fin du xixe siècle, Champion, 1999.
4 Ce phénomène a été étudié par Frédéric Gugelot dans La Conversion des intellectuels en France 1885-1935 (2010).
5 Son ouvrage principal est Naissance de l’intellectuel catholique (2004).
6 Sum. theol., Ia, q. 39, a. 8. Sur la conception scholastique du Beau, on consultera avec profit la thèse de doctorat d’Umberto Eco : Le Problème esthétique chez Thomas d’Aquin (thèse de 1954, texte remanié), Presses Universitaires de France, 1993.
7 Henri Ghéon, de son vrai nom Henri Vangeon, fut d’abord un ami intime de Gide, dont il partagea les positions esthétiques et avec qui il collabora à L’Ermitage et fonda la Nouvelle Revue Française. Il se convertit au catholicisme en 1915, au cours de la première guerre mondiale et, aux antipodes de sa création antérieure, décida de mettre son art au service de Dieu en travaillant à la renaissance d’un théâtre populaire chrétien : il écrivit plus d’une centaine de pièces et créa la troupe des Compagnons de Notre-Dame en 1924.
8 Claudel revendique cette orthographe pour le sens étymologique (du grec poiein : faire) qu’elle met en avant.
9 Cette lettre du 10 mai 1928 que Gide envoya à Mauriac fut publiée dans la Nouvelle Revue Française de juin.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Graciane Laussucq Dhiriart
Graciane Laussucq Dhiriart est ancienne élève de l’ENS Ulm, agrégée de lettres modernes, et elle a soutenu sa thèse de doctorat (dirigée par Dominique Millet-Gérard) en juin 2017 à l’Université Paris-IV Sorbonne sur « Paul Claudel et le renouveau catholique : accords et désaccords, 1886-1938 ». Elle a présenté une communication, « François Mauriac et le renouveau catholique » en octobre 2016 lors du colloque « Mauriac : la vie des écrits », au Centre François Mauriac de Malagar (Gironde). Son article « L’épopée catholique de Paul Claudel » est à paraître dans Ecrire la Grande Guerre, sous la direction de Danièle Henky (Presses universitaires de Besançon).